I.
Dans l’ancienne province du Roussillon, non loin de la mer, au pied des Pyrénées, on trouve le bourg peu connu d’Estagel où naquit, le 26 février 1786, François-Dominique Arago. Il eut quatre frères et deux sœurs ; sa mère était pieuse et distinguée ; son père, après avoir exercé modestement la profession d’avocat. fut nommé trésorier de la monnaie, et quitta le pays pour se fixer à Perpignan. C’est là que grandit Arago, là qu’il termina ses études, sans montrer aucune précocité, sans que rien fit prévoir les hautes destinées auxquelles il était réservé. Comme tous les jeunes gens à celte époque, il bornait son ambition à devenir soldat ; mais un capitaine du génie qui réparait les fortifications de la ville lui ayant appris, par hasard, qu’il existait une École polytechnique dont les élèves sortaient officiers, il s’y prépara.
Il se prépara à peu près seul, avec des livres qu’il ne comprenait pas toujours du premier coup ; mais la foi, suivant le mot de d’Alembert, lui venait en continuant, et son savoir était plus solide, ayant été plus péniblement acquis. Il fut reçu le premier, après des examens brillants qu’il avait failli compromettre par la singulière indépendance de son allure. Je copie, tel qu’il l’a raconté lui-même, le colloque qu’il eut avec son examinateur, qui, le croyant trop faible, offrait de ne pas l’examiner : « Je ne connais pas de honte plus grande que celle que vous m’infligez en ce moment ; veuillez m’interroger, c’est votre devoir. - Vous le prenez bien haut, voyons si cette fierté durera. - Allez, monsieur, je vous attends. » On conviendra que, pour parler ainsi, dans un pareil moment, il fallait à cet adolescent une forte dose de cette fierté natale qu’il conserva toute sa vie. Quelques mois après, une occasion se présenta, qu’il se hâta de saisir, d’affirmer son indépendance. C’était en 1804, l’Empire se préparait, et de tous côtés, même à l’école polytechnique, on signait des adresses pour en précipiter l’avènement. Arago refusa d’y prendre part, et le général Lacuée, en portant à l’Élysée l’assentiment des uns, ne laissa point ignorer le nom des opposants dont il demandait l’exclusion. Mais Bonaparte fut plus indulgent ; il prit la liste, la parcourut et la rendit en disant : « On ne renvoie pas le premier d’une promotion. » Ah ! s’il avait été à la queue ; et puis, comme disait Monge . .« Il faut laisser aux gens le temps de se convertir, vous avez tourné si court. »
L’école, alors, n’était pas casernée, et Arago, dont les merveilleuses facultés avaient frappé tous les maîtres, fut adjoint, comme secrétaire, au Bureau des longitudes, avant la fin de ses études. Il y rencontra Biot, plus âgé de douze ans, ancien élève de la même école, qu’il devait avoir comme concurrent, hostile ou bienveillant, à tour de rôle, dans toutes les circonstances de sa vie. Mais les premières relations furent si amicales que tous deux se mirent à un travail commun, la mesure des indices de réfraction des gaz, commencé par Borda, interrompu par sa mort ; puis ils déterminèrent la densité de l’air par rapport au mercure, ce qui leur permit de calculer théoriquement la constante de la formule barométrique. Ils formèrent ensuite un grand projet. Tout le monde sait qu’à cette époque les savants avaient résolu de prendre pour unité de mesure le mètre, qui est pal’ définition la dix millionième partie de la distance du pôle il l’équateur. Il était facile de donner celte définition, il avait été plus malaisé de la réaliser. Delambre et Méchain avaient fait une bonne partie de ce grand travail, et suivi le méridien depuis Paris jusqu’à Barcelone, jusqu’à l’endroit où il entre dans la mer. Nos deux jeunes gens pensèrent à continuer sa mesure jusqu’à l’île de Majorque, et de là jusqu’à Formentera. Ils firent part de leur projet à Laplace qui l’adopta, obtint pour eux un sauf-conduit de l’Angleterre, leur fit adjoindre deux commissaires espagnols, Rodriguez et Chaix, et les voilà ’suivant les traces de Méchain qui était mort à la peine, en Espagne : d’une attaque de fièvre jaune. Pour exécuter cette grande entreprise, il fallait entretenir dans l’île d’Iviça un fanal lumineux et l’observer de deux points de l’Espagne, à quarante lieues de distance. Arago s’était établi sur un rocher élevé nommé, et bien nommé, Desierto de las Palmas, dont le sommet très étroit offrait à peine la place nécessaire pour une tente et les instruments , c’est de là qu’il visai t sur le fanal d’Iviça, Mais la distance était grande, l’atmosphère souvent brumeuse, la direction si incertaine, que pendant six mois il chercha inutilement dans sa lunette l’image du réverbère qu’on allumait chaque soir. Enfin l’erreur de direction fut corrigée et les mesures ayant été faites rapidement, Biot s’empressa d’emporter en France les premiers résultats et de laisser à son jeune collègue le soin de terminer le travail à Majorque et à Formentera.
Alors commença pour Arago une série d’aventures dont il faillit ne pas sortir vivant, et qu’il a racontées sous le titre d’Histoire de ma jeunesse. C’était en 1808, la guerre d’Espagne était déclarée. Un jour, la populace ameutée se mit en route pour s’emparer de l’astronome qu’on prenait pour un espion. Il n’eut que le temps de se réfugier dans la citadelle de Belver, où il resta prisonnier jusqu’au moment où il put se sauver, déguisé, cachant sa figure et son nom, dans une barque à demi pontée qui faisait voile pour, Alger ; ce n’était pas précisément, comme on va le voir, le chemin le plus court pour gagner Marseille. D’Alger, Arago s’embarqua sur un bâtiment de la Régence, sous Je nom d’un marchand hongrois, avec un faux passeport, mêlé à un ramassis de musulmans ou de renégats, escortant en outre deux lions et une famille de singes que le dey envoyait à son collègue et allié l’empereur des Français. Mais le bâtiment fut saisi dans les eaux mêmes de Marseille par un corsaire espagnol qui conduisit sa prise à Palamos et ramena Arago dans un pays où il n’était que trop connu et dont il n’avait rien de bon à attendre.
Il y souffrit la plus misérable captivité, peu vêtu, sans argent, à peine nourri, obligé de vendre sa montre et plus d’une fois sur le point d’être fusillé. Heureusement le dey, qu’il avait prévenu, se fâcha et menaça l’Espagne , elle eut peur, rendit les lions, les singes, l’équipage, et le navire reprit le chemin de Marseille.
Il y arrivait, quand un coup de mistral le repoussa jusqu’à Bougie. Tout était à recommencer. Il fallut revenir par terre à Alger, y subir une nouvelle prison, payer un droit de sortie, reprendre la mer, éviter la poursuite d’une corvette anglaise … Tant de misère eut enfin son terme. Arago revit sa mère qui remercia Dieu de l’avoir conservé vivant, après avoir fait dire des messes pour le repos de son âme ; il revenait avec la triple consécration du danger couru, du devoir accompli et d’un succès scientifique inespéré. Il fut nommé membre de l’Académie des sciences le 18 septembre 1809 : il n’avait que vingt-deux ans. A partir de ce moment il entra, pour ne la plus quitter, dans la vie laborieuse et féconde que nous allons raconter.
II.
Les sciences physiques ne marchent pas avec une vitesse toujours égale dans une voie toujours uniforme ; chaque époque a son problème, le travaille, le résout, et passe à d’autres questions. En 1809, c’est l’optique qui attirait toutes les activités ; Arago s’y jeta avec l’ardeur de sa nature et de son âge. On savait depuis longtemps qu’en traversant un cristal biréfringent, la lumière se partage en deux rayons offrant des propriétés nouvelles que Malus avait résumées en disant qu’elle s’est polarisée ; mais c’était un mot qui ne représentait rien ; et ces phénomènes nouveaux, personne n’avait réussi à les expliquer : c’était cependant bien facile ; la nouvelle théorie des ondes en aurait pu prévoir les conditions par des considérations purement mécaniques.
Cette théorie commence par donner d’autorité la solution d’une ancienne dispute philosophique sur la constitution de l’univers. Elle déclare que le vide n’existe pas, que le monde est rempli par un fluide subtil, l’éther, répandu partout, pénétrant tous les pores, et doué des mêmes propriétés mécaniques que les milieux pondérables. Les corps lumineux exécutent des vibrations très rapides, et l’éther les transmet avec une vitesse immense. On peut avoir l’idée de ces mouvements en observant les vagues de la mer. Elles se composent d’éminences et de vallées sans cesse renouvelées, qui s’avancent et se poursuivent sans jamais s’atteindre, dans la direction de leur propagation commune, jusqu’au rivage où elles meurent. Mais si, au lieu de suivre ce mouvement d’ensemble, on étudie en particulier celui d’une bouée placée en un point du parcours, on la voit monter et descendre régulièrement sans avancer ni reculer, décrivant ainsi des vibrations toujours verticales, toujours perpendiculaires à leur propagation, toujours transversales. Or ces vibrations et leur propagation sont l’image exacte d’un rayon de lumière polarisé. Loin d’être compliqué, c’est le plus élémentaire des mouvements auxquels nous devons les rayons lumineux ; il est simple, tandis que la lumière naturelle est compliquée, étant formée de vibrations dirigées dans des plans perpétuellement variables et sans régularité connue. Tel est l’ensemble des conceptions qui résument la théorie des ondes, et dont nous pouvons déduire, aujourd’hui qu’elles sont connues et admises, tous les phénomènes de l’optique.
