COMBIEN cette idée qui nous paraît si simple aujourd’hui : la création d’un journal scientifique, était neuve encore au milieu du XVIIe siècle ! Combien d’entraves ont suscité à son modeste fondateur Denis de Sallo, les auteurs médiocres que ce nouveau tribunal condamnait sans appel ! Quelle patience, quelle érudition, quelle somme prodigieuse de travail il a fallu à cet érudit journaliste, à ses collaborateurs et à ses successeurs pour surmonter des obstacles sans cesse renouvelés et donner à leur œuvre une vitalité assez forte pour lui permettre, en renaissant toujours de ses cendres, de se perpétuer jusqu’à nous.
Denis de Sallo, seigneur de la Coudraye, naquit à Paris, en 1626, d’une vieille famille noble du Poitou [1].
Les études de sa première jeunesse furent peu brillantes, mais dès son entrée en rhétorique au collège des Grassins, il remporta tous les prix de sa classe, devint l’année suivante un élève distingué de philosophie, et après la soutenance publique de remarquables thèses grecques et latines, il se livra avec ardeur à l’étude du droit. Ses rapides progrès lui permirent en 1652 de succéder à son père, Jacques de Sallo, dans sa charge de conseiller au Parlement de Paris. Trois ans après, il épousa Elisabeth Menardeau, fille d’un conseiller en la Grand’Chambre, dont il eut un fils et quatre filles. Il mourut le 14 mai 1669 d’une attaque d’apoplexie.
« Il lisait toutes sortes de livres, dit Moréri, avec un soin incroyable, et employait continuellement des personnes gagées pour transcrire ses réflexions et les extraits qu’il leur marquait ; de sorte que par cette manière d’étude, il se mit en état de composer, en peu de jours, des traités sur toutes sortes de matières, comme il le fit voir en plusieurs rencontres ».
C’est probablement le nombre considérable de matériaux ainsi réunis au cours de ses lectures qui lui donna l’idée de donner au public ces extraits littéraires ou scientifiques dans une publication hebdomadaire, comme son confrère Renaudot l’avait fait pour les nouvelles politiques dans sa fameuse Gazette, fondée en 1631.
Il s’adjoignit, pour exécuter cette besogne alors colossale, plusieurs savants ou hommes de lettres : de Bourzeis, théologien distingué, de Gomberville, Chapelain, le fameux auteur de la Pucelle, et l’Abbé Gallois, qui semblait « né pour ce travail » [2] ; mais de Sallo revoyait tous les articles, peu nombreux d’ailleurs, que lui fournissaient ses collaborateurs et en écrivait lui-même le plus grand nombre.
Une fois le privilège obtenu, l’appui de Colbert assuré, le plan arrêté et la périodicité fixée, le Journal des Sçavans [3] parut enfin, le lundi 5 janvier 1665, en une feuille et demie in-4 , sous le pseudonyme d’Hédouville [4] et continua de se publier tous les lundis jusqu’au 30 mars de la même année, époque à laquelle son privilège fut retiré à de Sallo.
Quoique sa critique fût toujours modérée et juste, elle lui avait cependant attiré de nombreux ennemis parmi les gens de lettres, et, ce qui était plus dangereux, parmi , les Jésuites, alors « tout puissants », qui n’avaient pu voir sans déplaisir s’élever un tribunal littéraire et philosophique ne relevant pas d’eux, qui détestaient, d’ailleurs, Sallo et ses amis, en leur qualité de parlementaires et de gallicans suspects de jansénisme. Ils joignirent leurs plaintes aux cris de l’amour-propre blessé ; ils firent agir le nonce du pape, et celui-ci finit par obtenir qu’il serait fait défense à de Sallo de continuer sa publication [5]. Le prétexte donné était un passage du Journal dans lequel de Sallo critiquait un décret des inquisiteurs u dont les oreilles délicates demandent de si grands ménagements » [6].
Colbert conserva toutefois son amitié à son protégé, le dédommagea de la suppression de son journal par un emploi aux Finances, et comprenant tout l’intérêt de l’œuvre de Sallo, chargea l’Abbé Gallois de la continuer.
