Texte d’une conférence sur le radium, faite à la « Royal Institution » à Londres par M. E. Curie.
I
M. Becquerel a découvert en 1896 que l’uranium et ses composés émettent spontanément des radiations qui présentent des analogies avec les rayons de Röntgen. Ces rayons nouveaux impressionnent la plaque photographique et rendent l’air qu’ils traversent conducteur de l’électricité. Ces rayons ne Se réfléchissent pas, ne se réfractent pas, ils peuvent traverser le papier noir et les lames métalliques minces [1].
Les composés du thorium émettent des radiations analogues et d’une intensité comparable [2]. On a appelé rayons de Becquerel les rayons émis ainsi spontanément par certains corps, et nous avons appelé substances radio-actives les substances susceptibles de les émettre.
Nous avons découvert, Mme Curie et moi, des substances radio-actives nouvelles qui ne sont qu’à l’état de trace dans certains minéraux, mais dont la radioactivité est très intense. Nous avons ainsi séparé le polonium, substance radio-active analogue au bismuth par ses propriétés chimiques, et le radium [3] qui est un corps voisin du baryum. M. Debierne a depuis séparé l’actinium, substance radio-active que l’on peut rapprocher des terres rares [4].
Le polonium, le radium, l’actinium émettent des radiations qui, comme ordre de grandeur, sont un million de fois plus intenses que celles émises par l’uranium et le thorium. Avec des substances aussi actives, les phénomènes de la radio-activité ont pu être étudiés en détail et un grand nombre de recherches ont été exécutées sur ce sujet par divers physiciens dans ces dernières années. Nous ne parlerons ici que du radium, parce que nous sommes parvenus à prouver que ce corps constitue un élément nouveau et que nous avons pu l’isoler à l’état de sel pur [5]. Enfin, ce corps est celui qui a été le plus fréquemment utilisé dans les recherches de physique sur les propriétés des substances radioactives.
II
Les rayons du radium impressionnent les plaques photographiques en un temps extrêmement court. L’action peut également se produire à travers un écran quelconque. Les corps sont plus ou moins transparents, mais aucun écran n’est absolument opaque pour lé rayonnement du radium.
Les rayons du radium provoquent la phosphorescence d’un très grand nombre de corps : sels alcalins, alcaline-terreux, matières organiques, peau, verre, papier, sels d’urane, etc. ; le diamant, le platinocyanure de baryum et le sulfure de zinc phosphorescent de Sidot sont particulièrement sensibles. Avec le sulfure de zinc phosphorescent la luminosité persiste assez longtemps quand on supprime l’action des rayons du radium.
Le rayonnement du radium est aussi intense quand le radium est placé dans l’air liquide (à -180°C) que quand il est à la température ambiante. Voici une expérience qui montre les effets du rayonnement aux basses températures ; on place au fond d’une éprouvette en verre une ampoule contenant un sel de radium et un petit écran au platinocyanure de baryum que le voisinage du radium rend lumineux. On plonge ensuite l’éprouvette dans l’air liquide et l’on constate que l’écran au platinocyanure de baryum est au moins aussi lumineux qu’avant l’immersion. Quand on répète cette expérience avec un écran au sulfure de zinc de Sidot, la luminosité de l’écran diminue fortement à la température de l’air liquide, mais cette diminution, est due à la baisse du pouvoir phosphorescent du sulfure de zinc aux basses températures.
Les substances phosphorescentes sont peu à peu, altérées par une action prolongée des rayons du radium, elles deviennent alors moins excitables et sont moins lumineuses sous l’action de ces rayons.
Les sels de radium sont spontanément lumineux ; on peut admettre qu’ils se rendent eux mêmes phosphorescents par l’action des rayons de Becquerel qu’ils émettent. Le chlorure et le bromure de radium anhydres sont les sels qui donnent la luminosité la plus intense. On peut en obtenir d’assez lumineux pour que la lumière puisse se voir en plein jour. La lumière émise par les sels de radium rappelle alors comme teinte celle émise par le ver luisant (lampyre). La luminosité des sels de radium diminue avec le temps sans jamais disparaître complètement, et en même temps les sels d’abord incolores se colorent en gris, en jaune ou en violet.
