Discours lu à l’Académie des Sciences, dans la séance publique annuelle.
Messieurs,
Lorsqu’en 1839, le Bureau des longitudes perdit le savant et vénérable Prony, aux candidats, nombreux comme toujours, qui briguaient l’honneur de le remplacer, et quelle que fût leur illustration, Arago se bornait à répondre : Cauchy se met sur les rangs ! Si l’on insistait ; il répétait : Je vous ai dit, Monsieur, que Cauchy se met sur les rangs !
Il serait injuste de croire que, depuis près d’un demi-siècle, ce nom de plus en plus illustre soit sur les rangs pour recevoir ici les justes louanges dues à sa mémoire. Aucun hommage, depuis longtemps déjà, ne saurait accroître l’éclat d’une renommée immortelle. Nous venons trop tard pour dire ce que nul n’ignore aujourd’hui. Au lendemain de sa mort, nos prédécesseurs seraient venus trop tôt ; le rôle de Cauchy grandit chaque jour ; les admirateurs les plus enthousiastes, il y a cinquante ans, ne pouvaient ni le prédire ni le prévoir. Il explorait des régions nouvelles, on savait à quelle hauteur ; nul n’en pouvait deviner l’étendue, la consistance et l’inépuisable fécondité.
Le père de Cauchy, avocat au Parlement de Rouen, servait de secrétaire général à l’intendant de la province, Thouroux de Crosnes, qui l’estimait fort. M. de Crosnes, devenu lieutenant de police, décida M. Cauchy à le suivre à Paris. Par leurs soins, le cimetière insalubre des Innocents disparut du quartier des Halles. M. Cauchy dirigea le transport dans les catacombes des ossements tristement célèbres qui, passés sous la meule au temps de la Ligue et transformés en farine répugnante et malsaine, avaient hâté la mort des Parisiens affamés. Nourri aux muses latines, il a choisi et probablement composé la plus grande partie des inscriptions qui, par une singulière fantaisie, décorent ces voûtes souterraines dans lesquelles, comme dit un vers célèbre.
On ne voit que la nuit, n’entend que le silence.
La police n’est pas aimable. Thouroux de Crosne commettait sans aucun scrupule des crimes contre la liberté. M. Cauchy était son complice. La mère de Saint-Just, alléguant la conduite de son fils, dont elle produisait des preuves, avait demandé qu’on l’enfermât, sans déshonorer son nom par le scandale d’un procès. En accordant sans bruit une lettre de cachet, le lieutenant de police s’était montré bienveillant pour la mère, indulgent pour le fils et fidèle aux traditions de sa charge. L’échafaud fut sa récompense. Saint-Just, devenu redoutable, oublia ou dédaigna le secrétaire ; mais, effrayé par le sort de son chef, de moins en moins ami des nouveautés, et de plus inquiet pour sa famille et pour lui-même, M. Cauchy quitta prudemment l’emploi dans l’administration des hospices qui le faisait vivre, et, pour se faire oublier, se retira à Arcueil, dans un petit domaine, dernier débris d’une modeste fortune. La pauvreté l’y visita souvent. L’indigence même vint frapper à sa porte. La forte et pieuse famille acceptait les épreuves avec bonne humeur et les traversait sans découragement. M. Cauchy, dans un temps de famine, écrivait à sa mère : Avec quelque peu de biscuit et de riz qu’on nous distribue, nous suppléons au pain dont nous n’avons que demi-livre et pas du tout quelquefois ; force haricots et pommes de terre font notre bonne chère. Il ajoute : Du reste, nous nous portons bien. Ni Augustin ni ses frères pendant leur enfance n’ont connu l’abondance et le superflu : ils s’en sont bien trouvés.
Les leçons de M. Cauchy à ses enfants étaient la grande affaire de sa vie, leur succès sa consolation et son espérance, En les instruisant aux traditions de savoir et de vertu, richesse héréditaire de sa famille, il croyait tout sauvé, et ne se trompait pas.
Sans fermer les yeux sur le génie mathématique de son jeune Archimède, M. Cauchy le laissa grandir à l’ombre des études classiques. L’enfant apprenait ce qu’au même âge son grand-père avait enseigné à son père, ce que jadis Constantin Huygens enseignait à son admirable Christian. En toutes choses, la famille Cauchy aimait la tradition et respectait la coutume.
