Il pourra peut-être paraître surprenant à plusieurs de nos lecteurs qu’on vienne leur parler, dans un même article, de deux produits aussi nettement différents l’un de l’autre et ne semblant, a priori, n’avoir aucun point de contact entre eux.
Pourquoi associer, en effet, dans un seul sujet, d’une part un corps aussi redoutable que le chlore, d’autre part un produit d’un usage aussi répandu, aussi vulgaire que la soude ?
La raison en est bien simple : la fabrication de chacun de ces corps est corrélative l’une de l’autre. Un industriel qui fait aujourd’hui de la soude fabrique nécessairement du chlore ; qui plus est, il fabrique même de l’hydrogène. Ainsi donc : chlore, soude, hydrogène sont les résultats d’une seule et même opération chimique qui peut s’appeler « l’électrolyse du sel marin ou chlorure de sodium ».
Immédiatement, en effet, vous vous dites : chlorure … , donc chlore ; sodium … , donc soude. Oui, mais l’hydrogène ? Le chlorure de sodium a pour formule NaCl, nous n’y voyons pas d’hydrogène, d’où vient-il donc ?
Quelques mots d’explication, et vous allez vite comprendre.
Tout d’abord, l’obtention industrielle de ces corps se fait aujourd’hui grâce à l’électrolyse, c’est-à-dire grâce à la décomposition d’un produit et ses constituants, au moyen du courant électrique. Si donc, nous plaçons dans un récipient quelconque une solution concentrée de chlorure de sodium, voici les phénomènes qui se passent. Sous l’action du courant électrique, le sel marin est décomposé et ses constituants
NaCl | => | Na | + | Cl |
chI. de sod, | sodium. | chlore. |
Mais comme cette opération a lieu au sein de l’eau, elle se modifie de la façon suivante :
Le sodium formé est immédiatement décomposé par l’eau en dormant de la soude :
Na + | H2O | => | NaOH + | H |
sodium. | eau. | soude. | hydrogène. |
Et voilà la source de notre hydrogène. Chlore, soude, hydrogène sont donc bien les résultantes finales de l’électrolyse du chlorure, de sodium.
Il nous parait intéressant de donner à nos lecteurs quelques détails sur cette industrie nouvelle en France, pleine d’avenir et de promesse.
L’industrie de l’électrolyse du chlorure de sodium en France est née de la guerre. La nécessité de nous défendre en usant du gaz si éminemment toxique que le chlore, dont les premiers les Allemands ont fait usage au début de la guerre, nous ont obligés à créer de toutes pièces cette industrie qui n’existait pour ainsi dire pas chez nous avant la guerre.
Nous vous ferons grâce de la description des procédés archaïques encore employés jusqu’à ces derniers temps chez nous pour préparer le chlore ou la soude. L’industrie d’aujourd’hui peut et doit évoluer au fur et à mesure que les découvertes scientifiques lui ouvrent la voie. Le sujet dont nous vous entretenons aujourd’hui en est un exemple bien frappant.
Comment se pratique industriellement l’électrolyse
D’abord quelques chiffres, pour mieux faire sentir l’importance de la réaction finale :
100 kg de chlorure de sodium fournissent : 60 kg de chlore, 68 kg de soude et 1,7 kg d'hydrogène.
Évidemment, si on se contente de faire la réaction de l’électrolyse au laboratoire, l’opération est éminemment simple : un vase quelconque contenant une solution concentrée de chlorure de sodium, et dans lequel on fait arriver le courant électrique, et voilà notre appareil installé ; le chlore se dégagera au pôle positif ou anode, le sodium se formera au pôle négatif ou cathode, et se combinera instantanément à l’eau en donnant de la soude.
Théoriquement, c’est donc très simple que d’électrolyser du chlorure de sodium. Mais pratiquement il n’en est plus de même. Voici en effet ce qui va se passer : le chlore, en se dégageant au sein du liquide, va immédiatement se combiner avec la soude libre pour redonner du chlorure de sodium… et alors ce serait un cercle vicieux ; ou bien encore, par une réaction secondaire, le chlore se combinerait avec cette même soude pour donner de l’hypochlorite de soude, autrement ,dit de l’eau de Javel !
C’est donc ici que surgit la difficulté : isoler les deux produits, chlore et soude, les empêcher de réagir l’un sur l’autre au fur et à mesure de leur formation.
L’industrie y arrive maintenant d’une façon parfaite, au moyen d’appareils très simples appelés « cellules ».
Avant d’arriver aux appareils très modernes dont nous nous sommes servis pendant la guerre, nous vous parlerons cependant du procédé fort intéressant qui a été longtemps usité en Amérique ; c’est le procédé au mercure.
Supposons, par exemple, une cuve au fond de laquelle se trouve une petite couche de mercure reliée par un fil au pôle négatif du courant.
