L’Angleterre a perdu, le 16 mars dernier (1897), un des mathématiciens qui l’ont le plus honorée dans ce siècle. James-Joseph Sylvester était né à Londres en 1814. Sa carrière a été assez mouvementée ; il fut d’abord professeur à l’University College de Londres, puis aux États-Unis, à l’Université de Virginie. Revenu en Europe en 1849, il devint actuaire dans une Compagnie d’assurances jusqu’en 1855, où il obtint une chaire à l’Académie royale militaire de Woolwich, position qu’il garde jusqu’en 1870. Puis, après être resté cinq ans sans position officielle, il part en 1875 pour Baltimore, pour occuper une chaire à l’Université de John Hopkin. II rentre enfin dans son pays en 1883, ayant été nommé professeur savilien à l’Université d’Oxford, Au milieu de ces pérégrinations, on ne peut s’empêcher d’évoquer en même temps le souvenir de la carrière singulière de Cayley, le grand contemporain anglais de Sylvester, qui entra tardivement dans l’enseignement, après avoir eu de grands succès comme avocat consultant. Nous ne trouvons pas là l’uniformité presque monotone de nos carrières françaises, où tout est si bien réglé. Sans demander que les mathématiciens français commencent par le barreau, on peut souhaiter que quelques-uns des plus distingués d’entre eux ne craignent pas, au début de leur carrière, de s’en aller à l’Étranger, imitant en cela l’exemple si fréquemment donné par les géomètres allemands.
Le nom de Sylvester restera particulièrement célèbre pour ses travaux relarifs aux invariants. On sait que cette théorie a trouvé son origine dans un mémoire de Boole, sur quelques cas particuliers d’invariance. Cayley commença ensuite des recherches générales sur ce sujet, où il fut bientôt suivi par Sylvester et par M. Hermite. Ce fut la période héroïque de la théorie des invariants que celle de la première église invariantive, comme disait Sylvester, période où Cayley, Sylvester et Hermite enrichissaient chaque jour de leurs découvertes cette nouvelle province de l’algèbre. La nomenclature de la théorie est à peu près due entièrement à Sylvester, qui avait beaucoup de goût pour la formation de mots nouveaux ; c’est à lui qu’on doit les mots d’invariant, de covariant, de discriminant, et, de bien d’autres encore, qui ont été adoptés par tous les algébristes.
Avant de s’occuper de la théorie des Invariants, Sylvester avait écrit de remarquables mémoires sur différents sujets d’algèbre, particulièrement sur les fonctions de Sturm et sur l’élimination.
On sait combien le célèbre théorème de Sturm est devenu rapidement classique. Il n’avait été, depuis sa découverte, l’objet d’aucun travail et rien n’y avait été ajouté, quand Sylvester fit connaitre sans démonstration l’énoncé d’un résultat bien digne d’appeler l’attention. L’éminent géomètre donnait une expression entièrement explicite des polynômes, qu’on désigne sous le nom de fonctions de Sturm, au moyen des racines de l’équation proposée. Sturm exprima tous ses regrets d’avoir laissé échapper cette découverte et s’en consola un peu en donnant dans le Journal de Liouville une démonstration de la proposition du mathématicien anglais.
L’activité de Sylvester se porta à diverses reprises sur la Théorie des nombres. La résolution de certaines équations cubiques en nombres entiers a été un des premiers problèmes qui l’ont occupé. II est revenu souvent aussi sur la recherche du nombre des nombres premiers compris entre deux limites données, et il fut assez heureux pour resserrer les limites trouvées à ce sujet par Tchebychev dans un mémoire célèbre.
De tous ses travaux, celui auquel Sylvester attachait peut être le plus d’importance est la démonstration d’une règle énoncée sans autre indication par Newton sur une limite inférieure du nombre des racines imaginaires d’une équation algébrique. Les plus illustres géomètres avaient essayé sans succès d’établir ce théorème ; Sylvester y parvint en 1865, après des efforts considérables, et ce fut là, comme il le dit lui-même, une des plus grandes joies de sa vie. Sans vouloir être complet, citons encore un travail sur la résiduation. dans les cubiques, qui a été l’origine de recherches Importantes, et un beau théorème sur le mouvement d’un corps solide ayant un point fixe.
