Des appareils enregistreurs de la vitesse

E.-J. MAREY, La Nature, N°878 - 29 mars 1890
Dimanche 22 février 2009 — Dernier ajout dimanche 7 février 2010

L’emploi des instruments de mesure et de contrôle est l’origine de presque tous les progrès, dans les sciences comme dans l’industrie ; aussi, en vue de perfectionner les différents systèmes de locomotion, cherche-t-on des moyens exacts de mesurer les vitesses. Nous voyons les marins attacher une grande importance au choix du meilleur loch, les ingénieurs créer des tachygraphes, c’est-à-dire des instruments qui inscrivent continuellement la vitesse des trains, les industriels réclamer des appareils qui permettent de surveiller la vitesse de leurs machines. Il n’est pas jusqu’au modeste fiacre pour lequel on ne cherche un compteur, c’est-à-dire un instrument qui donne au voyageur la satisfaction de savoir le chemin qu’il a fait et le temps qu’il a mis à le faire.

Les physiologistes de leur côté ont soin d’instruments précis lorsqu’ils nichent les différentes formes du mouvement dans les fonctions de la vie : la vitesse du sang dans les vaisseaux, celle de l’air dans les bronches, celle des divers animaux qui se meuvent sur la terre, dans l’eau ou dans l’air. Ils ont pour cela des moyens spéciaux ; les lecteurs de La Nature connaissent déjà la manière de mesurer avec une grande précision la vitesse de la marche ou de la course de l’homme, afin de saisir les influences qui augmentent ou diminuent cette vitesse( [1]).

Bien qu’ils poursuivent à peu près le même but, les divers expérimentateurs emploient des moyens très différents ; cela tient sans doute, en partie, à la diversité des conditions où ils opèrent ; il est toutefois bien probable que l’instrumentation se simplifierait et tendrait à s’uniformiser si l’on s’attachait aux principes qui doivent présider à l’inscription de out mouvement. Or, ces principes ont été admirablement posés par l’ingénieur français Ibry.

Les employés de chemins de fer seraient fort embarrassés pour suivre le mouvement si compliqué des trains qui circulent sur leurs lignes, s’ils n’avaient pour se renseigner que l’obscur grimoire dont le public se contente et qu’on nomme un indicateur. Mais avec les diagrammes de lbry, on peut saisir, d’un coup d’œil, le nombre des trains qui circulent sur une certaine étendue de ligne, le sens de la marche de chacun d’eux, sa vitesse et ses arrêts, les points de croisement de deux trains, le lieu où chacun doit se trouver à un instant donné.

Cette expression graphique du mouvement, la plus simple et la plus parfaite qui ait jamais été conçue, est obtenue avec une extrême facilité : une ligne tracée obliquement sur un papier quadrillé traduit par sa direction et ses inflexions diverses, le sens du mouvement de chaque train et toutes les phases de sa vitesse. Dans la construction d’une machine qui traduise la marche d’un véhicule, il faut avant tout viser à obtenir un tracé de cette nature, à moins de se contenter d’une notion très imparfaite du mouvement.

Les compteurs appliqués aux roues des véhicules ou aux hélices des bateaux donnent, il est vrai, au moment où on les consulte, l’indication du chemin parcouru depuis l’origine du mouvement, mais ils n’indiquent pas la vitesse du parcours. Ces instruments sont fort précieux pour effectuer les mesures sommaires de terrain, ou bien pour comparer les longueurs relatives de deux itinéraires qui conduisent d’un point à un autre, mais leur utilité s’arrête là. En effet si, pour compléter les indications du compteur, on notait avec soin l’instant du départ et celui, de l’arrivée, cela ne permettrait encore que d’estimer la vitesse moyenne du trajet, c’est-à-dire une vitesse qui n’a peut-être existé réellement à aucun instant du voyage, car il a pu se produire des accélérations, des ralentissements et même des arrêts. Un compteur ne signale pas tous ces accidents de trajet ; si l’on en veut garder la trace, il faut nécessairement des instruments spéciaux qui inscrivent fidèlement la vitesse à chaque instant avec toutes les variations qu’elle a présentées.

Les études que nous poursuivons depuis longtemps, sur la locomotion de l’homme et des animaux, nous ont conduit à construire des instruments de ce genre.