Mais quand Arago entra dans la carrière, elles , "peine soupçonnées. Si quelques faits étaient connus, le plus grand nombre étaient ignorés ; il fallait donc commencer par les découvrir, les classer et peu à peu s’élever jusqu’aux idées primordiales, jusqu’au corps philosophique de la doctrine. Ce travail ressemblait au jeu qui consiste à trouver un mot connu de toute une société, mais inconnu de celui qui doit le deviner par des interrogations méthodiques : Qu’en faites-vous ? Où le mettez-vous ? ce n’est qu’après avoir recueilli assez de renseignements, que le patient découvre enfin le mot de l’énigme qui lui était proposée. Eh bien, l’optique, à l’époque qui nous occupe, était un problème pareil. Le savant n’avait , rien autre chose à faire que de poser à la nature des questions méthodiques, nombreuses et pressantes, jusqu’à lui arracher son secret. Telle était la marche à suivre, tel fut le rôle d’Arago ; nul n’était plus apte à le remplir, plus aveuglément soumis à l’expérience, plus systématiquement rebelle aux théories préconçues. Ce fut son grand mérite, c’est sa principale gloire.
Il commence par chercher comment la matière naturelle peut devenir polarisée, et il trouve que c’est toujours quand elle se divise en deux parties. S’il y a de la lumière polarisée dans l’une d’elles, on en trouve une quantité rigoureusement égale dans l’autre ; mais toutes deux vibrent dans des plans perpendiculaires. Ce mode de partage est une loi physique que nous nommons encore aujourd’hui la loi d’Arago ; et comme Il est réalisé dans presque tous les phénomènes de l’optique, on trouve de la lumière polarisée presque partout : sur le sol, sur les édifices, dans le ciel bleu, même sur la lune et avec une abondance spéciale sur les liquides ; et ce n’est pas seulement quand les objets nous renvoient la lumière qu’ils ont reçue, c’est encore quand ils ont été chauffés jusqu’à l’incandescence et qu’ils sont devenus lumineux par eux-mêmes. Il y a cependant une exception, c’est quand les rayons sont émis pu les bougies, par les lampes, et en général par les flammes.
On pourrait croire que ce sont des études de curiosité pure, ne conduisant à aucune conséquence ; on se tromperait ; Arago en a signalé deux, bien éloignées du point de départ. Voici la première :
La surface d’un lac ou de la mer divise les rayons en deux parties : l’une réfléchie, qui a la couleur du ciel et vibre horizontalement ; l’autre qui, ayant pénétré à l’intérieur, et dont les vibrations sont verticales, nous est renvoyée avec la teinte des eaux. Toutes deux sont mêlées, mais un cristal biréfringent les sépare, et l’on voit, dans l’une des images, le ciel réfléchi, dans l’autre, le fond du lac, avec ses poissons, ses plantes, avec tout ce qu’il contient, et les navigateurs peuvent distinguer les écueils, s’il yen a.
La deuxième conséquence .est plus importante, car c’est une découverte astronomique de premier ordre. On ignorait quel est l’état physique du soleil ; on ne savait si c’est un globe solide ou fondu ou bien gazeux. S’il’ était solide ou fondu, il nous enverrait de la lumière polarisée ; or Arago, malgré l’étude la plus attentive et la plus prolongée, n’y a jamais trouvé que la lumière naturelle. Le soleil est donc une flamme ; c’est une enveloppe de gaz incandescent entourant un noyau ; l’enveloppe est lumineuse, le noyau est sombre ; elle est très chaude, il est plus froid, peut-être habitable, peut-être habité, c’est ce que supposait Herschel, et Arago n’était pas loin d’y croire.
III
Après avoir, par ces études préliminaires, préludé à de plus importants travaux, Arago publia, le 18 février 1811, une expérience que rien n’avait fait pressentir, la plus étonnante de l’optique, et qui frappa Les physiciens de surprise et d’admiration. Il avait reçu dans un tube noirci un faisceau de lumière polarisée, et regardait à travers un cristal biréfringent les deux images circulaires de l’ouverture. Elles étaient, comme on sait, parfaitement incolores et ne faisaient que changer d’éclat quand on tournait l’oculaire. Les choses étant en cet état, il interposa une lame mince de mica qui elle-même était sans couleur et tout à fait transparente. Il vit alors un résultat inexplicable, il vit les deux images prendre les colorations les plus vives ; l’une, par exemple, était verte, l’autrre rouge, deux teintes plates, comme lavées à l’aquarelle, comme vues à travers des vitraux ; et quand on faisait tourner l’oculaire, toutes deux pâlissaient, devenaient blanches et ensuite échangeaient leurs couleurs : la verte devenait rouge et réciproquement. Lorsque l’ouverture donnant accès à la lumière était suffisamment grande, et que les deux images empiétant l’une sur l’autre se superposaient en partie, l’endroit où se faisait le mélange n’avait jamais de couleurs, et l’éclat y était toujours égal à celui de la lumière incidente j ce qui prouve que celle-ci n’avait été ni annulée, ni absorbée, ni affaiblie, mais simplement partagée en deux parties complémentaires. Quand l’épaisseur de la lame augmente, les couleurs passent par les mêmes variations que celles des anneaux colorés de Newton.
On comprit aussitôt qu’un nouveau et important chapitre venait de s’ajouter à l’optique. Arago, s’appliquant à l’étendre, étudia tous les cristaux : le gypse qui se clive en lames, le spath, le quartz et tant d’autres qu’il fit tailler en feuillets minces. tous offrirent les mêmes phénomènes ; et non seulement les cristaux, mais les substances fibreuses, les tuyaux de plume, le caoutchouc tendu, et aussi toutes les matières auxquelles on a donné des élasticités inégales dans. des directions différentes, ce qu’on obtient artificiellement pour le verre en le refroidissant- brusquement, ou bien en le chauffant dans une lampe à alcool ou encore quand on le comprime ou qu’on le fléchit dans des pinces à vis. Pour vulgariser l’expérience d’Arago, l’opticien Soleil imagina de dessiner à la pointe, sur des lames de gypse, des bouquets, des papillons ou des emblèmes et de diminuer avec un grattoir les épaisseurs aux divers points du dessin, et l’on voyait ces lames parfaitement incolores dans la lumière naturelle se transformer en images polychromes du plus bel aspect, quand on les introduisait dans l’appareil de polarisation. On ne sera pas étonné d’apprendre que Je mot Arago, entouré d’une couronne de laurier, était le motif que Soleil se plaisait à multiplier et que les cabinets de physique ont conservé comme un souvenir précieux du maître.
A peine Arago avait-il terminé ces belles observations et pris le temps de les appliquer à la construction d’un polariscope sensible, que le hasard lui offrit un second phénomène aussi beau, aussi curieux que le premier et plus important peut-être pour la théorie de l’optique. On connalt cette substance naturelle, si pure qu’elle a reçu le nom de cristal de roche j on la rencontre sous la forme de prismes à six faces régulièrement inclinées entre elles. Si l’on en détache des plaques transversales de huit à dix millimètres d’épaisseur et qu’on les observe, comme précédemment les lames de mica, on voit dans les deux images des colorations complémentaires, qu’on pourrait confondre avec les précédentes si elles n’offraient ce caractère particulier qu’elles ne varient pas quand c’est la lame qu’on fait tourner, et qu’elles changent quand c’est Je cristal oculaire ; elles passent alors par une série de couleurs rappelant celles des bulles du savon. Il fut facile de savoir à quelle action on devait les attribuer. A son arrivée la lumière était blanche, composée de tous les rayons simples du spectre, vibrant dans un seul plan commun à tous j à la sortie, ces vibrations s’étaient déplacées, toutes avaient tourné et inégalement tourné, comme les feuillets d’un éventail d’abord fermé et qu’on ouvre. Le phénomène nouveau consistait donc en une rotation ; c’était une polarisation rotatoire , nom que lui donna Arago et que nous avons conservé.