Entouré de six jeunes enfants, quatre garçons, Augustin, Alexandre, Eugène et Amédée, et deux filles, Thérèse et Adèle, tous aimables, bien nés pour l’étude et dociles aux leçons paternelles, M. Cauchy suffisait à tout. A ses heures de loisir, pour donner le bon exemple, lui-même s’appliquait aux vers latins. Les gloires de l’Empire naissant inspiraient sa muse. On n’est pas modeste au Parnasse ; à un héros plus grand qu’Achille, il fallait un nouvel Homère ; il se proposait. Pourquoi pas, répondait Fontanes : quand Auguste revient, il est juste de revoir Horace. Dans la langue majestueuse qui retentit jadis au Capitole, c’est ainsi que dans le style élevé on définissait le latin, M. Cauchy chantait la marche de la grande armée, le rétablissement du culte, la perfidie d’Albion, I’Institution de la Légion d’honneur et les lauriers d’Austerlitz. Fontanes Mécène admirait ses dithyrambes. Napoléon César daignait en écouter la traduction. La garde des archives du Sénat récompensa le nouvel Horace. La famille revint habiter Paris.
L’école centrale du Panthéon termina l’éducation classique d’Augustin. A l’âge de quinze ans, il obtenait le grand prix d’humanités, récompense unique et considérable décernée par l’Institut, au nom du chef de l’État, à l’élève le plus méritant de toutes les écoles centrales de Paris. Augustin cueillait sur les tombes de Virgile et d’Homère - c’est ainsi qu’on disait alors sans faire sourire personne - quelques fleurs qu’il aima toujours. Pour parler plus simplement, Augustin, surmontant ses rivaux dans tous les genres d’étude, excellait surtout en vers latins et en version grecque. Dans la classe de mathématiques spéciales, il ne rencontra plus de rivaux. Ses efforts pour rester modeste étaient sincères ; il voulait, distinction subtile, en rendant grâces à Dieu des dons gratuitement accordés à son esprit, séparer la reconnaissance, qui est un devoir, de l’orgueil, qui est un péché, Pieusement échauffé par sa première communion, l’aimable enfant, préparant ses voies, cherchait avec une précoce ferveur le moyen de conserver à jamais la grâce attendue et promise. Dans un écrit conservé respectueusement, Augustin, avec une touchante simplicité, a tourné les projets de sagesse en résolutions pour l’avenir : « Je ne me vanterai jamais du peu de science que j’ai pu acquérir par les soins de mon père, me représentant d’abord que, si je sais quelque chose, c’est uniquement à cause des soins que mon père a pris de moi, et que, s’il ne se fût pas donné la peine de m’instruire, je serais aussi ignorant que beaucoup d’autres enfants." Telle est la dix-neuvième résolution. N’est pas humble qui veut ! Les pauvres d’esprit seuls en auraient le droit : ils n’en usent pas.
Je raconterai, à cette occasion, ma première rencontre avec Cauchy. C’était en 1840. Le directeur des études à l’École polytechnique avait voulu produire dans son salon le jeune calculateur Henry Mondeu. Quelques élèves imités l’interrogeaient à tour de rôle. Radieux et sûr de lui, l’enfant répondait vite et bien. Engagé dans un long calcul, le front plissé, la tête baissée, les yeux fermés, agitant les doigts, prononçant des mots sans suite, il touchait au but, quand un des assistants, de grande taille, à figure souriante, au regard candide, au front élevé mais étroit, se lève tout à coup, et d’un air triomphant, proclame la réponse. On le regarde avec étonnement, puis avec curiosité ; ceux qui le connaissaient avaient prononcé son nom illustre parmi nous : c’était Cauchy.
L’excellent Coriolis, pour délivrer le petit prodige d’un concurrent si redoutable, pria le grand géomètre de poser une question. Après avoir fait calculer à l’enfant les quatrièmes puissances des vingt premiers nombres, Cauchy demanda leur somme. Mondeu, fermant les yeux, suivant sa coutume, marquait chaque pas accompli dans son addition par un tremblement et un geste ; on le devinait à peine à quart de route, quand Cauchy, qui, lui aussi, avait fermé les yeux, s’écria : 722,666 ! Le rire fut général, Mondeu baissait la tête, interdit et confus.
Nos camarades, le lendemain, prirent plaisir au conte de cette petite scène. Connaissant les formules, quelques-uns osaient dire : Cauchy a triché ! Tandis que Mondeu se hâtait à grands pas sur la route où son adversaire l’avait appelé, l’algèbre, sur des sentiers de traverse, prêtait des ailes à son vainqueur. Cauchy avait commis un péché de surprise, la grâce actuelle lui avait manqué.
Un de nos camarades, spirituel et ingénieux dessinateur, l’aimable Pasquier Vauvilliers , qui fut plus tard inspecteur général des ponts et chaussées, attentif pendant la soirée à l’impétuosité sereine de Cauchy, le représenta sous la figure ressemblante et gracieuse d’une hirondelle prenant son essor vers le ciel. Le buste placé dans notre vestibule m’a plus d’une fois rappelé ce souvenir ; le marbre semble s’élancer dans l’espace.