III
Les rayons du radium rendent l’air qu’ils traversent conducteur de l’électricité. Quand on approche quelques décigrammes d’un sel de radium d’un électroscope chargé, celui se décharge immédiatement. La décharge se produit encore, bien, que plus lentement, lorsque l’on protège l’électroscope par une paroi solide épaisse. Le plomb, le platine absorbent fortement les radiations ; l’aluminium est le métal le plus transparent, les corps organiques absorbent relativement peu les rayons de Becquerel.
Les rayons du radium rendent également légèrement conducteurs les liquides diélectriques tels que l’éther du pétrole, le sulfure de carbone, la benzine, l’ air liquide [6].
Les rayons du radium, sous certaines conditions, facilitent le passage de l’étincelle entre deux conducteurs placés dans l’air. On peut faire l’expérience avec une bobine d’induction B (fig. 1) ; les pôles du circuit induit P et P’ sont reliés par des fils métalliques à deux micromètres à étincelles M et M’ éloignés l’un de l’autre et offrant deux chemins distincts à peu près équivalents pour le passage de l’étincelle. On règle les micromètres de telle sorte que les étincelles passent à peu près aussi abondamment entre les boules de chacun d’eux. Quand on approche le radium de l’un des deux micromètres, les étincelles cessent de passer à travers l’autre.
Les rayons les plus pénétrants semblent être les plus efficaces pour la production de ce phénomène ; car, en faisant agir le radium au travers d’une plaque de plomb de 2cm d’épaisseur, l’action sur l’étincelle n’est pas fortement diminuée, alors que la plus grande partie du rayonnement est arrêtée par la plaque.
IV
Les rayons du radium ne se réfléchissent pas, ne se réfractent pas. Ils forment un mélange hétérogène, et nous les diviserons en trois groupes, que nous désignerons par les lettres α β et γ suivant la notation employée par M. Rutherford.
L’action d’un champ magnétique permet de les distinguer : dans un champ magnétique intense les rayons α sont légèrement déviés de leur trajet rectiligne et cela de la même manière que les « rayons canaux » des tubes à vide, tandis que les rayons β sont déviés comme les rayons cathodiques, et que les rayons γ ne sont pas déviés et se comportent comme des rayons de Röngten [7].
Le radium R (fig. 2) est situé au fond d’une petite cavité cylindrique dans un bloc de plomb P. À l’abri de toute action magnétique, le rayonnement s’échappe de la cavité cylindrique sous la forme d’un pinceau rectiligne. Dans un champ magnétique uniforme normal au plan de la figure et dirigé vers l’arrière de ce plan, les rayons β sont fortement déviés vers la droite et suivent un trajet circulaire, les rayons α sont à peine déviés vers la gauche, les rayons γ, de beaucoup les moins intenses, continuent à s’échapper rectilignement.
Les rayons α sont très peu pénétrants. Une lame d’aluminium de quelques centièmes de millimètres d’épaisseur les absorbe. Ces rayons ne sont que faiblement déviés par les champs magnétiques les plus intenses, et pour mettre en évidence cette déviation, il faut en réalité employer un dispositif plus délicat que celui de la figure 3 qui n’est qu’une figure schématique [8]. On peut assimiler ces rayons à des projectiles dont la masse serait comparable à celle des atomes ; ces projectiles seraient chargés d’électricité positive et se déplaceraient avec une grande vitesse.
En dehors de l’action du champ magnétique, les lois de l’absorption des rayons α par des écrans très minces superposés suffiraient pour caractériser ces rayons et en faire un groupe distinct [9]. En traversant des écrans successifs les rayons α deviennent en effet de moins en moins pénétrants (tandis que, dans les mêmes conditions, le pouvoir pénétrant des rayons de Röntgen va en augmentant). Il semble que l’énergie de chaque projectile diminue à la traversée de chaque écran.
Les rayons α sont ceux qui semblent actifs dans la très belle expérience réalisée dans le spinthariscope de Sir William Crookes. Dans cet appareil un fragment très petit d’un sel de radium (une fraction de milligramme) est maintenu par un fil métallique à une faible distance (1/2 millimètre) d’un écran au Sulfure de zinc phosphorescent. En examinant dans l’obscurité avec une loupe la face de l’écran qui est tournée vers le radium, on aperçoit des points lumineux parsemés sur l’écran et faisant songer à un ciel étoilé ; ces points lumineux apparaissent et disparaissent continuellement. Dans la théorie balistique, on peut imaginer que chaque point lumineux qui apparaît résulte du choc d’un projectile. On aurait affaire pour la première fois à un phénomène permettant de distinguer l’action individuelle d’un atome.