Il est rare qu’un inventeur ait jamais atteint les limites de sa découverte ; il en a cherché les conséquences où elles n’étaient pas, il s’est égaré dans un labyrinthe où ne le guidait aucun fil, il a passé près de la vérité sans la voir, et finalement a laissé à des successeurs la moisson qu’il avait semée. Comme tant d’autres avant lui, Arago laissa sans la compléter la grande trouvaille qu’il venait de faire. Il était doué d’une clairvoyance. sans pareille, devinait les découvertes avant de les faire, les ébauchait, mais il n’avait pas la patience des détails ; il ouvrait les mines sans les exploiter, commençait les travaux sans les poursuivre. Sa curiosité première une fois satisfaite, il se livrait à des curiosités nouvelles. Il ressemblait à un voyageur pressé qui parcourt une contrée vierge, lui donne un nom, et se hâte vers des horizons plus lointains. Tous les phénomènes excitaient son imagination sans la’ fixer longtemps. Expérimentateur par inspiration, découvreur par instinct, il avait trop de passion, trop peu de loisir : trop de fertilité dans l’esprit, pas assez de cette persévérance obstinée qui achève ce qui est commencé. Que d’autres se contenteraient de pareils défauts ? Quant aux idées théoriques qui enferment une science entière dans quelques hypothèses générales et laissent une trace ineffaçable, il n’en produisit aucune, il les repoussait quelquefois, lors même que ses propres expériences y avaient conduit les autres.
S’il est vrai que cette grande découverte des polarisations colorées lui appartienne exclusivement, il est juste de dire que c’est Biot, son ancien collaborateur, qui en fit l’étude détaillée et résuma les expériences par des formules qui n’ont point été modifiées ; il y dévoua sa vie tout entière, une vie de Bénédictin, sans qu’un seul jour le désir des honneurs publics vînt éveiller son ambition ; et même, ainsi qu’il l’a écrit : « Dans les grandes douleurs de l’âme, comme dans les malheurs publics où l’on n’a d’autre devoir que de les supporter », il poursuivait solitairement, sans jamais se lasser, les travaux qui ont fait son bonheur et sa gloire. Il distingua deux sortes de pouvoirs rotatoires ; l’un que produit la cristallisation, comme dans le quartz ; l’autre, inhérente aux molécules elles-mêmes, comme dans les essences, et qu’elles conservent à tous Ies états, solide, liquide ou gazeux , même il mit le feu à l’Orangerie du Luxembourg en voulant le prouver. Il montra que le sucre de canne possède la rotation à droite, celui de raisin, à gauche, ce qui lui permit de donner à l’industrie lè seul instrument capable de faire l’analyse des sirops sucrés. Malheureusement il dépensa, pour soutenir la doctrine de l’émission qu’il ne pouvait se décider à délaisser, plus de travail et de talent qu’il n’en aurait fallu pour la renverser.
Cette théorie de la lumière que Biot ne put trouver, qu’Arago ne chercha point, ce fut un jeune ingénieur des ponts et chaussées qui la construisit sur des bases inébranlables : ce fut Fresnel. Certaines imprudences politiques lui ayant fait des loisirs, il les expiait au village de Mathieu près de Caen, en étudiant l’optique qui l’attirait invinciblement. Un jour il écrivit à Arago, lui demandant des conseils dont il profita si bien que, peu de temps après, il publia son mémoire sur la diffraction, sur ces déviations singulières qui font pénétrer la lumière dans l’ombre d’un cheveu. Étudiés inutilement par les plus grands esprits, jamais ces phénomènes n’avaient reçu d’explication satisfaisante ; ce fut Fresnel qui les mesura et les rattacha victorieusement à la doctrine des ondes. Devenu collaborateur d’Arago, ils firent en commun l’expérience la plus fertile de l’optique ; car elle expliqua la polarisation. Ils montrèrent que deux rayons n’interfèrent point quand leurs polarisations sont rectangulaires : cela voulait dire que leurs vibrations ne peuvent se détruire, qu’elles ne sont point longitudinales, mais transversales. Il est inexplicable qu’Arago n’ait point voulu suivre Fresnel dans cette conclusion, et qu’il lui ait laissé l’honneur d’expliquer les expériences que lui-même avait faites. Il ne lui en sut aucun mauvais gré ; il avait protégé ses commencements et s’était lié avec lui d’une amitié qui ne devait jamais s’éteindre, et dont il est curieux de suivre les progrès dans la correspondance intime de ces deux grands esprits. A la première lettre qu’il reçoit, Arago répond avec indifférence et très brièvement : « Je prie M. Fresnel de recevoir mes compliments. » M. Fresnel, qui était alors un jeune homme absolument inconnu et d’une rare modestie , en était à l’expression de son profond respect. En 1815, les situations ayant changé, Arago envoyait à Fresnel l’assurance de son sincère attachement ; en 1818 , il l’embrassait : pendant que Fresnel, peu à peu conquis et familiarisé, terminait sa correspondance par une lettre que je voudrais pouvoir citer tout entière, la dernière, en appelant « mon cher ami, mon cher Arago », celui qu’il allait bientôt quitter. Il mourut le 14 juillet 1827. Tout avait réuni ces deux hommes ; des succès communs qui avaient illustré leur vie, et rien ne les sépare après la mort, car la théorie de l’un a montré l’importance des expériences de l’autre , et les inventions d’Arago ont servi de point de départ et de pierre de touche aux conceptions de Fresnel.
IV.
Ce n’était pas seulement l’optique qui, alors, attirait l’attention des savants, c’était aussi l’électricité ; non pas la vieille et bruyante électricité de Nollet et de Franklin, mais celle de Volta, que, sous une forme plus silencieuse, on fait circuler dans les fils métalliques. Un physicien danois, Œrsted, avait vu la boussole se dévier au voisinage d’un courant, et cette célèbre expérience avait révélé entre l’électricité et le magnétisme une parenté dont il fallait découvrir le degré. Arago avait trop de perspicacité pour ne pas la pressentir et de trop de curiosité pour ne pas l’étudier. Il prit un fil de cuivre traversé par un courant et le plongea dans un monceau de limaille de fer ; elle fut aussitôt attirée et demeura suspendue tant que dura le passage de l’électricité.
Il avait ainsi démontré que ces courants qui sont capables d’attirer le fer, quand il a primitivement reçu l’aimantation, peuvent la lui donner quand il ne l’a pas encore. Il montra cette expérience à Ampère qui en fut charmé et en tira cette conséquence que si l’on plaçait une aiguille de fer dans un courant enroulé en spirale, on en ferait un aimant temporaire, qu’une aiguille d’acier prendrait un magnétisme permanent, et que dans les deux cas le pôle austral serait à la gauche du courant. Ces prévisions furent aussitôt confirmées par un essai qu’Ampère et Arago firent en commun ; ils le firent modestement avec des bouts de fil de fer et des aiguilles à tricoter ; mais, malgré la pauvreté des moyens et l’exiguïté des organes, c’était une de ces expériences qui transforment une science entière ; car, par cette propriété des courants, l’aimantation des aiguilles et des barreaux est devenue si sure que nous avons oublié les procédés qu’employaient nos pères, assez puissante pour qu’on obtienne des aimants portant plusieurs milliers de kilogrammes, tellement rapide enfin qu’elle a rendu possibles les horloges, les moteurs, les télégraphes et toutes les machines électriques auxquelles nous demandons aujourd’hui l’électricité, la lumière et la force ; toutes ces précieuses applications dérivent de la primitive expérience d’Arago.
J’ai dit qu’il était un inventeur ; on vient d’en voir une première preuve, en voici une deuxième. Un jour, ’un artisan de génie, Gambey, lui apporte une boussole qu’il avait faite avec le soin qu’il mettait à tous ses ouvrages, et qui, malgré ce soin, malgré la perfection du travail, était si paresseuse, qu’elle revenait au repos après deux ou trois oscillations quand on l’avait écartée de sa position d’équilibre. Elle était contenue dans une boîte de cuivre assez épaisse. Quand on l’en sortait, elle avait la mobilité normale ; mais le défaut reparaissait dès qu’on l’y remettait. C’était donc la présence du cuivre qui amortissait son mouvement comme l’eût fait un frottement sur une matière inconnue. Aussitôt Arago prévoit qu’en faisant tourner rapidement le cuivre, au-dessous de l’aiguille immobile elle sera entraînée par le même frottement hypothétique. L’expérience réalisa bientôt cette conclusion, et la science s’enrichit d’un fait nouveau qu’on nomma magnétisme de rotation, mais Arago ne put en deviner la cause mystérieuse ; elle ne fut connue que le jour où Faraday montra que des courants d’induction prennent naissance dans le cuivre sous l’influence de l’aiguille aimantée, qui est entrainée par leur réaction.