Le premier maître de mathématiques de Cauchy fut Dinet, voisin de son père à Arcueil, professeur alors fort renommé et examinateur d’admission à l’École polytechnique, dont la classe, chaque année, fournissait les premiers élèves de la promotion. On raffinait moins qu’aujourd’hui sur les concours, et cela paraissait le plus naturel du monde. C’était aux autres lycées à prendre des examinateurs pour maitres ; c’est ce qu’ils firent.
Dans tous les examens et dans tous les concours, le premier rang semblait le droit de Cauchy. Il sortit de l’École élève-ingénieur des ponts et chaussées. Après avoir fait ses preuves au canal de l’Ourcq, puis au pont de Saint-Cloud, il reçut à Cherbourg, avec une plus sérieuse responsabilité, une mission plus considérable. Attentif aux détails et doué du sens pratique, Cauchy pendant deux ans travailla à la digue. Sachant tout concilier, quittant les chantiers pour l’étude, l’étude pour la méditation, la méditation pour la prière, sa journée commençait à quatre heures du matin. Content de lui-même, quand sa tâche était achevée, une promenade solitaire faisait son divertissement. Sans se piquer d’histoire naturelle, il rassemblait des fleurs pour en vanter la grâce, il observait les insectes pour en dire les merveilles dans des vers latins envoyés à son père, récompense délicate des leçons d’autrefois. Dans les lettres à sa mère, les vers français naissaient sous sa plume. Si Cauchy n’a été grand qu’en mathématiques, son esprit brillant et facile savait se plaire et se trouvait à l’aise sur toutes les voies de la pensée.
Telle était la vie de Cauchy. A tout âge, et comme on montre un drapeau, il a fait paraitre le goût de la piété. Les jeunes ingénieurs conciliaient leurs travaux, sans scrupules et sans remords, avec des plaisirs pour Cauchy sans attrait, et qu’il jugeait haïssables et trompeurs. Résistant à toutes les instances, Augustin, pour fuir les fleuves de Babylone, se tenait loin des fêtes et des distractions du monde. Ses plus intimes amis, quoique respectueux de la religion, — ils n’en acceptaient pas d’autres, — crurent devoir signaler à Mme Cauchy sa mère, les excès de dévotion et de zèle dont ses chefs, hommes sages et prudents, tenus pour gens de bien, blâmaient avec bienveillance la rigidité exagérée.
L’avertissement n’était ni pour l’étonner ni pour lui déplaire : elle connaissait son fils ; elle lui représentera cependant sans beaucoup s’émouvoir les inconvénients et le danger de rien outrer, même dans la bonne voie. La réponse d’Augustin le révèle à vingt ans tel qu’il fut toute sa vie : il dit, non sans fierté, les pièges entrevus qu’il veut éviter et cherche avec humilité ce que peuvent lui imputer’ à blâme ses trop timides amis. Peut-être, il en convient, a-t-il trop soigneusement évité, quoique toujours avec une irréprochable politesse, tout commerce avec les familles dans lesquelles la religion n’est pas honorée et respectée. Une politesse défensive, même irréprochable, n’est pas ce qu’on attend d’un jeune homme de vingt ans. Cauchy inspirait à Cherbourg plus d’estime que de sympathie.
On pouvait prévoir, dès ses premiers pas dans la vie, l’ardeur et le zèle de piété qui devaient plus tard lui attirer, de ses ennemis, l’accusation de partialité, de plus d’un ami même celle d’intolérance. Sa bienveillance pour tous était irréprochable, comme sa politesse envers les libres penseurs de Cherbourg ; mais on la savait plus empressée, plus cordiale et plus dévouée, lors même qu’il parlait au nom de la science, quand il avait la joie de louer ceux dont il savait la foi et approuvait la vie.
Cauchy, quarante ans plus tard, dans une des discussions qui précèdent nos élections, avait, avec une autorité prophétique, déclaré l’un des candidats très supérieur à tous les autres. Un de nos confrères, curieux d’autographes, ayant eu, sans songer à mal, l’indiscrétion de jeter les yeux sur les bulletins de vote, lui dit, après la séance, sur un ton d’amical enjouement : Monsieur Cauchy, vous n’avez pas voté pour votre candidat ! — J’ai voté suivant ma conscience, répondit Cauchy. Tous deux disaient vrai. La conscience délicate et subtile de Cauchy lui. ordonnait de donner son témoignage au mérite le plus éminent, sans lui défendre d’accorder son vote au savant, toujours de grand mérite, bien entendu, par lequel la religion était le plus honorée et respectée. Sa parole faisait valoir les titres du premier, la loyauté l’exige ; son vote aidait au triomphe de l’autre : la règle le permet.