Les rayons β sont analogues aux rayons cathodiques. Ils sont déviés par le champ magnétique de la même façon que ces derniers et se comportent comme des projectiles chargés d’électricité négative qui s’échapperaient du radium avec une grande vitesse ; ces projectiles (électrons) auraient une masse environ 1.000 fois plus petite que celle d’un atome d’hydrogène. L’expérience suivante donne la démonstration de la déviation magnétique des rayons β. Une ampoule en verre renfermant un sel de radium R est placée à l’une des extrémités d’un tube de plomb à parois très épaisses AB (fig. 3, coupe de l’appareil). On place un électrosope E un peu au-delà de l’autre extrémité du tube. Le pinceau de rayons issus du radium et limité par le tube provoque la décharge de l’électroscope. Le tube de plomb est situé entre les branches d’un électroaimant EE et orienté normalement à la ligne des pôles NS. Quand le courant circule dans le fil de l’électroaimant, les rayons β sont rejetés sur les parois du tube de plomb ; ils ne concourent plus à la décharge de l’électroscope, et cette décharge se fait lentement. Quand le courant est supprimé dans l’électroaimant, les rayons β agissent sur l’électroscope qui se décharge rapidement.
On peut prouver que les rayons β transportent de l’électricité négative, et ce résultat est en accord avec l’hypothèse dans laquelle on les considère comme des projectiles chargés d’électricité [10]. On peut employer pour cela le dispositif expérimental de la figure 4 ; le radium R R émet des rayons β ; parmi ces rayons ceux qui s’échappent vers la partie supérieure traversent successivement une feuille mince d’aluminium E E E E reliée électriquement à la terre et une couche isolante de paraffine i i i i ; ils sont ensuite absorbés par un bloc de plomb M M qui est réuni à un électromètre au moyen d’un fil métallique isolé. On constate que le bloc de plomb M se charge continuellement d’électricité négative. Dans cette expérience les rayons α sont absorbés par la feuille d’aluminium en relation avec la terre. La couche de paraffine est nécessaire pour obtenir un isolement convenable du bloc de plomb M M ; cet isolement serait en effet tout à fait défectueux si le bloc de plomb était entouré d’air rendu conducteur par les rayons, et il serait alors impossible de constater à l’électromètre la charge électrique qui se dégage sur le morceau de plomb.
On peut faire l’expérience inverse : l’auge métallique A A (fig. 5) est en relation avec l’électromètre et contient le radium R. Le tout est entouré de paraffine i i i i et d’une enveloppe métallique E E E en relation électrique avec la terre. Les rayons α très peu pénétrants ne peuvent s’échapper ; les rayons β traversent la paraffine et emportent de l’électricité négative, pendant que l’auge métallique se charge positivement.
Une ampoule de verre scellée contenant un sel de radium se charge spontanément d’électricité comme une bouteille de Leyde. Si au bout d’un temps suffisant on fait avec un couteau à verre un trait sur les parois de l’ampoule, il part une étincelle qui perce le verre en un point où la paroi est amincie sous le couteau ; en même temps l’opérateur éprouve une petite secousse dans les doigts, par suite du passage de la décharge.
Le groupe des rayons β est constitué par la réunion de rayons qui diffèrent les uns des autres par leur pouvoir pénétrant. Certains rayons β sont absorbés par une lame de 1/100e de millimètre d’épaisseur en aluminium, tandis que d’autres peuvent passer en se diffusant à travers une plaque de plomb de plusieurs millimètres d’épaisseur. On constate encore que les rayons β diffèrent les uns des autres par la courbure de la circonférence qu’ils décrivent dans un champ magnétique uniforme. Dans l’expérience représentée fig. 3, les rayons β déviés Var le champ magnétique impressionnent la plaque photographique ABC depuis B jusqu’en C. Les rayons les moins déviés impressionnent la plaque dans la région C, les rayons les plus déviés dans la région B. Sur la plaque on aura un véritable spectre produit par les les rayons plus ou moins déviables séparés par le champ magnétique. En interposant une lame mince de métal sur le trajet des rayons contre la plaque photographique, on constate que les rayons les plus déviés sont supprimés. Les rayons les plus pénétrants sont donc les moins déviés [11].