L’aurore boréale fut connue de toute l’antiquité, et, même avant l’antiquité classique, elle était connue des Chinois. Dufay, le premier, énonça vaguement la pensée qu’elle avait une relation avec le magnétisme terrestre. Cette idée, mêlée d’erreurs singulières, se développa peu à peu : en 1780, elle était généralement admise. On .savait que l’aurore commence par des arcs lumineux dont le sommet est toujours dans le méridien magnétique, que des jets de lumière partaient ensuite des divers points de l’horizon pour se rejoindre au delà du zénith, à une sorte de coupole dont le centre est exactement sur le prolongement de l’aiguille d’inclinaison. Arago eut l’occasion de vérifier ces assertions sur une très belle aurore qu’il avait observée en 1817, et il y ajouta ce fait capital, inconnu jusqu’alors, que l’aiguille aimantée avait, éprouvé des perturbations notables pendant toute la durée du météore.
En consultant le registre des observations antérieures, il y vit que des perturbations magnétiques semblables avaient toujours accompagné la présence d’une aurore boréale, même dans les lieux où l’état du ciel ne permettait pas de la voir, même pendant le jour, même dans les contrées polaires où le phénomène est presque permanent. Il se rappela alors que l’électricité se propage en lueurs vagues dans les tubes où l’on a fait Je vide, que ces lueurs sont déviées par l’aimant, et il n’hésita pas à affirmer que les aurores sont des effluves électriques circulant dans les parties élevées de l’atmosphère, orientées sur l’aimant terrestre et agissant sur l’aiguille aimantée. Tous les physiciens n’acceptèrent point sans objection les idées d’Arago ; Brewster, qui avait, lui aussi, étudié la polarisation et trouvé une loi qui porte son nom, publia un violent pamphlet destiné à combattre la nouvelle théorie. Arago y répondit longuement et amena tous les savants à son opinion, qui fut confirmée et développée dans la suite par de la Rive.
Ce que nous devons admirer avant toute chose dans l’œuvre scientifique d’Arago, c’est l’étonnante fécondité de cet inventeur in comparable ; il était propre et prêt à tous les genres de recherches. Avait-on besoin, pour complaire à Laplace, de recommencer la mesure de la vitesse du son dans l’air, bien qu’elle eût été déjà faite et bien faite en 1738 par l’ancienne Académie des sciences : Arago prenait la direction du travail, calculait la distance de la tour de Montlhéry au plateau de Villejuif, lieux élevés et découverts qui se regardent ; il Y faisait amener de l’artillerie et des canonniers, partageait les membres du Bureau des longitudes en deux groupes, et chacun, armé de son chronomètre, se préparait à l’observation dans la nuit du 21 juin 1822. Chaque coup tiré- donnait un éclair et un bruit qu’on observait à l’autre station, et le retard du son mesurait le temps qu’il avait mis à franchir la distance. Le résultat de la première soirée n’eut pas toute la précision qu’on en attendait : les coups tirés de Villejuif ne s’entendaient point à Montlhéry, et l’on ne fut guère plus heureux le lendemain ; on admit néanmoins que le son parcourt 337 mètres en une seconde, à la température de 16 degrés.
Une autre grande expérience devenue nécessaire était la mesure de la force de la vapeur d’eau. On savait bien qu’elle augmente rapidement avec la température, mais on ne connaissait pas exactement la loi de sa progression, e\ il fallait la savoir pour régler les conditions d’emploi des machines à feu qui se répandaient avec rapidité sur toute l’étendue du pays. Une commission fut chargée de cette étude. C’était une grosse et dangereuse mission : grosse, car il fallait passer en revue presque toutes les propriétés de la chaleur ; dangereuse, puisqu’elle imposait le devoir d’affronter les caprices inconnus d’une puissance redoutable. Il n’y avait que deux hommes pour l’accepter et la mener à bien : Arago, qui ne recula jamais devant un devoir, et Dulong, déjà mutilé par une explosion, et que ses études antérieures avaient admirablement préparé à ce nouveau travail.
Il fallait d’abord régler l’instrument capable de mesurer la force élastique de la vapeur, le manomètre.
Pour cela, on établit, dans la vieille tour de Clovis qui se voit enclavée dans les bâtiments du . collège Henri IV, une longue colonne composée de tubes de verre réunis entre eux, où l’on faisait monter par une pompe, jusqu’à 25 mètres, une colonne de mercure, Le poids de cette colonne comprimait l’air du manomètre et réduisait son volume. On trouva que la réduction est sensiblement en raison inverse de la pression et par conséquent qu’elle peut servir à la mesurer.
Après quoi il ne restait plus qu’à chercher cette pression à toutes les températures. On fit fabriquer une chaudière épaisse, fermée, avec des tôles de fer boulonnées , et comme l’art du chaudronnier, à cette époque, était peu avancé, on la fit mal, et l’on n’était pas sans appréhension sur sa résistance ; on l’emplit d’eau, on la chauffa progressivement jusqu’à 220 degrés, jusqu’à l’énorme pression de 27 atmosphères. On ne put aller au delà. A ce terme extrême elle fuyait par tous les joints et la vapeur s’en échappait à travers les fissures, avec un sifflement de mauvais augure. Cependant les observateurs conscients du danger, silencieux et résignés, terminèrent sans accidents les mesures qu’ils avaient commencées. On sait qu’Arago aimait à mêler des récits plaisants aux circonstances les plus graves. Un jour, pendant une visite, la dernière que je lui fis, car déjà l’on désespérait de sa vie, il me raconta la scène que je viens d’écrire, pour ainsi dire, sous sa dictée. « Un seul être, disait-il. qui nous tenait compagnie, avait conservé sa sécurité et dormait tranquille, c’était le chien de Dulong ; on le nommait Omicron. »
V.
Les belles expériences que nous venons de décrire étaient loin cependant d’occuper tout entière la vie d’Arago. Le meilleur de son temps était pour la plus chère de ses fonctions, celle de professeur à l’École polytechnique, où il occupa l’une après l’autre les chaires de géométrie, de machines et d’astronomie. Il aurait pu les occuper toutes, tant sa science était vaste. Dans ce milieu quelquefois exigeant,il n’a cessé d’être un sujet d’affection pour son bon cœur, d’admiration pour la force de son enseignement, la facilité de son élocution et surtout la clarté de ses démonstrations. Ancien élève lui-même, il aimait ses jeunes camarades ; on peut affirmer qu’il était leur modèle, par sa profonde honnêteté, son esprit de justice, son désintéressement et son patriotisme, qualités qu’il savait communiquer et qui sont comme le caractère permanent de cette admirable école. Il la défendait en toute occasion, il la prônait et ne voyait qu’elle ; qui en sortait était sûr de sa bienveillance. Dans les moments difficiles, quand une émotion générale mettait en péril la discipline et l’avenir de l’École, les élèves arrivaient à l’Observatoire pour y chercher conseils et protection, qu’ils étaient toujours surs de rencontrer. Il excitait la même admiration et trouvait la même estime à l’Observatoire.
Créé par un décret de la Convention, le Bureau des longitudes avait la charge de tout ce qui regardait l’astronomie, la géodésie, l’horlogerie, l’hydrographie, etc., il publiait un Annuaire et la Connaissance des temps. Un article spécial du décret de fondation exigeait que chacun de ses membres, à tour de rôle et sans traitement spécial, prit la direction de l’Observatoire ; un membre aussi devait faire un cours d’astronomie. Est-il besoin de dire qu’Arago rechercha et assuma cette double responsabilité qui, d’annuelle qu’elle devait être, devint permanente par la force des choses, et j’oserais dire à la grande satisfaction de tous. Alors Arago commença dès 1813 et continua jusqu’en 1847 ces leçons d’astronomie populaire qui eurent un si étonnant succès et dont ne peut donner aucune idée l’Astronomie populaire qu’on lit dans ses œuvres posthumes et qui n’est qu’une pâle tentative de reconstruction, sans authenticité, sans la chaleur et la vie qu’Arago semait autour de lui. Jamais il n’écrivit ses leçons, il en traçait le plan en quelques lignes et s’abandonnait ensuite aux hasards de l’inspiration ; la correction pouvait y perdre’, l’action en était accrue, la passion débordait j il n’avait pas l’éloquence littéraire et châtiée des orateurs classiques : il ne la cherchait pas et ne se préoccupait que d’une qualité unique, la clarté, qu’on pourrait appeler l’éloquence des sciences. Si vous ajoutez l’attraction exercée par sa haute stature, sa figure sévère, quoique belle, son œil ombragé par un vaste sourcil toujours en mouvement, vous comprendrez que jamais personne n’ait attiré autour de sa chaire une affluence aussi méritée. On faisait le voyage de l’Observatoire, les jeunes gens pour apprendre, les hommes pour le plaisir d’écouter, et les dames, oserai-je dire, pour celui de voir. Il avait l’habitude, quand il montait en chaire, de chercher dans l’auditoire le visage qui lui semblait le moins intelligent ; il ne le quittait plus, semblait ne parler que pour lui et continuait sa démonstration, en la variant, jusqu’au moment où ce visage montrait à des signes certains que son propriétaire avait compris ; à fortiori, tous les auditeurs devaient être dans le même cas, et le professeur pouvait continuer ; quelquefois ce propriétaire naïf, heureux de l’attention dont il avait été l’objet, venait remercier, sans deviner la cause d’un si grand honneur.
