Thèse de la faculté des Sciences de Paris, M. Henri Becquerel [1]
La thèse de doctorat, présentée cette année par M. Becquerel, est particulièrement remarquable. Elle n’est pas, ainsi qu’il arrive d’ordinaire, l’œuvre d’un débutant qui se hâte de soumettre à la Faculté les premiers résultats intéressants qu’il a pu obtenir. M. Becquerel, en effet, est connu déjà par de nombreux et importants travaux dans les diverses branches de la physique, travaux sur la polarisation rotatoire magnétique, sur la polarisation de la lumière solaire par l’atmosphère, sur le magnétisme des gaz, sur les spectres infra-rouges, etc. Ces précédentes découvertes auraient fourni aisément la matière de plusieurs thèses ; aussi la résolution tardive prise par M. Becquerel montre simplement combien grande est l’importance attachée aux titres universitaires en France, puisque ceux qui paraissent en avoir le moins besoin se croient obligés de les obtenir.
Les recherches de M. Becquerel ont porté sur l’absorption de la lumière dans les cristaux, question presque entièrement nouvelle, qui a été abordée jusqu’ici en quelques points seulement. Dans les corps isotropes, tels que le verre ordinaire et les cristaux du système cubique, les propriétés sont identiques dans toutes les directions autour d’un point, et, pour une même épaisseur, l’absorption est exactement la même dans tous les sens. Mais, avec les corps anisotropes, avec les cristaux d’un système autre que le système cubique, l’identité des propriétés autour d’un point n’existe plus ; l’élasticité, la vitesse de propagation de la lumière, la conductibilité pour la chaleur varient avec la direction ; de même aussi, pour une même épaisseur, l’absorption est différente pour des directions différentes. Ainsi certains cristaux, examinés par transparence, offrent des colorations différentes sur leurs diverses faces ; des faits de cette nature ont été signalés déjà par Biot, Brenster, Haidinger.
Le travail comprend deux parties principales, et la première partie est consacrée à l’étude complète de l’absorption de la lumière dans les cristaux. M. Becquerel étudie les variations d’intensité non seulement pour une radiation isolée, ainsi que les observateurs précédents, mais pour toutes les radiations, en un mot pour le spectre d’absorption tout entier. Il a pu ainsi reconnaître dans le cas général le mécanisme de l’absorption et aussi la relation avec la structure géométrique du cristal.
La seconde partie comprend la discussion de certaines anomalies tout à fait curieuses offertes par les bandes d’absorption d’un même cristal. Ces anomalies conduisent l’auteur à une nouvelle méthode d’analyse spectrale qui donne sur la constitution chimique et moléculaire de ces cristaux les renseignements les plus intéressants.
1re partie. Les cristaux uniaxes, qui sont les plus simples, sont présentés les premiers. Ils ont donné les résultats suivants.
Les spectres d’absorption du rayon ordinaire et du rayon extraordinaire ne sont pas les mêmes ; le premier, pour une même épaisseur, ne varie pas avec la direction ; le second, au contraire, est variable.
Les bandes de ces deux spectres ont des positions fixes dans le spectre, et leur intensité seule varie.
Le spectre du rayon extraordinaire est la superposition de deux spectres, dont l’un est le spectre ordinaire et l’autre le spectre extraordinaire proprement dit.
Telles sont les lois déduites de l’observation. Si, d’ailleurs, on se reporte à la théorie de la double réfraction donnée par Fresnel, ces deux séries de bandes apparaissent comme dues à deux sortes de vibrations, les unes parallèles, les autres perpendiculaires à l’axe. La vibration extraordinaire est en effet la résultante de deux vibrations, parallèle et perpendiculaire à l’axe. Ces résultats expérimentaux peuvent donc être, à certains égards, présentés comme une preuve nouvelle à l’appui de la théorie de Fresnel, qui repose, comme on sait, sur plusieurs hypothèses. Mais l’accord avec la théorie n’est pas absolument net, car Fresnel suppose que les deux vibrations du rayon extraordinaire se composent à l’intérieur du cristal, alors que la présence des deux séries de bandes dans le rayon extraordinaire absorbé semble indiquer, au contraire, que ces deux vibrations cheminent séparément dans le cristal.
De toute façon, le spectre d’absorption représente le mouvement vibratoire propre au cristal ; ce mouvement est composé des vibrations dirigées suivant les axes, c’est-à-dire telles que la force élastique coïncide avec le déplacement.
Par ces remarques, on voit que les résultats de M. Becquerel ont une grande importance. Ils fournissent en effet des éléments nouveaux pour la discussion de théories assurément classiques, mais basées sur des hypothèses et susceptibles d’être un jour transformées ou modifiées. De plus, ils font connaître le mode vibratoire particulier aux cristaux uniaxes.
M. H. Becquerel étudie ensuite le cas le plus général, le cas des cristaux biaxes. Les résultats sont les mêmes qu’avec les cristaux uniaxes, avec cette différence que le spectre d’absorption comprend trois séries de bandes au lieu de deux. Ces bandes ont toujours une position fixe dans le spectre et ne varient seulement qu’en intensité.
