Les Œuvres de Galois ont, comme on sait, été publiées en 1846 par Liouville, dans le Journal des Mathématiques. II était regrettable que l’on ne pût posséder à part les Œuvres du grand géomètre ; aussi la Société Mathématique a-t-elle décidé de faire réimprimer les Mémoires de Galois. Cette édition est conforme à la précédente ; on a seulement supprimé l’avertissement placé par Liouville au début de la publication [1].
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Évariste Galois est né à Bourg-la-Reine, près de Paris, le 23 octobre 1811 ; il quitta la maison paternelle en 1823, pour entrer en quatrième au collège Louis-le-Grand. Dès l’âge de quinze ans, ses dispositions extraordinaires pour les Sciences mathématiques commencent à se manifester ; les livres élémentaires d’Algèbre ne le satisfont pas, et c’est dans les ouvrages classiques de Lagrange qu’il fait son éducation algébrique. Il semble qu’à dix-sept ans Galois avait déjà obtenu des résultats de la plus haute importance concernant la théorie des équations algébriques. On ne peut faire que des conjectures sur la marche de ses idées, les deux Mémoires qu’il présenta à l’Académie des Sciences ayant été perdus ; une chose toutefois est certaine : il était, au commencement de 1830, en possession de ses Principes généraux, comme le montre l’analyse d’un Mémoire sur la résolution. algébrique des équations dans le Bulletin de Férussac, ou sont énoncés une série de résultats qui ne sont manifestement que des applications d’une théorie générale. Ce court article est le plus important qui ait été publié par Galois lui-même ; le Mémoire fondamental sur l’Algèbre retrouvé dans ses papiers n’a été imprimé qu’en 1846.
On trouvera, dans une récente étude de M. Dupuy [2], des renseignements d’un grand intérêt sur la vie de Galois. Il est peu probable que de nouveaux documents viennent désormais s’ajouter à ceux que nous possédons maintenant. Après deux échecs à l’École Polytechnique, Galois entra à l’École Normale en 1829 et fut obligé de Ia quitter l’année suivante. Dans la dernière année de sa vie, il se donna tout entier à la politique, passa plusieurs mois sous les verrous de Sainte-Pélagie et, blessé mortellement en duel, mourut le 31 mai 1832.
En présence d’une vie si courte et si tourmentée, l’admiration redouble pour le génie prodigieux qui a laissé dans la Science une trace aussi profonde ; les exemples de productions précoces ne sont pas rares chez les grands géomètres, mais celui de Galois est remarquable entre tous. Il semble, hélas ! que le malheureux jeune homme ait tristement payé la rançon de son génie. A mesure que se développent ses brillantes facultés mathématiques, on voit s’assombrir son caractère, autrefois gai et ouvert, elle sentiment de son immense supériorité développe chez lui un orgueil excessif. Ce fut la cause des déceptions qui eurent tant d’influence sur sa carrière, et dont la première fut son échec à l’École Polytechnique. Son examen, dans cette École, a laissé des souvenirs ; sans aller aussi loin que le veut la légende, disons seulement que Galois refusa de répondre à une question, qu’il jugeait ridicule, sur la théorie arithmétique des logarithmes. On ne peut douter aussi qu’il ne se soit pas prêté à fournir sur ses Travaux les explications que lui demandaient les mathématiciens avec qui il s’est trouvé en relations, explications que rendait nécessaires la rédaction rapide de ses Mémoires ; aussi comprend-on facilement que son mérite n’ait pas été reconnu de ses contemporains. Ce n’est pas sans peine que Liouville réussit à saisir l’enchaînement des idées de Galois, et Il fallut encore de nombreux commentateurs pour combler les lacunes qui subsistaient dans plus d’une démonstration, et amener les théories du grand géomètre au degré de simplicité qu’elles sont susceptibles de revêtir aujourd’hui.
II
La théorie des équations doit à Lagrange, Gauss et Abel des progrès considérables, mais aucun d’eux n’arriva à mettre en évidence l’élément fondamental dont dépendent toutes les propriétés de l’équation ; cette gloire était réservée à Gallois, qui montra qu’à chaque équation algébrique correspond un groupe de substitutions dans lequel se reflètent les caractères essentiels de l’équation. En Algèbre, la théorie des groupes avait fait auparavant l’objet de nombreuses recherches, dues, pour la plupart, à Cauchy, qui avait introduit déjà certains éléments de classification ; les études de Galois, sur la Théorie des équations, lui montrèrent l’importance de la notion de sous-groupe invariant d’un groupe donné, et il fut ainsi conduit à partager les groupes en groupes simples et groupes composés, distinction fondamentale qui dépasse de beaucoup, en réalité, le domaine de l’Algèbre et s’étend au concept de groupes d’opérations dans son acception la plus étendue.