Ce double professorat ne suffisait pas encore pour contenter l’insatiable besoin qu’avait Arago de répandre dans le public le plus qu’il pouvait de semences scientifiques. Aux leçons orales, qui laissent peu de traces, il voulut ajouter l’enseignement écrit qui pénètre davantage et qui dure. Il imagina d’insérer dans l’Annnuaire du Bureau des longitudes des notices sur les phénomènes naturels ou sur les grandes applications des. sciences à l’industrie. La première que l’on trouve dans ses œuvres est l’histoire du tonnerre. Il entendait par ce mot non seulement le bruit du phénomène, mais aussi la foudre qui en est l’effet, ainsi que cela est défini par cette phrase célèbre : « Le ciel a plus de tonnerre pour épouvanter que de foudre pour punir. » Alors qu’on connaissait si bien ou qu’on croyait si bien connaître la théorie de cet agent redoutable, l’auteur aurait pu la développer en y ajoutant le récit des faits, racontés comme exemples ou comme preuves : il fit le contraire. Il recueillit dans les publications françaises et étrangères tous les cas de fulguration qu’il put rencontrer, ne prenant d’autre peine que de les classer d’après leurs analogies, pour en tirer les lois générales.
Par exemple, il montre que le tonnerre suit les métaux, qu’il est attiré par eux, qu’il les échauffe et les fond, tandis qu’il brise et disperse les substances non métalliques ; mais avec le respect qu’il eut toujours pour l’expérience et la défiance qu’il gardait de toute théorie, il se contente de raconter les faits sans les expliquer, sans même prononcer le mot de fluide ou d’électricité. Par là, il nous prépare une lecture attachante, puisqu’elle est un récit d’événements sans hypothèses, sans le danger d’altérer les faits pour vouloir les conformer à la théorie, ou de passer sous silence ceux qu’elle ne prévoit pas. On va voir combien cette marche était prudente et que le fruit ne s’en est passait attendre.
En général, la foudre se révèle par l’explosion simultanée d’un grand bruit et d’un éclair en zigzag ; l’électricité ne prévoit et n’admet pas d’autre forme du tonnerre. Cependant Arago fut frappé par de nombreux récits de témoins oculaires affirmant qu’ils avaient vu des boules de feu, immobiles et silencieuses pendant un temps appréciable, éclater tout à coup et prendre ensuite la forme ordinaire de l’éclair. Depuis lors la physique compte un problème de plus, celui du tonnerre en boule. N’ayons pas trop de foi aux explications, soyons plutôt préparés à les combattre qu’à leur donner toujours et servilement raison. C’est à cette surveillance des théories plutôt malveillante que soumise que nous devons les découvertes imprévues.
Parmi ces notices, l’une des plus intéressantes est consacrée à l’histoire de la machine à vapeur qui parut en 1829. Jusqu’à cette époque, presque tous ’les écrivains qui avaient traité ce sujet étaient Anglais ; ils n’avaient point hésité à donner l’honneur de la première et complète invention au marquis de Worcester. Arago croyait donc n’avoir à citer que des mécaniciens anglais, il se trompait, les premiers étaient Français. On le remercie malgré soi quand il venge leur mémoire oubliée ou défigurée , on apprend avec plaisir que Salomon de Caus n’a jamais été fou, qu’il était un ingénieur français au service de l’électeur palatin, comme le prouve le privilège du roi qui accompagne son ouvrage, la Raison des forces mouvantes : « … nostre bienaimé Salomon de Caus estant de present au service de nostre cher et bien aimé cousin le prince electeur palatin … » On apprend également que c’est à Denis Papin qu’il faut rapporter l’invention de la machine à piston et à corps de pompe ; et c’est peut-être après avoir lu cette notice que les habitants de la ville de Blois ont résolu d’élever une statue au plus illustre de leurs concitoyens. Je ne fais que citer l’article sur la pluie, le froid nocturne, la rosée, la lune rousse et sur la prétendue influence de notre satellite sur tant de phénomènes terrestres. Je sais qu’aux yeux du monde, les savants ont toujours tort quand ils veulent toucher aux vertus que, depuis Pline l’Ancien, les préjugés accordent à la lune. Passons, puisqu’il le faut, condamnation sur ce point, et récapitulons la notice sur les éclipses de soleil, qui a donné à Arago l’occasion d’une nouvelle découverte.
Les éclipses totales de soleil sont assez fréquentes ; mais elles ne se voient pas de tous les points de la terre, ce qui fait qu’en un même lieu elles sont rares. L’une d’elles était annoncée pour le 8 juillet 1842 ; elle devait passer à Perpignan. Comme c’était son pays et qu’il en était député, Arago ne pouvait se dispenser d’aller l’y observer ; mais, fidèle à sa méthode, il commença par étudier toutes les circonstances qui avaient signalé les éclipses antérieures depuis le commencement de l’ère chrétienne. Les observateurs avaient raconté des particularités très curieuses.
Il faut d’abord rappeler que le soleil n’est pas une sorte de boulet rouge, que c’est un astre très compliqué, composé d’un noyau qui n’est ni très brillant ni très chaud et d’une photosphère qui est en ignition perpétuelle et lance à des. hauteurs immenses des vapeurs enflammées. Sa température étant très haute, 1500 ou 2000 degrés, elle doit être enveloppée par une deuxième atmosphère de gaz moins lourds, peut-être entourée de nuages, mais si rapprochés du soleil, si effacés par son éclat, qu’on ne peut pas les voir dans les conditions ordinaires ; tandis que pendant une éclipse, où la lune masque le soleil, l’astronome est dans une admirable condition pour les distinguer s’ils existent.
Or les récits anciens s’accordaient pour dire qu’au moment où la lune parait comme un disque noir dans un soleil encore lumineux, elle est entourée d’une auréole rougeâtre, quelquefois continue, quelquefois découpée. Plutarque croit que le soleil déborde ; Bigerus Vossennius voit trois taches rouges séparées ; Joaquin Ferrer, une zone qui rappelle l’aspect des nuages éclairés par le soleil couchant. Puis viennent d’autres récits bizarres : des lueurs semblables à des éclairs illuminent la surface de la lune ; on a même remarqué vers l’un de ses bords un point très brillant que l’amiral espagnol Ulloa prenait pour un trou percé dans ce satellite, et à travers lequel on voyait le soleil qui est, derrière, etc.
Cette auréole est évidemment l’atmosphère extérieure du soleil, que l’extinction momentanée de l’astre permet d’apercevoir ; mais que peuvent être ces lueurs rouges, entrevues par tant d’astronomes, quelquefois séparées l’une de l’autre et disposées irrégulièrement ? Telle est la question que se pose Arago. Sont-ce des montagnes ou des nuages ? Des montagnes, comment pourraient-elles se soutenir à pic ayant 20000 lieues de hauteur ? Des nuages, est-il possible de supposer qu’il en existe autour du soleil ? Il y avait donc sur ce point un bien curieux problème, et il fallait profiler de l’occasion pour le résoudre. C’est alors qu’Arago écrit sa notice pour stimuler le zèle et indiquer la marche à suivre ; lui-même se prépare avec Laugier et Mauvais, sur une terrasse, dans la citadelle de Perpignan, avec tous les instruments nécessaires , tandis que les habitants de la ville, penchés aux fenêtres ou perchés sur les toits, attendent le spectacle avec des appareils plus rudimentaires. « Si par hasard on s’était trompé et que l’éclipse n’eût pas lieu ? disait Arago. -Vous affirmeriez qu’elle est passée, et on vous croirait », répondait le factionnaire, un Gascon, .sans doute. Quand la totalité commença, que le dernier rayon solaire s’éteignit, tout ce peuple, jusque-là si ’ bruyant, fit un si profond silence, que toute vie paraissait suspendue. Le soleil était entièrement caché ; à sa place on voyait un disque noir entouré d’une lueur pâle, avec des rayons divergeant de tous côtés, comme la gloire autour du visage des saints, et, tout près de l’astre, une auréole plus rouge et plus vive, dans laquelle on distinguait des protubérances roses détachées : c’étaient les nuages solaires ; tout le monde les vit et tous les observateurs décrivirent leurs positions et leurs formes. Bientôt un rayon d’une éclatante vivaacité jaillit du côté postérieur, et le soleil reparut salué par une clameur immense : l’éclipse avait duré deux minutes et demie.