Cette cuve contient, au-dessus de la couche de mercure, une autre couche de solution de chlorure de sodium où plonge le pôle positif. Que va-t-il se passer ? Naturellement, il y a, dès la fermeture du courant, formation de chlore et de sodium. Mais le sodium sera immédiatement absorbé par le mercure dont chacun connaît les grandes affinités pour les métaux. Ce sodium va donc se précipiter sur le mercure, avec lequel il formera un amalgame. Au moyen d’un dispositif mécanique, on s’arrange pour éliminer cet amalgame, et alors c’est bien simple : le chlore, ne trouvant plus de soude devant lui, pourra être recueilli à l’état libre.
Mais, vous direz-vous, que ferons-nous de l’amalgame de sodium ? Et puis, enfin, le mercure coûte fort cher, et perdre ainsi du mercure pour le combiner au sodium, ne doit guère être un procédé très rémunérateur !
Mais c’est tout simplement enfantin, et voici pourquoi : l’amalgame de sodium est recueilli dans un récipient à part ; on l’y traite par de l’eau et il se décompose immédiatement en régénérant du mercure d’une part et de la soude de l’autre. Et le mercure rentre dans le cycle de la réaction, et peut servir indéfiniment à répéter l’opération.
Quoi qu’il en soit, et quelque simple que soit ce procédé, il est actuellement détrôné par un autre encore infiniment plus simple ; la cellule à diaphragme. Avec ce dispositif, la cellule, autrement dit l’appareil où se passe l’électrolyse, est séparée en deux parties par une cloison poreuse qui a reçu le nom de diaphragme. Dans l’une des parties se trouve l’anode, le pôle positif i c’est là que se dégagera le chlore ; dans l’autre partie se trouve la cathode, le pôle négatif ; c’est là que l’on recueillera la soude. Ainsi, plus de mélange possible entre ces deux corps qui ont tant d’affection l’un pour l’autre que, mis en présence, ils se recombinent aussitôt pour reformer le chlorure de sodium, d’où on les avait extraits séparément.
Avec la cellule à diaphragme … « chacun chez soi ! » et l’on peut à volonté diriger son chlore d’un côté, recueillir la soude d’un autre côté.
Mais, sous le nom de diaphragme, nous vous avons parlé d’une cloison poreuse. Qu’entend-on par là ? Bien des éléments peuvent constituer un diaphragme ; le parchemin végétal, la porcelaine d’amiante, le tissu d’amiante enduit de kaolin ou encore silicaté, des plaques d’amiante que l’on fait tremper dans une solution de gélatine bichromatée. La forme et la nature du diaphragme varient avec chaque modèle de cellule, et il en existe de nombreux.
En un mot, le diaphragme intercalé entre l’anode et la cathode a pour but d’empêcher la circulation intérieure du liquide qui tend à se faire en sens inverse de celui du courant électrique pour recombiner les éléments chlore et soude.
Au moyen du diaphragme, constitué par une cloison suffisamment poreuse pour laisser passer le courant électrique, on isole dans le compartiment cathode la soude mise en liberté pour l’empêcher d’aller s’unir au chlore libre de l’anode et reformer ainsi le chlorure de sodium initial d’où on était parti.
Nous avons aujourd’hui dans nos usines françaises d’excellentes installations qui fonctionnent avec ces cellules à diaphragmes, dont les meilleurs modèles sont la cellule « Allen Moore » [1]et la cellule « De Vains ».
Lorsque, pendant la guerre, alors qu’il fallait faire vite, on a voulu installer ces cellules productrices de chlore, on s’est trouvé ici devant une grosse difficulté à surmonter, difficulté qui provenait de ce que tout le matériel électrique était exposé à un produit aussi nocif que le chlore, détériorant les isolants, attaquant les parties en bronze ou en cuivre, risquant, en un mot, de mettre rapidement tout le matériel hors d’usage, malgré tous les soins que l’on pouvait apporter à son entretien. Les ingénieurs ont tourné cette difficulté en employant des moteurs hermétiquement clos, et où l’air intérieur ne pouvait pénétrer en contact avec le chlore ; cette installation fut complétée en enfermant toutes les canalisations électriques sous des tubes isolateurs.
L’électrolyse du chlorure de sodium donne trois produits importants, comme nous l’avons déjà dit : du chlore, de la soude, de l’hydrogène. Comment s’y prend-t-on pour les recueillir, pour les emmagasiner, pour s’en servir ? Quelles sont leurs utilisations ? C’est ce que nous allons voir.