Dans la théorie balistique on suppose que les rayons β sont formés par des électrons animés d’une vitesse plus ou moins grande. Les rayons les plus pénétrants sont ceux dont la vitesse est la plus grande. Les recherches de Kaufmann interprétées dans la théorie des électrons (sous la forme que lui a donnée M. Abraham) conduisent à des conclusions d’une grande importance générale [12]. Certains rayons β très pénétrants seraient constitués par des ;électrons animés d’une vitesse atteignant les 9/10e de celle de la lumière ; la masse des électrons et peut-être celle de tous les corps serait la conséquence de réactions électro-magnétiques ; l’énergie nécessaire pour donner à un corps chargé d’électricité une vitesse de plus en plus grande tendrait vers l’infini quand la vitesse du corps tendrait vers la vitesse de la lumière.
Les rayons γ non déviables et analogues aux rayons de Röntgen ne forment qu’une très faible partie du rayonnement total. Certains rayons y sont extrêmement pénétrants et peuvent traverser plusieurs centimètres de plomb.
On peut utiliser les rayons de Becquerel pour faire des radiographies sans appareils spéciaux. Une petite ampoule en verre contenant quelques centigrammes d’un sel de radium remplace le tube de Crookes. On utilise les rayons β et γ. Les radiographies ainsi obtenues manquent de netteté par suite de la diffusion des rayons β par les corps qu’ils rencontrent. On obtient des radiographies bien nettes en faisant dévier les rayons β avec un électro-aimant puissant et en utilisant seulement les rayons γ ; mais les rayons γ étant peu intenses, il faut alors plusieurs jours de pose pour obtenir une radiographie.
V
Les sels de radium dégagent continuellement de la chaleur [13]. Ce dégagement est assez fort pour qu’on puisse le montrer par une expérience grossière faite à raide de deux thermomètres à mercure ordinaires. On utilise deux vases isolateurs thermiques à vide, identiques entre-eux(A et A’, fig. 6). Dans l’un de ces vases A on place une ampoule de verre a contenant 7dg de bromure A’ de radium pur ; dans le deuxième vase A’ on place une ampoule de verre a’ qui contient une substance inactive quelconque, par exemple du chlorure de baryum. La température de chaque enceinte est indiquée par un thermomètre dont le réservoir est placé au voisinage immédiat de l’ampoule. L’ouverture des isolateurs est fermée par du coton. Dans ces conditions le thermomètre t qui se trouve dans le même vase que le radium, indique constamment une température supérieure de 3° à celle indiquée par l’autre thermomètre t’.
On peut évaluer la quantité de chaleur dégagée par le radium à l’aide du calorimètre à glace de Bunsen. En plaçant dans ce calorimètre une ampoule de verre qui contient le sel de radium, on constate un apport continu de chaleur qui s’arrête dès que l’on éloigne le radium. La mesure faite avec un sel de radium préparé depuis longtemps indique que chaque gramme de radium dégage environ 80 petites calories pendant chaque heure. Le radium dégage donc pendant chaque heure une quantité de chaleur, suffisante pour fondre son poids de glace. Cependant le sel de radium utilisé semble toujours rester dans le même état et, du reste, aucune réaction chimique ordinaire ne pourrait être invoquée pour expliquer un pareil dégagement continu de chaleur.
On constate encore qu’un sel de radium qui vient d’être préparé dégage une quantité de chaleur relativement faible. La chaleur dégagée en un temps donné augmente ensuite continuellement et tend vers une valeur déterminée qui n’est pas encore tout à fait atteinte au bout d’un mois.
Quand on dissout dans l’eau un sel de radium et que l’on enferme la solution dans un tube scellé, la quantité de chaleur dégagée par la solution est d’abord faible ; elle augmente ensuite et tend à devenir constante au bout d’un mois. Quand l’état limite est atteint, le sel de radium enfermé en tube scellé dégage la même quantité de chaleur à l’état solide et à l’état de dissolution.