L’absorption ne dépend que de la direction de la vibration lumineuse à l’intérieur du cristal. Pour une vibration de longueur d’onde déterminée orientée parallèlement à l’un des axes d’élasticité optique, l’absorption est la même, à égalité de matière traversée, quelle que soit la direction de propagation.
Les phénomènes d’absorption sont donc soumis aux seules conditions de symétrie que la forme cristalline impose, et le spectre est formé de bandes qui peuvent se grouper généralement en trois séries et qui présentent leur maximum d’absorption, lorsque la vibration est parallèle à l’un des axes d’élasticité optique, et leur minimum lorsqu’elle est parallèle à l’un des deux autres.
Dans les cristaux orthorhombiques, par raison de symétrie, les trois directions principales d’absorption sont les trois axes ; ce sont les mêmes pour toutes les bandes.
Dans les cristaux clinorhombiques, et surtout dans les cristaux anorthiques, la dissymétrie se montre et d’ailleurs les trois directions principales d’élasticité optiques pour les diverses couleurs peuvent avoir des directions différentes, mais en général très peu différentes.
2e partie. La loi de l’absorption, rattachée à la symétrie particulière du cristal, est donc relativement simple. Mais, dans quelques cristaux, certaines bandes présentent des directions d’absorption maxima ou de disparition qui sont très écartées des axes d’élasticité optique. Le relevé de ces directions anomales et la discussion des conséquences curieuses et importantes auxquelles elles conduisent forment la seconde partie de la thèse.
Les sels de didyme et en particulier le sulfate qui cristallise dans le système clinorhombique ont des bandes offrant cette particularité. Ainsi une forte bande s’évanouit à 42 ° de l’axe optique pour la raie D du sodium. À quelle cause attribuer ces déviations singulières ? L’auteur a pensé très justement que les cristaux de cette catégorie devaient être des cristaux composés formés de corps isomorphes, mais optiquement dissemblables.
Senarmont, en effet, a montré que, par le mélange des proportions variables de corps isomorphes, mais optiquement dissemblables, on obtient des cristaux composés, dans lesquels l’angle des axes optiques varie progressivement. Dans le mélange, chaque cristal intervient pour déterminer la propagation de la lumière, qui est la résultante de toutes ses influences. Mais, pour l’absorption, le résultat doit être différent, et chaque substance agit comme si elle était isolée. Les directions principales de disparition doivent rester les mêmes par rapport aux axes optiques ; mais si les axes optiques sont différents pour deux cristaux composants, de même aussi les directions de disparition doivent être différentes.
Ces anomalies dans les directions de disparition indiqueraient donc la présence dans un même cristal de molécules différentes. Or cette conséquence est vérifiée immédiatement pour les sels de didyme.
En effet, le didyme qui est caractérisé par son spectre d’absorption n’est pas un corps simple. Les chimistes ont pu le dédoubler en praséodyme, qui offre une partie seulement des bandes, et en néodyme, qui présente les autres. Même le praséodyme a été dédoublé à son tour, si bien qu’il y a trois séries caractéristiques de bandes correspondant à trois corps différents. Or, justement, les deux séries de bandes du praséodyme ont des directions anomales ; et, de plus, ces directions sont différentes. L’hypothèse faite est donc vérifiée, et l’or peut en conclure justement que les autres bandes anormales annoncent d’autres corps différents dans le même cristal. L’auteur arrive donc à cette conséquence fort curieuse que le néodyme ne peut être simple ; même l’étude des directions anomales différentes permet de séparer les bandes caractéristiques des corps composants.
Cependant l’étude chimique des terres qui composent le didyme est bien peu avancée, et l’on peut se demander si les corps annoncés par ces séries distinctes de bandes sont ou des corps simples différents ou des composés différents d’un même corps simple. Pour éclaircir ce point important, M. H. Becquerel a fait de nombreuses expériences. Il a montré notamment que, en chauffant certains composés du didyme, on fait apparaître des bandes nouvelles et que l’on modifie les bandes primitives. De plus, il a constaté que le spectre d’absorption d’un sel dissous dans l’eau diffère du spectre du même sel cristallisé par le déplacement de certaines bandes ; et justement ces bandes sont anormales. Il est amené à conclure que ces bandes anormales peuvent annoncer aussi bien des composés différents d’un même corps simple que des corps simples différents.
De toute façon, ces recherches de M. Becquerel sur les directions anormales, recherches assurément longues et difficiles, ont fourni des données nouvelles et précieuses sur la constitution du didyme. Elles ont en outre conduit à une méthode nouvelle d’analyse spectrale qui permet de reconnaître les éléments composants d’un cristal.
En résumé, si l’on considère les résultats importants obtenus, le travail apparaît comme le plus remarquable qui ait été présenté depuis Fresnel sur les rapports entre la structure des cristaux et l’action exercée par eux sur la lumière.