C’était la première fois que les protubérances avaient été si clairement observées et leur nature si bien dévoilée ; il est bien vrai que de vagues descriptions en avaient été déjà données, mais sans que leur signification eût été comprise, et, bien qu’Arago ait publiquement et modestement refusé l’honneur de les avoir découvertes, le public savant les lui attribue pour en avoir signalé l’importance. Depuis cette époque, M. Janssen a profité de toutes les occasions pour aller les observer : il a découvert un ingénieux moyen de les voir en tout temps, et trouvé qu’elles sont accompagnées des circonstances les plus inattendues ; mais Arago n’était plus là pour les voir.
VI.
L’année 1830 est une date capitale dans la vie d’Arago ; elle fut marquée par deux évènements graves : il fut nommé secrétaire perpétuel par l’Académie des sciences, et député par la ville de Perpignan. Deux responsabilités nouvelles allaient s’emparer de lui et enlever à la science active la meilleure part de son temps ; il le sentait et, pour alléger son travail, il résigna ses fonctions de professeur à l’École polytechnique.
Personne n’avait mieux gagné le titre de secrétaire perpétuel et personne n’était plus apte à en remplir les délicates fonctions. Arrivé de bonne heure à l’Académie chaque lundi, sans aucune exception, il recevait les savants étrangers, lisait les correspondances et, quand c’était son jour de fonction, commençait la séance par l’analyse des travaux présentés : analyse si claire et si ambitionnée que souvent les mémoires envoyés portaient la mention « pour le jour de M. Arago » ; c’était celui où la salle était pleine,
le public attentif, et où les membres eux-mêmes écoutaient. Non seulement il analysait les travaux, mais il faisait l’histoire des questions traitées et la critique des solutions proposées, sans que jamais personne contestât son autorité. Bientôt cet auditoire, tout illustre qu’il était, lui parut trop restreint : il voulut l’étendre. Il avait trouvé une Académie fermée, travaillant sans témoins, portes closes, à peine entre-baillées pour quelques privilégiés ; il les fit ouvrir toutes grandes et à tout le monde ; et pour que la science se répandit plus vite et plus loin,.il invita les journalistes à assister aux séances dans une tribune spéciale, si toutefois on peut appeler tribune le banc qui leur est réservé, et il les autorisa à prendre connaissance des mémoires présentés. Il obtint, en outre, en 1835, que l’Académie publiât elle-même ses séances sous la surveillance des secrétaires perpétuels ; et ce fut l’origine de ces comptes rendus célèbres qui ont acquis, depuis, une si grande influence sur la vie scientifique du pays.Les auteurs d’une innovation mesurent rarement les conséquences que l’avenir réserve à leur œuvre. Arago n’avait certes pas prévu que l’activité scientifique allait tripler, que des volumes de 600 pages en compteraient 2000, que le nombre des auteurs s’élèverait de 290 à 540, que cette publication modestement commencée prendrait un tel développement qu’il faudrait bientôt limiter le nombre des pages pour chaque mémoire et le nombre des mémoires pour chaque auteur. Restrictions qui n’ont pas empêché les découvertes d’être publiées dans la semaine, les comptes rendus de devenir l’organe officiel, et l’Institut le tribunal suprême des sciences. Cet organe et ce rôle, nous les devons à Arago, qui certes n’avait pas tant espéré.
C’est un usage généralement suivi, depuis Fontenelle, que les secrétaires perpétuels de l’Académie des sciences fassent en séance publique l’éloge historique des membres distingués que la Compagnie a perdus. Arago commença par celui de Fresnel, l’un des plus illustres physiciens français, qui avait été son collaborateur, dont la mort était récente et le deuil encore porté ; ’puis il raconta la découverte de la pile ; comment Napoléon, pressentant l’avenir, assistait de sa personne à la séance de l’Académie où Volta répéta ses nouvelles expériences, lui faisait voter une médaille d’or, le créait comte et sénateur italien et lui assurait une riche dotation ; pendant que Volta, peu sensible aux faveurs impériales, indifférent à la politique, ne demandait qu’à continuer modestement son cours à Pavie et à finir ses jours à Côme, sa ville natale. Il y vécut jusqu’à l’extrême vieillesse, jusqu’à l’anéantissement de toutes ses facultés, jusqu’à l’oubli de tout, même de la pile. Après Volta, Arago parla d’Young, ce physicien anglais qui avait porté à la théorie de l’émission le coup dont elle ne put se relever ; puis d’Ampère, qui avait supprimé le fluide magnétique, d’Ampère, singulier mélange de pénétration et de naïveté ; prodige de mémoire et d’application quand il était enfant, poète et sentimental en sa première jeunesse, savant mathématicien en son âge mûr, physicien de génie qui se révéla sur le tard à quarante-cinq ans pour « mourir à soixante. On a souvent parlé de ses distractions, quelquefois pour en rire irrévérencieusement ; il eût été mieux, et plus respectueux envers ce grand homme, de dire que son attention exclusive, toujours concentrée dans la haute philosophie, ne pouvait plus s’en distraire et finissait par oublier-les intérêts ordinaires de » l’existence. « Ma santé, ma santé, s’écriait-il à la veille de sa mort, il s’agit bien de ma santé, il s’agit des vérités éternelles. »
Après Ampère, ce fut le tour de Fourier, Monge et Poisson, et enfin de Carnot, de Condorcet et de Bailly. On pourrait diviser ces éloges en deux séries : les premiers ne parlaient que de science pure ; dans les derniers, on surprend la politique s’insinuant peu à peu dans le cabinet du savant pour y régner bientôt sans partage.
Le marquis Caritat de Condorcet répudia de bonne heure les préjugés d’une éducation qui poussait la dévotion jusqu’au ridicule. Il avait tous les dons de l’esprit ; il était mathématicien avec d’Alembert, économiste avec Turgot, philosophe et littérateur avec Voltaire, et révolutionnaire avec tout le monde. Arago se demande avec surprise comment Condorcet a pu renoncer à.la carrière scientifique qui lui avait déjà valu tant de succès pour se jeter dans « des discussions d’un intérêt souvent problématique », pour les luttes ardentes des révolutions ; « si ce fut une faute, bien d’autres, hélas ! l’ont commise », Condorcet pensait que « les premiers devoirs de l’homme cultivé étaient de hâter les progrès de l’humanité et de négliger la gloriole ». Il appelait ainsi la gloire acquise dans la culture de l’esprit. Mais Arago fait celte réponse que l’on aime à rappeler : « La gloriole va tout aussi directement au bénéfice de l’humanité que les recherches philosophiques et économiques. Le bien qu’on fait par les sciences a même des racines plus profondes et plus étendues que celui qui nous vient de toute autre source. »
Condorcet suivit la pente jusqu’au bout, « haï de la cour, qui le haïssait » ; marquis, brillant les titres de noblesse ; repoussé comme transfuge par tous les partis, calomnié, rayé des listes académiques de Berlin et de Saint-Pétersbourg ; votant avec les girondins à la Convention, jusqu’au procès du roi. Là, il s’arrêta, comme réveillé ; dénia le droit que s’arrogeait l’Assemblée de se faire juge et demanda l’appel au peuple, en même temps qu’il dénonçait la Constitution de l’an II dans un écrit public. Ce fut sa condamnation. Il faut lire les pages émues qu’Arago a consacrées à cet homme illustre, sa fuite de l’asile qui l’avait généreusement abrité, son arrestation, sa mort volontaire par un poison concentré qu’il devait à Cabanis, le même poison qui, vingt ans après, devait épargner Napoléon à Fontainebleau.
Après Condorcet, Arago, qui aimait, comme il le dit lui-même, à raconter les grands évènements de la Révolution, entreprit la tâche de réhabiliter Bailly. Astronome médiocre, Bailly ne pouvait prétendre qu’à une réputation de deuxième ordre, quand il fut mis tout à coup en lumière par la grande scène du Jeu de Paume. Inconnu la veille et devenu le lendemain maire populaire de Paris, chargé d’une administration aux abois dans une ville immense, affamée et ameutée. Son grand malheur, son crime, comme on disait alors, fut la journée du 17 juillet, avec le drapeau rouge et la fusillade du Champ de Mars. Arago soutient que Bailly n’y fut pour rien, qu’il était absent, que les subalternes sont les seuls coupables, et il s’écrie : « Oh ! échevins, échevins ! quand vos prétentions vaniteuses étaient seules en jeu, tout le monde pouvait vous pardonner, mais le 17 juillet vous abusiez de la confiance de Bailly ; vous le jetiez dans des mesures de répression sanglante après l’avoir fasciné par des récits mensongers ; vous commettiez un véritable crime. »
Le même désir de réhabilitation inspira à Arago les éloges de Monge et de Carnot ; tous deux avaient fait partie du Comité de Salut public ; ils eurent le bonheur de racheter leur vie par les services qu’ils rendirent à la patrie pendant ces époques troublées et de mériter notre reconnaissance par les inoubliables travaux scientifiques qu’ils nous ont laissés. Mais c’est assez nous attarder sur cette partie des œuvres où Arago donnait une égale satisfaction à ses devoirs de secrétaire et à ses préférences politiques.