On a pu voir ici même la description d’un enregistreur des vitesses auquel nous avons donné le nom d’odographe à cylindre ( [2]). Cet instrument trace le diagramme d’un mouvement au moyen d’un style Oui se meut parallèlement à la génératrice d’un cylindre couvert de papier quadrillé. Le cylindre tourne d’un mouvement uniforme, le style progresse avec une vitesse proportionnelle à celle du véhicule. De la combinaison de ces deux mouvements perpendiculaires l’un à l’autre résulte la courbe des espaces parcourus en fonction du temps, c’est-à-dire l’expression complète du mouvement( [3]). Dans la pratique, une difficulté se présente, quand l’inscription d’un mouvement doit se faire d’une façon continue, sur un très long parcours, et pendant un temps très long : c’est que, pour inscrire une courbe de ce genre, il faudrait une énorme surface de papier.

En effet : soit (fig. 1) un diagramme qui exprime qu’un marcheur parcourt uniformément un hectomètre far minute ; la courbe du mouvement sera la diagonale d’un carré dont les côtés verticaux correspondent aux divisions du chemin en hectomètres, et les côtés horizontaux aux divisions du temps en minutes.

On voit, sur cette figure, que pour exprimer le mouvement pendant la première minute, il suffit d’un petit carré de papier, de 5 millimètres de coté, mais que pour l’inscrire pendant 2 minutes, il faut un carré quatre fois plus grand ; pour 5 minutes, un carré neuf fois plus grand, et ainsi de suite, la surface de papier qui reçoit le tracé étant proportionnelle au carré du temps pendant lequel on inscrit le mouvement. Il suit de là que le tracé qui exprimerait une marche d’une demi-heure couvrirait presque entièrement une page de ce journal ; que pour un trajet de 3 heures 20 minutes, la surface de papier nécessaire serait d’un mètre carré ; enfin que pour les parcours de 12 heures et même davantage, qu’on exécute si souvent-en chemin fer, la surface qui recevrait le tracé serait un carré de plusieurs mères de côté.

De telles nécessités rendraient la méthode tout à fait inapplicable pour l’inscription des longs parcours, mais heureusement il y a plusieurs moyens d’y échapper.

L’un de ces moyens consiste à réduire l’échelle du tracé : on y arrive, dans l’odographe à cylindre, en diminuant à la fois la vitesse du cylindre tournant et celle du style traceur. Mais ce moyen doit être appliqué avec discrétion, sans quoi les petites inflexions qui expriment les différents accidents de la vitesse seraient tellement réduites qu’elles deviendraient insaisissables.

Un autre moyen consiste à sacrifier la continuité de la courbe, et à la recueillir par tronçons successifs, correspondant chacun au chemin par couru pendant u certain temps choisi pour unité. Ce demie moyen présente d grands avantages : d’une part, il réduit beaucoup la surface de patrie nécessaire pour recevoir le tracé, car tell surface n’est plus que simplement proportionnelle au chemin par couru ; d’autre-part, dans la construction de l’appareil inscripteur, au lieu d’un cylindre lourd, volumineux et encombrant, on se sert d’une petite bobine couverte d’une bande de papier sans fin.

Cela constitue, connue on va le voir, une très grande simplification.

La figure 2 est un exemple de ces tracés fractionnés. La bande de papier qui reçoit l’inscription progresse à raison d’un demi-centimètre pour chaque hectomètre de chemin parcouru ; de cette façon, l’échelle des chemins garde sa continuité. Quant à l’échelle des temps, elle est fractionnée en petits intervalles de cinq minutes chacun, pendant lesquels le style traceur se porte uniformément de gauche à droite, c’est-à-dire de la division 0’ à la division 5’.

Pour une durée de cinq minutes, les choses se passent absolument comme dans la figure 1 : en effet, la ligne oblique tracée en A, montre que la progression était uniforme et que la vitesse était d’un hectomètre à la minute. Au bout de ce premier intervalle de temps, supposons que le style traceur porte soudainement à gauche de la bande de papier, il recommencera à tracer une nouvelle courbe qui sera le tronçon B dans lequel la vitesse est d’abord la même que dans le tronçon A ; puis on voit un arrêt d’une minute mesuré par la longueur de la partie horizontale que le style a tracée. Après cet arrêt, l’inflexion graduelle de la courbe exprime que le mouvement s’accélère et atteint, vers la fin du tracé, une vitesse de deux cents mètres à la minute.