Jamais Cauchy, il faut s’empresser de le déclarer, n’a refusé ses louanges au vrai mérite. Briot et Bouquet, dont en dehors de la science les sympathies étaient souvent opposées aux siennes ; Bravais, qu’on connaissait pour n’être pas dévot ; le commandant Laurent, géomètre éminent qui, dans ses profondes études, rebelle il toute autorité, se permettait la critique sévère des théories du maître, tous ceux qui l’ont mérité, sans exception, ont trouvé chez le grand géomètre une scrupuleuse justice et, quand il le fallait, une protection ferme et tenace.
La franchise de Cauchy était sans limites. Le père de Ravignan, dans la chaire de Notre-Dame, avait risqué une digression sur la science. Le sermon à peine fini, Cauchy, son auditeur assidu, accourt et, du plus loin qu’il l’aperçoit, lui crie, devant de nombreux témoins : Ah ! de grâce, mon Père, vous qui savez tant de choses et qui les dites si bien, ne parlez jamais de ce que vous ne savez pas !
Le père de Ravignan eut l’esprit d’en rire et d’en faire son profit.
Cauchy à Cherbourg réservait des heures réglées pour l’étude de Lagrange et de Laplace ; mais les idées originales et nouvelles le troublaient à toute heure. Après avoir usurpé sur son sommeil, les formules le poursuivaient sur les chantiers.
Pour se donner tout à elles, Augustin renonça aux droits acquis par quatre années de travail et aux espérances justifiées par la confiance de ses chefs. La résolution plut à son père ; il lui peinait de voir son cher Augustin appliquer son génie à préparer des blocs pour les enfouir dans la mer. Le jeune géomètre reprit, avec sa chambre d’écolier, toutes les habitudes de son enfance : il n’avait rien à désapprendre. La brebis rentrait au bercail sans s’être égarée un seul jour.
Le père lui disait, comme au fils fidèle et obéissant dans la parabole : Mon fils, vous êtes toujours avec moi, et ce qui est à moi est il vous. Augustin, peu de mois après, devenait répétiteur à l’École polytechnique. Les appointements de 100 francs par mois le faisaient riche.
Une question élémentaire mais très difficile, proposée par Lagrange, donna naissance au premier mémoire de Cauchy et à son premier succès. Legendre et Malus signalèrent, avec une bienveillance empressée, un talent déjà mûr, plein de promesses pour l’avenir. Un second mémoire sur les polyèdres rencontra, peu de mois après, de Legendre et de Carnot, un accueil non moins flatteur ; et Legendre, en insérant les résultats et les démonstrations de Cauchy dans une nouvelle édition de ses Éléments de géométrie, en consacrait la perfection et l’importance.
Cauchy changeant de terrain, bien préparé sur tous, cela lui coûtait peu, donna l’année suivante un mémoire, très original et très profond, sur un sujet de haute conséquence : le nombre des valeurs d’une fonction, quand on y permute les lettres dont elle dépend. Nommé commissaire, Poisson le loua de mauvaise grâce. Sans malveillance aucune, le sujet ne l’intéressait pas. L’Académie, sur son rapport, approuva le mémoire en le déclarant, avec une dédaigneuse légèreté, moins digne d’attention que les précédents. Poisson s’était déjà tourné tout entier vers ce qu’il appelait la physique. Peu soucieux des phénomènes, et sans s’informer des détails, il y cherchait des occasions de calcul et des problèmes élevés, suivant lui, par leur origine bien au-dessus des autres parties de la science ; il encourageait, avec une bienveillante supériorité, Ampère plus âgé, Cauchy plus jeune, tous deux déjà plus grands que lui, à le suivre dans la voie où la gloire attendait quiconque aurait l’honneur de rencontrer l’occasion d’intégrer. Là physique aussi les attirait tous deux ; mais Cauchy exigeait des bases plus solides, Ampère attendait des faits nouveaux.
M. Cauchy, archiviste du Sénat, recevait des sénateurs Lagrange et Laplace des félicitations et des louanges, plus précieuses à cœur de père que les rapports officiels de l’Académie. Lors de la mort de Lagrange, il écrivit à son fils : « Tu as frappé fort à la porte de l’Académie par tes mémoires sur les polyèdres ; l’occasion est favorable, ne la laisse pas échapper. » Les candidats étaient nombreux et considérables. Quelques-uns, de grande renommée déjà, comme Ampère et Poinsot, tous deux professeurs à l’École polytechnique ; d’autres comme Duvilard, frappaient depuis longtemps à la porte, mais pas très fort ; quelques-uns, comme Binet, joignaient à un mérite réel la faveur et l’influence, fortement organisées, disait-on, d’amis puissants, désireux de tout diriger vers le bien, qui espéraient beaucoup de Cauchy, mais comptaient entièrement sur son concurrent. Augustin Fresnel, camarade de Cauchy à l’École polytechnique, était encore inconnu dans la science. On l’occupait à l’entretien des routes dans le département d’Ille-et-Vilaine. Dans la section de géométrie, Laplace et Legendre se prononcèrent pour Cauchy, mais les suffrages ne se pèsent pas ; le physicien Biot et Bossut, l’historien, prirent parti pour Binet ; Lacroix préférait Duvilard ; il se joignit aux amis de Binet, et Cauchy n’obtint que le second rang.