Le Journal reparut le 4 janvier 1666, et dès cette année il fut illustré [7]. A ce propos je crois utile de faire une remarque bibliographique. Le Journal des Sçavans, comme tous les journaux analogues des XVIIe et XVIIIe siècles qui avaient du succès, était réimprimé au fur et à mesure de l’épuisement des numéros ; ainsi dans l’exemplaire que j’ai consulté à la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris, l’année 1665 est de 1723, l’année 1666 de 1729, tandis que l’année 1676 a été réimprimée en 1717. Aussi est-il pour ainsi dire presque impossible de trouver deux collections qui se ressemblent exactement. Si on ajoute à cela que dans les réimpressions l’éditeur a intercalé quelquefois des notes sans indiquer qu’elles ne figuraient pas à l’édition originale, et que quelques-uns de ces journaux ont été contrefaits en Hollande, on aura une idée de la difficulté des recherches et l’explication de la divergence si regrettable des citations) mais l’Abbé Gallois, qui garda la direction de cette feuille pendant neuf ans, le publia très irrégulièrement, ainsi l’année 1670 n’a qu’un numéro et l’année 1683 n’en a vu paraître aucun.
En 1675, le Journal de l’Abbé La Roque, qui apporta dans ses fonctions une ponctualité digne d’éloges, mais qui était loin, comme science, de valoir son prédécesseur en 1686, le Chancelier Boucherat qui s’en était déclaré protecteur, en donna la direction au président Cousin.
Enfin, en 1701, ce périodique fut acquis pour l’Etat par le Chancelier de Pontchartrain, qui en confia la composition non plus à un seul homme, mais à une compagnie de savants : Dupin, Rassicod, Pouchard, Andry, Fontenelle, Vertot et Julien comme directeur.
Ainsi renouvelé, soutenu par l’Abbé Bignon, neveu du Chancelier, le Jour al des Sçavans reparut le 2 janvier 1702, et son histoire jusqu’en 1792, où les événements politiques l’obligèrent à s’arrêter de nouveau, pré sente cette seule particularité qu’à partir de 1724 sa périodicité change et que, d’hebdomadaire, il devient mensuel avec des suppléments semestriels ou des volumes complémentaires (1707, 8 et 9). Toutefois l’année 1773 n’a que les cinq numéros des premiers mois.
Sylvestre de Sacy essaya, en 1796, de ressusciter le journal, mais sa tentative échoua après la publication de douze numéros du 16 nivôse au 30 prairial de l’an V. Rétabli en 1816, sur la proposition de Barbé-Marbois, Garde des Sceaux, et Dambray, Chancelier, sur un rapport de l’historien Guizot, alors Secrétaire général au Ministère de la Justice, Le journal des savants reparut, mais cette fois pour ne plus disparaître, le 1er septembre. A partir de cette époque, la Présidence du Comité de Rédaction appartint au Garde des Sceaux jusqu’au décret impérial du 24 mai 1857, par lequel elle fut transférée au Ministre de l’Instruction Publique jusqu’en 1900. Publié depuis 1901 aux frais de l’Institut de France, Le journal des savants se publie encore actuellement sous la Direction de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Sa publication n’a pas été arrêtée de 1939 à 1945 et maintenant il continue de paraître, à raison de quatre fascicules par an.
Telle fut la vie assez mouvementée du premier journal scientifique. L’œuvre de Denis de Sallo possédait les qualités qui rendent féconds et durables les travaux intellectuels : le mérite et l’utilité. Aussi s’empressa-t-on de le copier dans divers pays d’Europe. On en fit même des contrefaçons en Hollande, tan dis que la Société Royale de Londres l’imita immédiatement en inaugurant, dès le 6 mars 1665, la série de ses célèbres Philosophical Transactions. Un peu plus tard, Leibniz, avec l’aide d’Otto Mencke, lança les non-moins fameux Acta eruditorum qui, calqués sur notre Journal des Sçavans, se publièrent en latin à Leipzig de 1682 jusqu’en 1776. Aujourd’hui la presse scientifique compte de nombreux organes dans les deux mondes, mais elle a singulièrement évolué. A côté des journaux de vulgarisation (comme La Nature) mettant à la portée du public toutes les sciences et leurs applications, s’impriment beaucoup de revues à tirage restreint, traitant chacune d’une seule spécialité plus ou moins importante.
Note : Le journal des savants existent toujours, mais sa ligne éditoriale a quelque peu évolué.
Lire également :JACQUES BOYER, Denis de Sallo, fondateur du Journal des Sçavans, et son œuvre. La Revue Scientifique, Numéro 13 - tome LII - 23 septembre 1893