On peut encore évaluer la chaleur dégagée par le radium à diverses températures, en l’utilisant pour faire bouillir un gaz liquéfié et en mesurant le volume du gaz qui se dégage. On peut faire l’expérience avec le chlorure de methyle (à -21°C). L’expérience a été faite aussi par M. le professeur Dewar et M. Curie avec l’oxygène liquide (à -180°C) et l’hydrogène liquide (à -292°C). Ce dernier corps convient particulièrement bien pour réaliser l’expérience : un tube A (fig. 7), (fermé à la partie inférieure et entouré d’un isolateur thermique à vide de Dewar), contient un peu d’hydrogène liquide H ; un tube de dégagement t t permet de recueillir le gaz dans une éprouvette graduée E remplie d’eau. Le tube A et son isolateur plongent tous deux dans un bah d’hydrogène liquide H. Dans ces conditions, aucun dégagement gazeux ne se produit dans le tube A. Lorsque l’on place une ampoule a contenant 7dg de bromure de radium dans l’hydrogène du tube A, il se fait un dégagement continu de gaz hydrogène, et l’on recueille 73cm³ de gaz par minute.
VI
Les rayons du radium provoquent diverses actions chimiques. Ils agissent sur les substances employées en photographie de la même façon que la lumière. Ils colorent le verre en violet ou en brun, les sels alcalins en jaune, en violet, en bleu ou en vert. Sous leur action la paraffine, le papier, le celluloïd jaunissent, le papier devient cassant, le phosphore ordinaire se transforme en phosphore rouge. D’une manière générale, les corps qui sont phosphorescents sous l’action des rayons du radium, subissent une transformation, et en même temps leur pouvoir phosphorescent tend à disparaître. Enfin, dans le voisinage des sels de radium on peut constater dans l’air la production d’ozone.
VII
Les rayons du radium provoquent diverses actions physiologiques.
Un sel de radium situé dans une boîte opaque en carton ou en métal, agit cependant sur l’œil et donne une sensation de lumière, pour obtenir ce résultat on peut placer la boîte contenant le radium devant l’œil fermé ou contre la tempe. Dans ces expériences les milieux de l’œil deviennent lumineux par phosphorescence sous l’influence des rayons du radium, et la lumière que l’on aperçoit a sa source dans l’œil lui-même [14].
Les rayons du radium agissent sur l’épiderme ; si on tient pendant quelques minutes une ampoule contenant du radium sur la peau, on n’éprouve aucune sensation particulière, mais, 15 à 20 jours après, il se produit sur la peau une rougeur puis une escarre dans la région où a été appliquée l’ampoule : si l’action du radium a été assez longue, il se forme ensuite une plaie qui peut mettre plusieurs mois à guérir. L’action, des rayons du radium sur l’épiderme est analogue à celle produite par les rayons de Röntgen. On essaye actuellement d’utiliser cette action dans le traitement des lupus et des cancers [15].
Les rayons du radium agissent encore sur les centres nerveux et déterminent alors des paralysies et la mort. Ils semblent aussi agir d’une façon particulièrement intense sur les tissus vivants en voie d’évolution [16].
VIII
Lorsque l’on place un corps solide quelconque dans le voisinage d’un sel de radium, on constate que ce corps acquiert les propriétés radiantes du radium : il devient radio-actif. Cette radio-activité induite persiste encore un certain temps quand on éloigne le corps du radium, cependant elle s’affaiblit progressivement,elle diminue de moitié environ pendant chaque demi-heure et finit par s’éteindre.
Ce phénomène se produit d’une façon régulière et particulièrement intense si l’on enferme les corps avec un sel de radium dans une enceinte close. Il y a aussi grand avantage à placer dans l’enceinte une solution d’un sel de radium plutôt que le sel solide [17].
Une solution d’un sel de radium est située en A. (fig. 8) dans un réservoir en verre qui communique par les tubes t et t’ avec deux autres réservoirs en verre remplis d’air, B et C. On constate que les parois des réservoirs B et C deviennent radio-actives et émettent des rayons de Becquerel analogues à ceux émis d’ordinaire par le radium lui-même, tandis que, au contraire, la solution du sel de radium émet très peu de rayons, la radio activité est en quelque sorte extériorisée.
Les phénomènes qui viennent d’être décrits se produisent aussi bien dans un autre gaz que l’air et cela quelle que soit la pression du gaz. La radio-activité se communique de proche en proche par une sorte de conduction à travers les gaz ; elle peut même se propager d’un réservoir à un autre par un tube capillaire. Le gaz qui a séjourné près du radium a donc acquis la propriété de rendre les corps solides radio-actifs. Le gaz lui-même est du reste radio-actif, mais il n’émet que des rayons très peu pénétrants. (Les rayons émis par le gaz ne peuvent pas traverser les parois d’un réservoir en verre.) Lorsque le gaz ainsi modifié est entraîné loin du radium, il conserve assez longtemps ses propriétés ; il continue à émettre des rayons de Becquerel très peu pénétrants et a provoquer la radio-activité des corps solides. Son activité à ce double point de vue diminue cependant de moitié pendant chaque période de quatre jours et finit par s’éteindre.