L’Académie nomma Poinsot, présenté en quatrième ligne. Ampère, classé le sixième, n’obtint qu’une seule voix. Le concurrent, à qui échut l’honneur de balancer de très près les chances de Poinsot, ne fut ni Binet, placé en tête de la liste, ni Cauchy, mais Duvilard, ancien membre du Corps législatif, qui, dans sa lettre de candidature, alléguait la convenance d’introduire dans la section de géométrie un représentant au moins de la théorie des assurances. Dix ans avant, en 1803, Duvilard, ayant pour concurrents Biot et Poisson, avait obtenu 28 suffrages sur 60 votants.
Un mémoire sur les intégrales doubles, dont les plus grands géomètres auraient été fiers, vint, quelques mois après, accroître le nombre des admirateurs qui plaçaient Cauchy hors de pair. Un succès plus retentissant, sinon de plus grand éclat près des maîtres, suivit de près ce chef-d’œuvre de calcul intégral. Cauchy envoya à l’Académie la démonstration d’un théorème énoncé par Fermat, qui, depuis près de deux siècles, avait résisté aux efforts des géomètres les plus illustres, attestés par des succès partiels, mais très remarqués.
Un mémoire sur-la théorie des ondes ayant pour épigraphe bien choisie ce vers de Virgile :
Nosse quot ionii veniant ad littora fluctus,
jugé par l’Académie digne du grand prix de mathématiques, vint montrer enfin que, capable de toutes les parties de la science, Cauchy n’avait de supérieur dans aucune.
Lorsque la mort de Bossut fit un nouveau vide dans la section de géométrie, les titres de Cauchy avaient beaucoup plus que doublé ; ses concurrents n’avaient pas changé ; on le fit descendre cependant du second rang au troisième. La section plaça Ampère en première ligne. Un tel choix n’a pas besoin d’explication, fort heureusement, car elle serait malaisée à trouver. Les cinq juges, parmi lesquels Poinsot remplaçait Bossut, lui avaient, l’année précédente, assigné d’un commun accord le sixième rang. Poinsot, qui ne se passionnait guère, avait-il convaincu Laplace et Legendre ? Le cas serait rare ; il est plus vraisemblable que, tout en restant maladroit et timide, Ampère s’était montré plus souvent à eux : cela avait suffi.
Le nom de Cauchy grandissait toujours. On ne pouvait plus sans scandale, après l’élection d’Ampère, lui préférer aucun concurrent. On n’attendit pas l’occasion. Une ordonnance de 1816, étendant aux Académies le système odieux des épurations, remplaça dans la section de mécanique les noms illustres et respectés de Monge et de Carnot par ceux de Cauchy et de Breguet.
Cauchy, qui ne s’y attendait nullement, n’hésita pas à braver l’opinion. Élevé au-dessus de tout intérêt personnel, il n’avait pas à juger ; sujet docile, il obéissait au vouloir du Roy, comme aurait fait son arrière-grand-père, si Louis XIV avait daigné le choisir pour remplacer l’hérétique Huygens. Sévèrement jugé par les libéraux, insulté par ceux qui se piquaient de l’être, Cauchy trouvait peu de défenseurs ; il vit plus d’un ami, indulgent par nature, se détourner par faiblesse et lui refuser le titre de confrère.
J’attristerais l’Académie et je l’indignerais si je redisais, sans les adoucir, les invectives et les calomnies acceptées, de bonne foi sans doute, par des savants dignes de respect et des personnages alors importants. Trente-deux ans après l’ordonnance de 1816, j’ai entendu un de nos confrères reprocher à un ministre historien qui lui faisait visite, de juger avec trop peu d’indulgence un des plus illustres savants du siècles.
On ne saurait, répondit l’homme d’État d’un jour, se montrer trop sévère pour de pareils drôles ! C’est par cette épithète, accentuée avec indignation, qu’Achille de Vaulabelle, sans se piquer d’une irréprochable politesse, flétrissait collectivement les adversaires de la libre pensée.
Cauchy cependant était une des gloires de l’Académie ; elle se résigna à être fière de lui..