Les théories générales, pour prendre dans la Science un droit de cité définitif, ont le plus souvent besoin de s’illustrer par des applications particulières. Dans plusieurs domaines, celles-ci ne sont pas toujours faciles à trouver, et l’on pourrait citer, dans les Mathématiques modernes, plus d’une théorie confinée, si j’ose le dire, dans sa trop grande généralité. Au point de vue artistique, qui joue un rôle capital dans les Mathématiques pures, rien n’est plus satisfaisant que le développement de ces grandes théories ; mais cependant de bons esprits regrettent cette tendance, qui a peut-être ses dangers. On ne peut, pour Galois, émettre un pareil regret : la résolution algébrique des équations lui a fourni, dès le début, un champ particulier d’applications où le suivirent depuis de nombreux géomètres, parmi lesquels il faut citer au premier rang M. Camille Jordan.
III
Les travaux de Galois, sur les équations algébriques, ont rendu son nom célèbre, mais il semble qu’il avait fait, en Analyse, des découvertes au moins aussi importantes. Dans sa lettre à Auguste Chevalier, écrite la veille de sa mort, Galois parle d’un Mémoire qu’on pourrait composer avec ses recherches sur les intégrales. Nous ne connaissons de ces recherches que ce qu’il en dit dans cette lettre ; plusieurs points restent obscurs dans quelques énoncés de Galois, mais on peut cependant se faire une idée précise de quelques-uns des résultats auxquels il était arrivé dans la théorie des intégrales de fonctions algébriques. On acquiert ainsi la conviction qu’il était en possession des résultats les plus essentiels sur les intégrales abéliennes, que Riemann devait obtenir vingt-cinq ans plus tard. Nous ne voyons pas sans étonnement Galois parler des périodes d’une intégrale abélienne relative à une fonction algébrique quelconque ; pour les intégrales hyperelliptiques, nous n’avons aucune difficulté à comprendre ce qu’il entend par période, mais il en est autrement dans le cas général, et l’on est presque tenté de supposer que Galois avait tout au moins pressenti certaines notions sur les fonctions d’une variable complexe, qui ne devaient être développées que plusieurs années après sa mort. Les énoncés sont précis ; l’illustre auteur fait la classification en trois espèces des intégrales abéliennes, et affirme que, si n désigne le nombre des intégrales de première espèce linéairement indépendantes, les périodes seront en nombre 2n. Le théorème relatif à l’inversion du paramètre et de l’argument dans les intégrales de troisième espèce est nettement indiqué, ainsi que les relations entre les périodes des intégrales abéliennes ; Galois parle aussi d’une généralisation de l’équation classique de Legendre, où figurent les périodes des intégrales elliptiques, généralisation qui l’avait probablement conduit à l’importante relation découverte depuis par Weierstrass et par M. Fuchs. Nous en avons dit assez pour montrer l’étendue des découvertes de Galois en Analyse ; si quelques années de plus lui avaient été données pour développer ses idées dans cette direction, il aurait été le glorieux continuateur d’Abel et aurait édifié, dans ses parties essentielles, la théorie des fonctions algébriques d’une variable telle que nous la connaissons aujourd’hui. Les méditations de Galois portèrent encore plus loin ; il termine sa lettre en parlant de l’application à l’Analyse transcendante de la théorie de l’ambiguïté. Oh devine à peu près ce, qu’il entend par là, et sur ce terrain, qui, comme il le dit, est immense, il reste encore aujourd’hui bien des découvertes à faire.
Ce n’est pas sans émotion que l’on achève la lecture du testament scientifique de ce jeune homme de vingt ans, écrit la veille du jour où il devait disparaître dans une obscure querelle. Sa mort fut pour la Science une perte immense ; l’influence de Galois, s’il eût vécu, aurait grandement modifié l’orientation des recherches mathématiques dans notre pays. Je ne me risquerai pas à des comparaisons périlleuses : Galois a sans doute des égaux parmi les grands mathématiciens de ce siècle, aucun ne le surpasse par l’originalité et la profondeur de ses conceptions [3].
Émile Picard, Membre de l’Académie des Sciences, Professeur de Calcul différentiel et intégral à la Sorbonne.