Le tronçon C indique d’abord la continuation de cette vitesse, puis à la onzième minute, le mouvement se ralentit soudain ; il garde son allure pendant le tronçon D et une partie de E. Le marcheur s’arrête alors, après un parcours de 21 hectomètres ; l’arrêt dure trois minutes ; il occupe la fin du tronçon E et le commencement de F. Ce dernier s’achève avec une allure uniforme. Au moment où le tracé s’arrête, 2530 mètres ont été parcourus en 30 minutes. Il serait superflu de multiplier les exemples pour faire comprendre comment s’expriment graphiquement les différentes variations de la vitesse d’un marcheur.

L’appareil qui donne ce genre de tracés est représenté figure 3. Une roue munie de deux brancards est conduite par le marcheur qui la pousse devant lui comme il ferait d’une brouette. Chaque tour de roue correspond à un parcours constant ; or, la roue commande, au moyen d’une bielle, un cliquet qui agit sur le mécanisme de l’appareil enregistreur. Chaque va-et-vient de la bielle fait passer une dent d’une roue de rochet qui transmet son mouvement à un petit laminoir entre les cylindres duquel défile une bande de papier sans fin. De cette façon, le papier avance d’une quantité proportionnelle au chemin parcouru par la roue sur le sol. Dans la disposition adoptée pour étudier la marche de l’homme, la vitesse du papier était réglée de telle sorte, qu’un millimètre de papier correspondît à un parcours de cent mètres sur le terrain. En même temps qu’elle est poussée par le laminoir, la bande de papier est traversée par un style traceur conduit uniformément par un rouage d’horlogerie. Ce style (fig. 4 et 5) met une heure pour traverser la bande, dont la largeur est de six centimètres. Or, comme il serait assez difficile d’estimer, à la simple vue, les fractions de l’heure, un peigne de treize dents équidistantes trace ut le papier, à mesure qu’il se lamine, des lignes dont l’intervalle correspond exactement à la douzième partie d’une heure, c’est-à-dire à 5 minutes.

La principale difficulté était d’obtenir, au bout de chaque heure, que le style qui a traversé la bande et s’échappe par le bord droit de celle-ci, passât sans perte de temps au bord gauche et recommençât un nouveau tracé. Nous avons atteint ce résultat au moyen d’une série de cinq styles fixés à 6 centimètres l’un de l’autre sur un ruban d’acier sans fin. Ce ruban, conduit sur deux galets par un mouvement d’horlogerie, tourne sans cesse avec une vitesse de 6 centimètres à l’heure. Quand un style a traversé la bande, le suivant est tout prêt à tracer à son tour.

Le papier qui reçoit le tracé est couvert d’une couche de blanc de zinc (papier couché du commerce) ; les styles en maillechort, à angles vifs, tracent, sans usure sensible, sur le papier ainsi préparé. Sans parler des dispositifs accessoires tels que la remise à l’heure de l’horloge et du style traceur, les moyens de remplacer par une bande de papier nouvelle celle qui a déjà traversé le laminoir, etc., nous essayerons de montrer les applications multiples de l’odographe à bande sans fin.

L’instrument que nous ,venons de représenter a été construit primitivement pour étudier la marche des soldats. Mais il s’applique également à contrôler la marche de toutes sortes de véhicules : ainsi je me propose de l’adapter aux vélocipèdes et aux tricycles, afin de rechercher l’influence qu’exercent sur leur vitesse, la pente et la nature du terrain, la boue ou la poussière qui le recouvre, etc.

Notons que, suivant la vitesse habituelle du mouvement qu’on veut étudier, il faut régler la marche du laminoir, de telle sorte qu’il y ait autant que possible égalité de la vitesse moyenne du papier et de celle du style traceur. Dans ces conditions, si le véhicule garde sa vitesse normale, la pente de la courbe tracée sera de 45., comme dans l’exemple donné figure 1. D’après les inclinaisons de cette courbe, on apprécie très facilement les variations. de /a vitesse, soit au-dessus, soit au-dessous de sa valeur moyenne.

Le réglage de la marche du papier s’obtient, une fois pour toutes, d’après le pas de la vis sans fin qui Commande le laminoir. Mais, si l’on appliquait aux grandes vitesses, à la marche d’un train express, par exemple, un odographe réglé pour la marche d’une voiture, la bande de papier serait conduite trop vite par le laminoir, et non seulement on userait trop de papier, niais l’inclinaison de la courbe tracée serait moins favorable pour l’estimation de la vitesse.