Cauchy devint successivement professeur à la Faculté des sciences, suppléant au Collège de France, et professeur à l’École polytechnique. La triple tâche pour lui était légère. Au Collège de France, il attirait et formait des maîtres. A l’École polytechnique, il succédait à Poinsot, le changement était brusque et ne pouvait plaire qu’aux élèves nés pour l’analyse. Poinsot, pour faire la lumière, laissait les difficultés dans l’ombre, réservant pour un autre temps et pour ceux qui s’y plaisent les discussions profondes et subtiles. Lorsque, le jour de la leçon d’analyse, le professeur se faisait excuser, c’était une déception pour tous. On sortait de l’École persuadé que le calcul intégral est facile. Cauchy se faisait honneur de prévoir toutes les objections, de montrer les difficultés, de les découvrir et de les vaincre. Ses meilleurs élèves, trente ans plus tard, — je puis citer Combes et de Sénarmont, — faisaient honneur aux leçons de Cauchy de leur amour persistant et de leur respect pour la science pure ; d’autres, plus nombreux, trouvaient dans leurs souvenirs un peu de fatigue, quelques heures d’ennui et la crainte du calcul intégral.
Les exercices de mathématiques publiés mensuellement à partir de l’année 1826 avaient placé Cauchy au premier rang des géomètres, disons mieux, l’y avaient fait paraître supérieur à tous ; il y abordait avec originalité, avec profondeur, souvent avec génie, et par les voies les moins prévues, les sujets les plus difficiles et les plus variés. Aucune publication mathématique, quels que fussent l’excellence et le nombre de ses collaborateurs, ne pourrait rivaliser avec les huit volumes des exercices, Avidement attendus dans leur nouveauté, ils sont aujourd’hui classiques parmi les maîtres ; aucune page des exercices n’est inconnue il. aucun géomètre. Lorsque Cauchy avait il se citer lui-même, il se nommait volontiers « l’auteur des exercices », Ce titre suffisait. Si un géomètre osait aujourd’hui publier des exercices de mathématiques, on s’étonnerait d’une telle audace, tout autant, je n’exagère rien, que si un poète, sans se nommer Lamartine ou Victor Hugo, osait publier des Orientales ou des Méditations poétiques.
Avant de se résoudre à publier les exercices, entreprise très coûteuse malgré son grand succès, l’accueil empressé fait aux écrits de Cauchy dans tous les recueils mathématiques ne suffisait pas à sa puissance de production.
Chaque lundi, Cauchy apportait à l’Académie un mémoire nouveau hérissé de formules, dont la lecture était impossible. Nos comptes rendus n’existaient pas encore. Il se bornait à donner lecture du titre et emportait son mémoire après en avoir fait parapher et dater les pages par le secrétaire perpétuel.
Marié à une épouse aimable et dévouée, père de deux charmantes filles, orgueil de deux familles pieusement unies par les croyances communes et le respect des mêmes traditions, voyant le monde savant adopter ses méthodes et admirer ses découvertes. Cauchy était un homme heureux. Les événements de 1830 troublèrent sa vie ; indifférent au détail des affaires publiques, mais réveillé par le choc porté à son drapeau, s’attristant par devoir, il ne pouvait jurer fidélité à un autre qu’à son roi. Prompt au sacrifice, il fit chez les pères jésuites de Fribourg une retraite qu’il se plaisait à nommer une fuite, voulant, sous leur pieuse direction, se partager, loin du monde entre les sciences divines et humaines.
Les jésuites le rendirent à la géométrie. Le roi de Piémont, inspiré par .eux, lui offrit une chaire à Turin. Ses amis de Fribourg lui firent un devoir de l’accepter. Par un de ces tours de force qui lui plaisaient comme un jeu, il professa en langue italienne. Il avait proposé le latin, les auditeurs ne le désirèrent pas. Turin devint, comme au temps du jeune Lagrange, le foyer le plus brillant du progrès mathématique. La théorie de la convergence de la série de Taylor, que nul avant Cauchy n’avait entrevue, restera dans l’histoire de la science un des événements capitaux, presque merveilleux de ce siècle. Elle a pris naissance à Turin.
Cauchy avait retrouvé, avec la tranquillité, toute l’activité de son génie. Ce fut pour peu de temps. Charles X, par un choix flatteur et imprévu, l’appela à Prague comme précepteur de l’héritier de saint Louis. Cauchy n’hésita pas ; sans consulter les convenances de sa famille, sans demander même de détails sur ce qu’on voulait de lui, il quitta tout pour le service du roi. Successeur de Fénelon et de Bossuet, il voulait suivre leur exemple et espérait, avec un modeste orgueil, réussir un peu mieux.