VII.
Nous avons dit qu’en 1830, Arago fut nommé député. En ces temps lointains, quand un département avait donné le jour à un homme célèbre, il l’envoyait à la Chambre des députés, un peu pour y surveiller ses intérêts, beaucoup pour se pouvoir glorifier d’un député qui parlât. Arago ne pouvait éviter ce genre d’illustration ; il eut dans ces fonctions nouvelles une attitude très digne et s’y fit bientôt une réputation d’orateur. Il parla sur les chemins de fer qu’il voulut faire construire et exploiter, malgré le gouvernement, par des compagnies, ce dont il se repentit un peu dans la suite ; sur les télégraphes électriques, dont personne ne soupçonnait la prompte et bienfaisante fortune ; sur les fortifications de Paris, sur la navigation fluviale. Il avait proposé pour la Seine un gigantesque projet : barrer le grand bras, y établir des turbines qui auraient activé les plus puissantes machines hydrauliques du monde ; il évaluait leur puissance à 200 chevaux, chevaux travaillant sans repos ni trêve, ne coutant rien, ne mangeant pas, développant assez de force pour arroser et abreuver Paris, même pour remplir au besoin les fossés des fortifications ; on lui répondit que s’ils ne mangeaient point, ses chevaux buvaient beaucoup et pourraient bien tarir le fleuve. Cette plaisanterie spirituelle, mais absurde, nous a valu l’écluse de la Monnaie, qui n’est pas précisément pour embellir Paris. Puis, Arago décida le conseil municipal, doqt il était membre, à forer le puits de Grenelle, « une facétie » suivant Guizot, une magnifique expérience au dire des géologues. Elle coûta cher : commencée en 1834. elle dura sept ans et demi, à travers mille difficultés, jusqu’au jour (24 février 1841) où la sonde tomba sans résistance dans une couche de sable mêlée d’eau, qui monta si abondamment qu’on craignit un instant de ne la pouvoir capter. Bientôt cependant elle se purifia, se calma, garda la température de 28 degrés, et vint définitivement s’emmagasiner et se refroidir. pure et sans microbes, dans les réservoirs du Panthéon. Un chimiste-ingénieur, Vicat, avait réussi à composer des ciments hydrauliques avec de l’argile et de la chaux et à épargner, dans les travaux de l’État, une somme de 60 millions en dix ans, Arago obtint pour lui une récompense publique. Ensuite, ce fut Daguerre. On se souvient de l’admiration qui accueillit ses premières épreuves ; chacun s’émerveillait de cet art nouveau, si fidèle, si parfait, surtout si rapide qu’il ne fallait que quinze minutes pour un portrait en plein soleil ! c’était alors une merveille. Arago expliqua la méthode devant l’Académie, il développa ses ressources, et prévit avec une singulière exactitude les services qu’elle allait rendre : dans les voyages pour la copie des monuments, en astronomie pour le dessin fidèle des montagnes lunaires, dans tous les arts, toutes les industries pour la reproduction exacte des objets. Il était encore bien loin de compte ; il ne vit pas le jour où la photographie devait faire pénétrer jusque dans les plus humbles demeures les portraits de leurs habitants, où elle devait découvrir à M. Marey la succession des mouvements d’un cheval au galop, d’un pigeon en plein vol ; où les artistes pourraient surprendre, comme si elles étaient durables et immobiles, les vagues de la mer et même l’étincelle électrique. La Chambre, toujours bienveillante et conquise, ne savait rien refuser : « Quand M. Arago monte à l’estrade, écrivait Corrmenin en 1843, la Chambre attentive et curieuse s’accoude et fait silence, les spectateurs des tribunes publiques se penchent pour le voir. Sa stature est haute, sa chevelure est bouclée et flottante , sa belle tête méridionale domine l’Assemblée. Il y a dans la seule contraction musculeuse de ses tempes une puissance de volonté et de méditation qui révèle un esprit supérieur. A la différence de ces orateurs qui parlent de tout et qui, les trois quarts .du temps, ne savent ce qu’ils disent, Arago ne parle que sur des questions préparées à l’avance, qui joignent à l’attrait de la science l’intérêt de l’occasion … A peine est-il entré en matière qu’il attire et concentre sur lui tous les regards. Le voilà qui prend pour ainsi dire la science entre ses mains. Il, la dépouille de ses aspérités et de ses formules techniques et il la rend si perceptible que les plus ignorants sont étonnés et charmés de le comprendre. Sa pantomime expressive anime tout l’orateur ; il y a quelque chose de lumineux dans ses démonstrations, et des jets de clarté semblent sortir de ses yeux, de sa bouche et de ses doigts … Si, face à face avec la science, il la contemple avec profondeur pour en. visiter les secrets et en contempler les merveilles, alors son admiration pour elle commence à prendre un magnifique langage, sa voix s’échauffe, sa parole se colore, et son éloquence devient grande comme son sujet. »
VIII.
En 1836, Arago avait cinquante ans, il était à l’apogée de sa réputation et de son influence. On l’aimait pour sa bienveillance, on le recherchait à cause de son pouvoir, on l’admirait pour son talent. Il était fier et indépendant : il avait toutes les vertus du citoyen, toutes les qualités de l’homme, tous les signes du génie, toutes les grâces de l’esprit. A l’Institut, il jouissait d’une sorte de souveraineté qui s’exerçait surtout aux jours d’élection. Il résistait au pou voir quand il se mêlait de dicter les votes, aux médiocrités si elles tentaient de forcer la porte. C’étaient de véritables batailles. « Je puis me rendre cette justice, écrit-il, que, sauf deux ou trois circonstances, ma voix et. mes démarches furent toujours acquises au candidat le plus méritant. Plus d’une fois, j’empêchai l’Académie de faire des choix déplorables. Qui pourrait me blâmer d’avoir soutenu avec vivacité la candidature de
Malus qui venait de découvrir la polarisation par réflexion ? » Non seulement il vota pour Malus, mais. pour Poisson et Dulong, contre Girard, pour Damoiseau contre Pontécoulant et contre Nicolet que patronnait Laplace. Laplace, battu, s’en vengeait en appelant Arago le Grand Électeur, ce qui était spirituel sans être méchant. Arago regrettait quelquefois l’ardeur de son patronage : « Le candidat repoussé, disait-il, ne pardonne pas ; le candidat élu, si reconnaissant la. veille, rapporte le lendemain le succès à son mérite seul et croit ne vous rien devoir ; ne m’imitez pas. » Mais Arago ne suivait pas les conseils qu’il donnait aux autres ; il recommençait à toute occasion, il s’imitait toujours.Les physiciens disent d’un climat qu’il est extrême ou qu’il est égal, c’est le caractère du pays. De même, on peut résumer le caractère d’un homme en disant qu’il est orageux ou calme : c’est sa nature. Celle d’Arago était extrême, il passait des plus violentes tempêtes aux plus séduisantes sérénités, et il ne savait pas toujours épargner les bourrasques à sa famille pourtant si dévouée et qu’il aimait sincèrement. li avait eu à l’École polytechnique un condisciple nommé Mathieu, fils d’un menuisier de Mâcon, qui avait été menuisier lui-même et qui avait conservé, de celle simple origine, des habitudes de modestie qui cachaient une grande valeur, et un cœur aimant qui savait se donner et ne pouvait plus se reprendre ; quand il sortit de l’École, le premier sur la liste des ponts et chaussées, il n’hésita point à renoncer à la carrière d’ingénieur pour venir avec son ami, dans une situation précaire, habiter à l’Observatoire une froide masure, qui abritait aussi un camarade commun, de Humboldt. On ne sait pas assez combien sont durs les premiers pas dans la science.
La renommée les y vint chercher tous les trois, l’un après l’autre. Mathieu, qui, au rebours de tant d’autres, faisait du travail et pas de bruit, fut bientôt nommé professeur à l’École polytechnique, puis examinateur de sortie, membre du Bureau des longitudes et de l’Institut, et enfin il resserra les liens qui l’unissaient à Arago, en épousant sa sœur. Alors commença une vie commune qui ne devait jamais cesser. Un jour on offrit à Mathieu la direction des études à l’École polytechnique, fonction qui aurait comblé ses vœux, mais qui l’aurait éloigné de l’Observatoire. Il refusa, aimant mieux continuer, auprès de son grand beau-frère, le rôle effacé de conseiller, qui suffisait à son ambition et contentait son amitié. Il était le lecteur, le correcteur d’épreuves de ce grand esprit qui pourtant se défiait de lui-même et ne signait aucun bon à tirer sans l’estampille de Mathieu.