La précieuse amitié de M. A. d’Eichthal nous a permis de faire appliquer l’odographe sur le chemin de fer du Midi où des expériences se font sous la direction de M. Millet, ingénieur en chef de la traction. La figure 6 représente un fragment de tracé obtenu sur un train express marchant à la vitesse moyenne de 55 kilomètres à l’heure. L’odographe était réglé pour la marche, beaucoup plus lente, d’une voiture ; aussi le papier défilait-il beaucoup trop vite, grandissant l’échelle des chemins, hors de proportion avec celle des temps. Le tronçon de ce parcours représenté figure 6 occupe une colonne entière du journal et n’exprime que le chemin effectué en quarante-neuf minutes, de Dax à Morcenx.

On trouve, il est vrai, sur cette figure, tout ce qu’on peut avoir intérêt à connaître : les phases d’accélération de la vitesse au départ des stations, l’arrêt rapide produit par l’action des freins. Quant à la vitesse absolue, on l’apprécie exactement au moyen d’une échelle qui, d’après la longueur du parcours correspondant à cinq minutes de marche, permet de lire directement la vitesse en kilomètres à l’heure. Mais, dans cette figure, la prédominance de l’échelle du chemin sur celle du temps est très défavorable à l’appréciation des variations de la vitesse ; on les suit beaucoup mieux sur la figure ,7 où l’échelle des chemins est réduite environ quatre Ibis. Cette réduction permet d’embrasser d’un coup d’œil toute la marche du train entre Dax et Bordeaux.

Il n’y a pas lieu d’exposer ici les dispositions particulières qui rendraient l’appareil plus spécialement applicable au contrôle de la marche des trains : celles, par exemple, qui changeraient le sens du mouvement du papier suivant le sens de la marche pendant les manœuvres. Les différents moyens de transmission : mécanique, électrique ou pneumatique au moyen desquels les tours de la roue d’un wagon commandent la marche du papier de l’odographe, ne nous occuperont pas non plus. Il s’agissait seulement de montrer qu’une même, méthode et un même appareil peuvent servir à contrôler des vitesses de progression sur le sol qui varient dans une grande étendue. Cette même méthode et ce même appareil s’appliqueraient tout aussi aisément à la mesure des vitesses d’un navire, chaque tour d’un loch à hélice agissant comme celui de la roue d’un véhicule pour faire marcher la bande de papier. Et l’on aurait ainsi, non plus seulement, comme avec le loch à compteur de tours, le total du chemin effectué à un moment donné, mais aussi toutes les variations qui ont pu se. produire dans la vitesse du bateau. Or, la connaissance des changements de vitesse est très importante dans certains cas : par exemple, pour régler les évolutions d’une escadre.

Ainsi, l’odographe à bande sans fin permet de mesurer la vitesse, sur la terre et dans l’eau ; nous l’avons même appliqué avec succès à la mesure de la vitesse du vent. D’une manière générale, notre instrument, appliqué à un compteur quelconque, traduira par une courbe le débit plus ou moins rapide de l’eau, du gaz, de l’électricité, etc. Adapté à une roue hydraulique, il donnera les variations de vitesse du courant d’une rivière ; relié à l’un des tourniquets qui comptent les visiteurs d’une exposition, il donnera la courbe de fréquence des entrées, montrant ainsi à quelles heures l’affluence du public est plus ou moins considérable. Avec des dispositifs assez simples, on peut actionner l’appareil par les mouvements du cœur ou par ceux de la respiration, de manière à obtenir la courbe de la fréquence de ces mouvements et ses variations sous différentes influences.

Cette énumération fort sommaire des applications déjà faites et des applications possibles de l’odographe à bande sans fin, montre, comme nous le disions au début de cet article, qu’un même instrument peut s’appliquer à mesurer toutes sortes de vitesses. Cette uniformisation des moyens de mesure nous semble devoir réaliser un progrès

Étienne.-Jules. MAREY, de l’Institut

[1voy. 608, du 24 janvier 1885, p. 110

[2Voy. n° 278, du 28 septembre 1878, p. 273.

[3D’autres courbes telles que celle des vitesses et celle des accélérations sont fort utiles dans certains cas, mais beaucoup moins faciles à obtenir et moins explicites que celle des espaces en fonction du temps, dont elles dérivent.

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