Mme Cauchy, qui le rejoignit à Prague, écrivait à sa famille :
« Vous avez vu avec plaisir le bon accueil que nous avons reçu ici et que nous ne pouvons devoir qu’à l’excessive bienveillance qu’on a pour Augustin. On ne saurait être dans une position plus agréable que la sienne ; mais en même temps je dois dire, pour sa justification des reproches que nous lui faisions de ne pas écrire, qu’il n’a pas un instant à lui. Je ne le vois guère qu’à l’heure du dîner et quelques moments le soir. Dans la matinée, les leçons qu’il donne, celles auxquelles il assiste, les promenades dont il est presque toujours, ne lui laissent. qu’à peine le temps d’ajouter chaque jour quelques mots ou quelques lignes algébriques à un mémoire qu’il compose en ce moment et qu’il compte envoyer à l’Académie dès qu’il sera terminé. »
Après avoir accompagné la famille royale à Prague, à Tœplitz, à Budweitz, à Kirchberg et à Goritz, où il assista aux derniers moments de Charles X, Cauchy revint en France en 1838, avec le titre de baron accordé par Charles X. Uni pour toujours à la famille, près de laquelle il avait passé sept années, par des liens de reconnaissance et d’affection, mais s’imposant un silence absolu sur les espérances, les projets, les intelligences et les conseils dont il avait été le confident et le témoin. Aucun de ses confrères ne l’a entendu parler de son royal élève. L’exil ne l’avait pas changé. Assez grand pour décourager l’envie, il n’avait plus, sur le terrain de la science, ni adversaires ni rivaux. On l’accueillit avec froideur. Jamais Cauchy n’a accepté autrement que comme une maladie dont Dieu nous frappe ce que d’autres appelaient l’esprit du siècle. Il s’éloignait sans affectation, toujours avec une irréprochable politesse, des confrères égarés et endurcis qui détournaient les yeux de la vérité. Il avait peu d’amis à l’Académie et, par une conséquence naturelle, pas un seul ennemi. Tous connaissaient et proclamaient son génie. Une chaire publique, en dirigeant son zèle, pouvait inspirer les esprits et procurer des progrès nouveaux.
Tous, excepté quelques concurrents, désiraient le voir et l’entendre exposer chaque jour les découvertes de la veille, provoquées par l’empressement d’un auditoire d’élite. Le serment demandé était un obstacle. Depuis longtemps, cependant, on se contentait d’un serment prêté jadis sans demander quand et à qui. L’hostilité de Cauchy était inoffensive ; ennemi du désordre, il faisait des vœux, rien de plus, et attendait sans inquiétude la marche des choses, lentement conduites par Dieu vers le bien. Lors de la mort de Prony, les membres du Bureau des longitudes n’ayant eu jusque-là, lors de leur nomination, aucun serment à prêter, Cauchy fut élu à l’unanimité. Le ministre de l’Instruction publique, — c’était Cousin, — voulant se montrer conciliant, fit inviter Cauchy à garder le silence, promettant à cette condition qu’on oublierait de lui rien demander. Cauchy refusa et garda le beau rôle. Le ministre, disons-nous, les ministres, car plusieurs se succédèrent, pour montrer leur modération pleine d’entêtement, attendirent quatre ans. Cauchy ne céda pas. On racontait en riant que, pressé d’accepter une formalité sans importance, il avait répondu : Qu’on me coupe le cou ! C’était sa manière la plus énergique de dire non.
La République de 1848 abolit le serment. Des ambitions impatientes que sa nomination aurait traversées ne permirent pas à Cauchy de profiter de l’occasion qui se présenta. L’empereur Napoléon III exigea de nouveau de tous les fonctionnaires le serment de fidélité ; mais, sachant voir en Cauchy une des gloires de la France, il donna ordre d’accepter, sans rien exiger, la présentation faite par la Faculté des sciences de Paris à la chaire de physique mathématique. La science en reçut une impulsion qui dure encore. Cauchy n’avait rien demandé, il ne remercia pas. Cette fois encore ; il trouva moyen de garder le beau rôle. Ses dons charitables dans la commune de Sceaux, qu’il habitait une partie de l’année, dépassaient depuis longtemps déjà ce que conseille la sagesse du monde ; ils s’accrurent tout à coup envers les établissements de bienfaisance de la commune au point d’exciter la délicate susceptibilité du maire. Soyez sans inquiétude, répondit Cauchy, je n’appauvris pas ma famille : c’est l’empereur qui paye. Il distribuait la totalité de ses appointements. Pour une hostilité irréconciliable, la forme est digne et touchante. Cauchy, chaque semaine, émiettant ses pensées, informait ses confrères de ses tentatives, de ses découvertes, de ses espérances et môme de ses insuccès. Certains sujets l’ont tenté plus de vingt fois. On se tromperait en cherchant alors dans le dernier des vingt mémoires la mesure du succès obtenu. Il faut tout lire et tout étudier de la première à la dernière page, pour découvrir le chef-d’œuvre. Entrainé par son ardeur, Cauchy ne s’arrête, ni pour en prendre acte ni pour le mettre dans son jour : il poursuit sa route, et souvent, de formule en formule, tirant du même sac vingt moutures il s’égare au delà du but. Sans choisir dans cette abondance, citons un trait seulement.