L’hydrogène est le plus simple de tous les corps, et croyez bien qu’on ne le perd pas, car il a beaucoup de valeur. L’électrolyse le produit en effet dans un grand état de pureté. Tous les moyens connus autrefois pour préparer ce gaz le fournissaient toujours dans un état très impur, qui nécessitait presque toujours, suivant ses emplois, une purification coûteuse. L’électrolyse nous donne de l’hydrogène chimiquement pur. Et à quoi sert-il ? Il serait trop long d’entamer ici un nouveau chapitre à ce sujet. Pour le moment, nous nous contenterons de vous dire qu’il sert actuellement dans les chalumeaux pour obtenir des températures extrêmement élevées ; qu’il est employé pour gonfler les ballons. Mais nous vous dirons aussi que, demain, l’hydrogène, l’hydrogène pur, aura un emploi infiniment intéressant : il servira tout simplement à transformer les matières grasses liquides, comme l’huile de phoque ou de baleine, en une matière grasse solide parfaitement comestible. Nous vous en reparlerons avec plus de détails bientôt…
Le chlore, ce gaz si redoutable, si dangereux à manier, on le liquéfie et on le renferme dans des bombes d’acier.
Ouvrons ici une parenthèse. Nous vous avons dit précédemment que le chlore attaquait tous les métaux toutes les canalisations électriques, et nous vous parlons maintenant de le renfermer dans des bombes métalliques. En effet, le chlore, lorsqu’il est sec, bien sec, mais rigoureusement sec, n’attaque plus du tout les métaux. Or, lorsqu’il se dégage des cellules électrolytiques, il entraîne toujours avec lui une certaine quantité d’humidité. Il faut donc le dessécher soigneusement et on y arrive très bien en faisant traverser à ce gaz de grandes tours en grès remplies d’acide sulfurique concentré, lequel s’empare de l’eau contenue dans le chlore et donne un gaz parfaitement sec.
Une fois que le chlore est obtenu ainsi exempt d’humidité, voici comment on. s’y prend pour le rendre liquide : on le comprime tout en le refroidissant ; le gaz sortant de l’appareil où il s’est desséché est comprimé à 9 ou 10 atmosphères, au moyen d’un compresseur. Mais le fait de comprimer le gaz l’échauffe. On l’envoie donc sous cette pression dans un jeu de serpentins refroidis par circulation d’eau extérieure, et aussitôt il se liquéfie.
Ce qu’il est intéressant de savoir ici c’est que la lubrification des organes mécaniques en contact avec le chlore (chambre de compression, soupapes, pistons) est assurée, non pas par une huile minérale quelconque qui serait immédiatement attaquée par le chlore, mais par de l’acide sulfurique à haute concentration qui, de ce fait de haute concentration, n’attaque pas plus les métaux que le chlore sec.
Le chlore liquéfié est alors emmagasiné dans des cylindres en tôle d’acier rivés, soudés et éprouvés à 25 kilogrammes. Ces cylindres peuvent contenir jusqu’à 1 000 kilogrammes de chlore.
La concentration de la soude
La soude, ou plus exactement la solution aqueuse de soude que l’on sort des cellules électrolytiques, ne peut pas, telle que, être utilisée par l’industrie, et cela pour deux raisons. La première, c’est qu’elle est dans un état de dilution trop grand. Il ne faut pas, en effet, que l’acheteur paie des frais de transport exagérés pour une marchandise contenant un pourcentage élevé d’eau.
Il faut donc enlever en partie ou même en totalité cette eau ; on y arrive par une concentration méthodique.
La deuxième, c’est que cette soude n’est pas pure ; elle contient beaucoup de chlorure de sodium qu’elle a entraîné avec elle. Mais le chlorure de sodium est peu soluble dans une liqueur concentrée ; la même opération de concentration permettra donc d’éliminer ce chlorure de sodium.
D’abord le chlore. Le chlore se vend actuellement, sous forme de chlore liquide, dans des bouteilles d’acier. Il est employé pour la fabrication de nombreux produits.
Le chlore sert à fabriquer le chloroforme ; dans l’industrie des matières colorantes, des parfums, il a de nombreux emplois.
On l’utilise pour récupérer l’étain des déchets de fer-blanc, pour stériliser l’eau potable. Mais il est évident que le plus gros débouché du chlore est encore la préparation du chlorure de chaux et de l’eau de Javel employés pour blanchir les fibres végétales telles que le coton, le linge et surtout le papier.
En ce qui concerne l’industrie du papier, notamment, l’industrie du chlore électrolytique est ici un précieux adjuvant. Grâce aux nouvelles cellules électrolytiques nouvellement employées, les fabricants de papier peuvent avoir, dans leur usine, une installation où ils préparent eux-mêmes le chlore dont ils ont besoin pour blanchir la pâte à papier. Ainsi la grande papeterie Bergès vient d’installer dans ses usines toute une série de cellules électrolytiques « De Vains », dans le but de blanchir l’alfa et la paille, et pour le traitement de la pâte à papier.
Quant à la soude, ses emplois sont multiples, mais le plus important de tous est évidemment dans l’industrie du savon. Il n’existe pas aujourd’hui de ville un peu importante qui ne possède une fabrique de savon. La décomposition des matières grasses par la soude fournit le savon, et c’est là un débouché formidable pour ce produit que nous pouvons maintenant préparer chez nous, par une méthode rationnelle et économique. I. Lazennec, Ingénieur chimiste.