M. Rutherford suppose que le radium dégage constamment une substance gazeuse radio-active qui se répand dans l’espace et provoque les phénomènes de la radio-activité induite. Il donne à cette substance hypothétique le nom d’émotion du radium et pense qu’elle se trouve à l’état de mélange dans les gaz qui ont séjourné dans le voisinage du radium. Sans admettre nécessairement la nature matérielle de l’émanation, on peut employer cette expression pour désigner l’énergie radio-active de forme spéciale emmagasinée dans le gaz [18].
L’air chargé d’émanation provoque la phosphorescence, des corps qui se trouvent en sa présence ; le verre (plus particulièrement le verre de Thuringe) donne une belle phosphorescence blanche ou verte. Le sulfure de zinc de Sidot devint excessivement brillant sous l’action de l’émanation [19]. On peut faire l’expérience avec l’appareil représenté (fig. 9). Le robinet R étant fermé, l’émanation radio active qui se dégage de la solution de sel de radium en A se répand dans l’air au dessus de la solution. Lorsque l’émanation s’est ainsi accumulée en A pendant quelques jours, on fait le vide dans les réservoirs B et C, dont les parois intérieures sont enduites de sulfure de zinc phosphorescent. On ferme ensuite le robinet R", et on ouvre le robinet R. L’air chargé d’émanation est alors aspiré brusquement dans les réservoirs B et C qui deviennent aussitôt lumineux.
L’émanation du radium se comporte comme un gaz à bien des poin ts de vue : elle se partage comme un gaz entre deux réservoirs qui communiquent entre eux. Elle se diffuse dans l’air suivant la loi de diffusion des gaz et possède un coefficient de diffuusion voisin de celui de l’acide carbonique dans l’air [20].
MM. Rutherford et Soddy et découvert que l’émanation a la propriété de se condenser à la température de l’air liquide [21]. On peut montrer les effets de cette condensation en faisant encore usage de l’appareil représenté (fig. 9). Le robinet R" étant fermé et l’émanation étant répandue dans tout l’appareil comme à la fin de l’expérience précédemment décrite, les réservoirs B et C (couverts intérieurement d’une couche de sulfure de zinc de Sidot) sont lumineux. On ferme alors le robinet R et on plonge le réservoir C dans l’air liquide, Au bout d’une demi-heure, on constate que le réservoir B a perdu toute sa luminosité, tandis que le réservoir C est encore lumineux. L’émanation a en effet quitté le réservoir B et est venue se condenser en C dans la partie refroidie. Cependant le réservoir C n’est pas très lumineux, parce que la phosphorescence du sulfure de zinc est plus faible à la température de l’air liquide qu’à la température ambiante. On ferme ensuite le robinet R’, ce qui interrompt la communication entre les deux réservoirs B et C, on retire le réservoir C de l’air liquide et on le laisse revenir à la température ambiante. Le réservoir C est alors vivement illuminé tandis que le réservoir B est toujours obscur ; l’émanation qui, au début de l’expérience, était répandue dans les deux réservoirs, se trouve, en effet, maintenant tout entière, daus le réservoir C.
les expériences précédentes conduisent à assimiler l’émanation à un gaz analogue à un gaz matériel. Cependant, jusqu’ici, l’hypothèse de l’existence d’an pareil gaz est uniquement basée sur des manifestations radio-actives. Remarquons encore que, contrairement à ce qui se passe pour la matière ordinaire, l’émanation disparaît spontanément dans un tube scellé qui la renferme ; la quantité d’émanation diminue de moitié en quatre jours, et cette constante de temps est une donnée caractéristique de l’émanation du radium.
IX
Après avoir énuméré les propeiétés principales du radium, il convient de rappeler brièvement l’origine de sa découverte à laquelle Mme Curie a pris une très grande part [22].