Le Verrier poursuivait, dans ses immenses calculs, les planètes toujours troublées, en dépit des lois de Kepler, dans leurs orbites toujours variables. Pallas se montrait rebelle. On en savait la raison ; les données du problème sortaient des limites supposées dans les formules. Le Verrier ne reculait jamais. Renonçant aux méthodes indirectes, c’est-à-dire à faire œuvre de géomètre, il remplaça le génie par la patience, osant tenter des voies directes, savamment dédaignées jusque-là. Pour arracher les inégalités, disait Poinsot, il plongeait tête baissée dans une cohue de chiffres, et quand les ongles ne suffisaient pas il y mettait les dents. Le Verrier était fier d’une telle critique ; pourvu qu’il obtînt le chiffre exact, il lui importait peu que le geste fût beau. Sans calculer les limites de l’erreur, il en affirmait avec assurance l’extrême petitesse. L’Académie, à la quelle il n’appartenait pas encore, renvoya son mémoire à l’examen de Cauchy. Notre illustre confrère, dans cette question difficile, et s’adressant à celui qui devait s’élever si haut, n’hésita pas à agir en maitre. Pour jeter un pont sur l’abîme au plus profond duquel Le Verrier avait osé descendre, Cauchy ajouta un chapitre à la mécanique céleste. Non content d’ouvrir la route en donnant des formules nouvelles, il a voulu, la suivant pas à pas, vérifier et corriger les chiffres. Jamais, à aucune époque et dans aucune Académie, le rôle de rapporteur n’a été rempli avec une aussi magistrale supériorité. Qui pourrait le croire ? Quelques blâmes se mêlèrent à l’admiration : Il est toujours le même ! s’écria un de nos confrères les plus éminents, croyant l’Académie compromise. Le tort était d’avoir marqué de son empreinte un problème soumis à son examen. Il avait agi avec Le Verrier comme avec Mondeu autrefois. Le Verrier, jeune encore, connaissait les distances : il acceptait le droit du plus fort, se réservant d’en user à son tour.
Pour accomplir un devoir ou pour travailler à une bonne œuvre, jamais le temps ne manquait il Cauchy. Capable en même temps de tous les exercices de l’esprit, il tentait toutes les voies avec ardeur et vivacité. Dans une séance publique des cinq Académies, il annonça, comme lecteur de l’Académie des sciences, une épître d’un géomètre à un jeune poète. Ceux qu’une très excusable malice avaient attirés à la séance furent contraints d’avouer que le vieux géomètre sortait de l’épreuve à son honneur. On a plus d’une fois entendu sous cette coupole des vers moins bien frappés et des rimes moins riches :
Tu me crois obsédé par un mauvais génie,Alcippe, tu te plains de l’étrange manieQui fait qu’en ma maison devenu prisonnierD’un flot d’X et d’Y je couvre mon papier.Laisse là, me dis-tu, l’algèbre et les formules,Laisse là ton compas, laisse là tes modules,C’est un emploi bien triste et des nuits et des joursQue d’intégrer sans fin et de chiffrer toujours.Apprendrons-nous, enfin, à quoi servent tes veilles.Ce qu’elles produiront d’étonnantes merveilles.Et, si de tes calculs le magique pouvoirDoit calmer au matin les tristesses du soir ?Tu pourrais sembler digne et d’honneur et d’estime,Chacun te saurait gré du zèle qui t’anime,Si sur le prix de l’or tu daignais réfléchirEt faisais faire un pas il l’art de s’enrichir.
On écouta les trois cents vers de Cauchy sans impatience et avec applaudissements. Quelques-uns comparaient sa muse à celle de Viennet, bien connue alors des habitués de nos séances. Fontanes en aurait été fier pour l’Université impériale.
Le père de Cauchy appliquait à d’édifiantes recherches l’étude assidue de la langue hébraïque. Augustin le prit pour guide et fit de tels progrès qu’il eut la joie de présenter comme collaborateur de son père, à ses confrères de l’Académie des inscriptions, un mémoire, jugé digne de l’attention des philologues, sur la prosodie des langues sémitiques. Il est rare pour un géomètre de pouvoir se tromper sur de telles questions, il n’est nullement prouvé que Cauchy n’ait pas fait beaucoup mieux.
Cauchy mourut à l’âge de soixante-huit ans sans avoir connu la vieillesse, poursuivant sans fatigue, mais avec une douce joie, la recherche du vrai et la pratique du bien, Les hostilités faciles à expliquer, très vives à une certaine époque, avaient disparu, dissipées par la droiture d’une vie toujours simple, toujours limpide, toujours désintéressée, toujours sincère et soumise, sans discussion et sans lutte, aux ordres d’une conscience qu’on a comparée, quelquefois en souriant, mais avec admiration, à celle d’un naïf et pieux enfant.
J. Bertrand, de l’Institut.