Pendant son séjour à Baltimore, Sylvester rendit un grand service aux Sciences mathématiques, en fondant l’American Journal of Mathematics, qui est devenu, entre les mains des géomètres américains, un des plus importants organes mathématiques de notre temps. A cette époque de sa vie, Sylvester revint sur la théorie des matrices, dont il s’était jadis occupé après Cayley. Dans cet Algèbre universel, les opérations sur les quantités symboliques peuvent être regardées comme des opérations sur les substitutions linéaires et les vues émises à ce sujet par Sylvester ont été beaucoup étendues depuis ; c’est ainsi que tous les calculs symboliques, les quaternions par exemple, se ramènent à des questions très simples sur la théorie des groupes continus de substitutions linéaires, et tout mystère disparait.
Les travaux de Sylvester témoignent au plus haut degré d’un esprit original et inventif ; ils ont particulièrement porté, comme on vient de le voir, sur l’Algèbre et la Théorie des nombres. L’illustre mathématicien était peu au courant des travaux modernes sur l’Analyse et la Théorie des fonctions, et il n’eut jamais de goût pour l’érudition. Son imagination, extraordinairement puissante, était toujours en travail, et il lui était bien difficile de lire un ouvrage de mathématiques dans le seul but de savoir ce qu’il contenait. La bonne volonté ne lui manquait pas, cependant ; je me rappelle que, dans un de ses voyages à Paris, il y a environ dix ans, il vint me demander si, en six semaines, il pourrait apprendre la Théorie des fonctions elliptiques. Sur ma réponse affirmative, il me pria de lui désigner un jeune géomètre qui voulût bien, plusieurs fois par semaine, lui donner des leçons. Celles-ci commencèrent, mais, dès la seconde, les réciproquants et les matrices vinrent faire concurrence aux fonctions elliptiques ; quelques leçons continuèrent, où le jeune professeur fut initié aux dernières recherches de Sylvester, et on en resta là.
Sylvester était un artiste et un enthousiaste. Quand il avait été frappé par la beauté d’une question, il en poursuivait sans relâche la solution, risquant quelquefois de perdre ainsi beaucoup de temps. Il manquait de cette sérénité dans le choix des sujets, qui empêche souvent les efforts prématurés et stériles. Quel contraste entre le génie si pondéré et si sage de Cayley et l’imagination créatrice toujours inquiète de Sylvester !
Sylvester ne fut pas seulement un poète en mathématiques. Il tournait fort agréablement le vers en anglais comme en latin ; il fit d’excellentes traductions d’Horace et de quelques poètes allemands, et on lui doit un petit livre sur les lois de la versification. C’est dans le sonnet qu’il aimait surtout à déployer son talent poétique. Dans son dernier voyage à Paris, à l’automne de 1895, il était particulièrement préoccupé de ses récentes poésies. Je me souviens d’un déjeuner chez un de nos confrères, où il récita une élégie en vers latins, qu’il venait de composer. Un d’entre nous ayant fait remarquer qu’on croyait entendre du Tibulle, Sylvester en fut ému jusqu’aux larmes.
Les dernières années de Sylvester furent attristées par la maladie, et, en 1896, son état inspira de sérieuses inquiétudes à ses amis. Vers le mois d’août cependant, il retrouva toute son activité, et reprit quelques recherches arithmétiques. Nous savons par M. Mac-Mahon qu’il se préoccupait de nouveau de la distribution des nombres premiers, et espérait pouvoir démontrer le théorème énoncé problématiquement par Euler, d’après lequel tout nombre pair est la somme de deux nombres premiers. Le 26 février dernier, comme il était au travail, il fut subitement frappé de paralysie, et mourut quelques jours après, sans avoir retrouvé la parole. Le souvenir du géomètre illustre, de l’homme aimable et bon, au cœur chaud et enthousiaste, restera toujours cher à ceux qui ont eu l’honneur de l’approcher.
Émile Picard, de l’Académie des Sciences.