L’étude des corps renfermant de l’uranium et du thorium avait montré que la radio-activité est une propriété atomique qui accompagne partout l’atome de ces deux corps simples ; la radio-activité d’une substance composée est en général d’autant plus forte, que la proportion du métal radio-actif contenue dans cette substance est elle-même plus grande. Certains minéraux d’uranium : la pechblende, la chalcolite, la carnotite, ont, cependant, une radioactivité plus forte que celle de l’uranium métallique. Nous nous sommes demandés si ces minéraux ne renfermaient pas, en petite proportion, quelques substances encore inconnues et fortement radio-actives, et nous avons recherché ces substances hypothétiques par les voies de l’analyse chimique, en nous guidant constamment sur la radio-activité des matières traitées.
Nos prévisions ont été vérifiées par l’expérience ; la pechblende contient des substances radio-actives nouvelles, mais ces substances sont dans leur minerai dans une proportion excessivement faible. Une tonne de pechblende, par exemple, contient une quantité de radium de l’ordre de grandeur de 1dg. Dans ces conditions la préparation des sels de radium est pénible et coûteuse. Une tonne de minerai fournit quelques kilogrammes de bromure de baryum radifère, d’où l’on extrait ensuite le bromure de radium par une série de fractionnements.
Pendant la séparation du radium, Demarçay, dont nous avons à déplorer la mort récente, a bien voulu examiner les spectres des produits que nous avions préparés. Ce concours nous a été précieux : dès le début de nos recherches, l’analyse spectrale est venue confirmer nos prévisions, en nous apportant la preuve que le baryum radio-actif que nous avions retiré de la pechblende contenait un élément nouveau. C’est à Demarçay que nous devons la première étude du spectre du radium [23].
Le radium a une réaction spectrale très sensible, aussi sensible que celle du baryum ; on peut reconnaître au spectroscope la présence du radium dans un sel de baryum radifère qui ne contient que 1/1O.000e de radium. Mais la radio-activité du radium donne une réaction 10.000 fois plus sensible encore. Un électromètre ordinaire bien isolé permet de déceler facilement la présence du radium lorsqu’il est mélangé à des substances inactives dans la proportion de un cent millionième.
Le radium est l’homologue supérieur du baryum dans la série des métaux alcalino-terreux ; son poids atomique égal à 226 a été déterminé par Mme Curie.
Bien que cet élément soit très voisin du baryum, il ne s’en trouve pas, même à l’état de trace, dans les minerais ordinaires de baryum. Le radium n’accompagne le baryum que dans les minerais d’urane ; ce fait a probablement nne grande importance théorique.
X
Le radium nous donné l’exemple d’un corps qui, tout en conservant le même état, donne lieu à un dégagement d’énergie continu et assez considérable. Ce fait paraît en désaccord avec les principes fondamentaux de l’énergétique. et diverses hypothèses ont été proposées pour éviter cette contradiction.
Parmi ces hypothèses nous en retiendrons deux qui ont été émises dès le début des études sur la radio-activité [24].
Dans la première hypothèse, ou suppose que le radium est un élément en voie d’évolution. On doit alors admettre que cette évolution est extrêmement lente, de telle sorte qu’aucun changement d’état appréciable ne se fait sentir au bout de plusieurs années. L’énergie que le radium dégage pendant une année correspondrait donc a une transformation insignifiante de ce corps. Il semble d’ailleurs naturel de supposer que la quantité d’énergie mise en jeu dans la transformation des atomes est considérable.
La deuxième hypothèse consiste à supposer qu’il existe dans l’espace des rayonnements encore inconnus et inaccessibles à nos sens. Le radium serait capable d’absorber l’énergie de ces rayons hypothétiques et de la transformer en énergie radioactive.
Les deux hypothèses que nous venons d’énoncer ne sont pas du reste incompatibles.
***
Depuis l’époque à laquelle cette conférence a été faite (19 juin 1903) un fait nouveau de grande importance a été découvert par MM. Ramsay et Soddy ; ces savants ont trouvé que l’émanation du radium, en même temps qu’elle disparaît, donne lieu à une production de gaz hélium dont la présence a pu être constatée par l’analyse spectrale. Il semble bien que l’on se trouve ainsi, pour la première fois, en face du phénomène de la formation d’un élément. Il est possible que le radium soit un élément chimique instable, et que l’hélium soit un des produits de sa désagrégation.
Eugène Curie, Professeur à la Faculté des Sciences de l’Université de Paris. [25]