Ce dernier eut une fille ; élevée à l’Observatoire, elle prit de bonne heure l’esprit sérieux et sévère de cette froide demeure et partagea, en l’augmentant, l’admiration qu’on Y professait pour son oncle. Elle eût été capable, disait-il, après un mois de préparation, d’entrer la première à l’École polytechnique ; elle se contenta d’être sa secrétaire, il n’en eut jamais d’autre ; elle lui faisait des lectures sans fin ; c’est elle qui rassemblait les matériaux de ses notices. Quelquefois elle signa sa correspondance, de cette signature grandiose et soignée dont le large paraphe reproduisait par transparence le nom d’Arago. Une indiscrétion, qui ne me lie pas, m’a appris qu’un jour Arago, sollicité par ses amis, avait consenti, à grand’peine, à écrire au roi de Naples, pour demander la rentrée de Melloni, qui, réfugié en France, y avait exécuté les travaux qui l’ont rendu célèbre. La lettre, écrite et signée, prête à partir, fut tachée d’encre par accident ; il fallait la refaire, et personne n’osait demander à Arago qu’il recommençât une supplique qui lui avait tant coûté. Ce fut sa nièce qui la recopia, la signa, l’envoya et n’en fit l’aveu à son oncle que le lendemain.
Mlle Lucie Mathieu épousa Laugier, jeune astronome sortant de l’École polytechnique, dont elle avait pu apprécier les qualités, et qui bientôt entra à l’Instiitut. Elle sut concilier ses devoirs d’épouse et de mère avec son dévouement à son oncle. Elle fit plus, elle sut le faire partager à son mari.
IX.
C’est au milieu de cette admirable famille qu’Arago vécut, choyé, aimé ; il pouvait sans appréhension y donner carrière à son despotisme intermittent, tempéré par une affection constante ; on ne lui résistait pas, on laissait passer l’orage et l’on retrouvait bientôt le cœur aimant qui lui-même recevait en grâce des amis dévoués.
Cette existence semblait devoir durer toujours. Mais quand un homme a laissé la politique entrer dans sa maison, on peut être assuré qu’il en sera tout entier dévoré. Arago ne pouvait pas échapper à la loi commune. Dès 1840, à propos de l’extension du suffrage, il prononça à la Chambre un discours qui engageait son avenir.
Il avait osé faire de la Convention un éloge qui souleva des tempêtes, qui le classait parmi les irréconciliables du régime constitutionnel, et le désignait plus .. tard pour entrer dans le gouvernement provisoire.
Après 1848, il fut à la fois ministre de la guerre et de la marine, puis chef du pouvoir exécutif. Il ne m’appartient pas et ce n’est pas ici le lieu de parler du rôle politique d’Arago : je me contenterai de rappeler qu’il signa les décrets abolissant l’esclavage dans les colonies et les peines corporelles dans la flotte ; qu’il eut le désintéressement de refuser tout traitement, le patriotisme et le courage d’exposer sa vie sur les barricades de juin où il voulut aller seul parlementer avec les insurgés ; il comptait sur son éloquence et sur sa popularité, mais tout fut inutile. Je crois le voir encore revenir lentement, sous une pluie battante, traverser la’ place déserte entre les troupes prêtes au combat, accompagné d’un tambour qui tremblait. Puis la bataille commença. On connaît l’histoire de ces temps troublés et comment ils finirent. Quand le serment fut demandé aux fonctionnaires, serment que les antécédents d’Arago lui interdisaient, il écrivit au ministre de l’instruction publique une lettre digne et fière pour lui demander à quelle époque il devait cesser ses fonctions. Mais le serment ne lui fut point demandé, et l’Observatoire, qu’il avait enrichi et illustré, resta comme par le passé soumis à sa direction. Ce ne fut pas pour longtemps. Atteint d’une maladie alors peu connue, mais dont les ravages, pour être plus cachés, n’en sont pas moins fatals, Arago déclina rapidement.
Sa vue baissait ; un voyage à Vichy, en 1851, n’amena point d’amélioration. La cécité fut complète en 1852 ; mais son esprit se raidissait contre le mal ; il se souvint alors de la science abandonnée, de ses mémoires inachevés, des expériences qu’il avait imaginées sans les faire, des instruments qu’il avait fait construire et qui, dans les salles désertes’ de l’Observatoire, attendaient la main qui devait les animer. Il sentit amèrement tout ce qu’il avait délaissé : il voulut tout reprendre et retrouver dans sa vieillesse épuisée la savante ardeur d’autrefois : il était bien tard. Alors, comme il ne pouvait plus écrire, il entreprit, en 1850, de recueillir et d’exposer devant l’Académie tout ce qu’il avait dispersé et semé aux quatre vents du ciel ; il fit sept conférences sur la photométrie, sur la polarisation, qui ont été résumées par Laugier et publiées dans ses œuvres ; il n’eut pas la force de finir.
Avant de mourir, il eut une grande joie, celle d’assister au succès d’une expérience qu’il avait autrefois projetée. Les deux théories de l’émission et des ondulations sont en contradiction formelle sur un point : la première annonce que la lumière va plus vile dans l’eau que dans l’air, la deuxième établit le contraire. Si donc on pouvait comparer les deux vitesses, on résoudrait du coup et définitivement la question controversée. C’est ce qu’Arago avait résolu de faire par le procédé suivant, inspiré par celui que Wheatstone avait imaginé pour mesurer la vitesse de l’électricité.
Un pinceau de rayons partant d’une étroite ouverture vient se réfléchir sur un petit miroir qui le renvoie vers un réflecteur placé à quelques mètres de distance. Il revient de ce réflecteur au miroir, du miroir à l’ouverture originelle, ayant doublé ses voies, ayant mis, pour faire ce double trajet, un temps très court, mais pas nul. Si on pouvait le connaître, on aurait la vitesse de la lumière.
Pour cela on fait tourner le miroir avec une vitesse très grande et connue ; alors il n’est pas dans la même position quand le rayon y revient que lorsqu’il en est parti ; il s’est déplacé, il ne renvoie plus la lumière dans l’ouverture originelle, mais à côté. La déviation mesurée fait connaître le temps qu’a mis la lumière pour aller du .miroir au réflecteur et pour en revenir.
Mais la difficulté était de donner à ce miroir une rotation suffisamment rapide. Breguet s’était chargé de l’obtenir par un appareil d’horlogerie, et M. Fizeau, qui en avait été spécialement chargé par Arago, attendait, tout prêt à faire l’expérience. Pendant ce temps, Foucault avait obtenu d’un mécanicien célèbre, Froment, une turbine de très délicate construction qui, par l’impulsion d’un jet de vapeur surchauffée, donnait à l’axe une vitesse pouvant atteindre et dépasser cinq cents tours à la seconde. Armé de ce précieux outil, Foucault réalisa l’expérience, M. Fizeau la fit à son tour quelques jours après ; tous deux sont arrivés à ce même résultat, que la lumière marche moins vite dans l’eau que dans l’air et qu’il n’y a plus d’objection valable contre la théorie des ondulations.
Après cette dernière consolation, l’illustre astronome s’achemina lentement et tristement vers le tombeau. On voulut faire un dernier essai, le conduire à Amélie-les-Bains. Rien ne fut plus pénible que ce voyage, le malade ne pouvait plus se tenir debout. Arrivé au terme de cette excursion, il sentit qu’il allait mourir et voulut revenir, ce qui lui fut plus pénible encore. Par un dernier bonheur, il était accompagné de sa nièce fidèle, Mme Laugier, qui le ramena mourant à l’Observatoire. Il eut, dit-elle, un éclair de joie en rentrant dans son cabinet ; mais ce ne fut qu’un éclair. Il conserva sa pensée intacte, et s’il est vrai que les plus puissants de nos instincts soient les derniers à nous quitter, ce fut le désintéressement qui, chez Arago, survécut à tout, même à la science. Quelques heures avant sa mort, il disait à Biot que, ne faisant plus le service de secrétaire perpétuel, il allait en refuser le traitement. Peu d’existences ont été plus nobles, peu d’esprits plus élevés, peu d’inventeurs plus fertiles, peu de politiques plus désintéressés, plus animés de l’amour et de l’espérance du bien. Presque tous ses contemporains l’ont suivi dans la tombe. Mathieu et Laugier sont morts ; il ne reste aujourd’hui de sa famille que son respectable frère, ses deux fils et celle qui a été plus qu’une fille, Mme Laugier.
Si le hasard des voyages vous conduisait à Perpignan, vous verriez la grande figure d’Arago sur la place publique de cette ville dont il fut le plus illustre enfant, et sur un des bas-reliefs du socle, une scène de famille que l’étranger ne comprend plus. Une jeune femme penchée sur une table, attentive et émue, recueille, la plume à la main, les paroles d’un vieillard aveugle et attristé : c’est Mme Laugier. Inséparables dans la vie, le grand homme et son Antigone sont à jamais unis dans notre reconnaissance.
Jamin, de l’Institut.