Alcius le Dieu. Boucher de Perthes, Abbeville, 1885. Boucher de Perthes. La mâchoire humaine de Moulin-Quignon, Paris, 1864. Henri de Varigny. Les débuts de la Préhistoire, Revue générale des Sciences, 31 mars 1934.
La Préhistoire est l’ensemble des recherches entreprises pour reconstituer l’évolution des races et des civilisations humaines antérieurement à la découverte de l’écriture qui seule permit d’assurer la fixation des traditions. Elle se fonde sur l’étude des débris des représentants primitifs de l’humanité, et des témoignages qui ont subsisté de leur industrie.
C’est au XIXe siècle seulement que cette science s’est trouvée en possession de sa méthode et ce sont les découvertes de Boucher de Perthes qui en ont été l’origine et lui ont donné son orientation. Nous allons donner la prodigieuse histoire de ce précurseur.
Quelques mots sur le père de Boucher de Perthes éclaireront cette histoire.
Jules-Armand-Guillaume Boucher de Perthes était directeur des Douanes et comme beaucoup de fonctionnaires du XVIIIe siècle s’intéressait, aux sciences : il était surtout botaniste et possédait en outre un « cabinet de curiosités et d’antiquités ». Il était lié avec tous les savants de l’époque et en 1800 devenait membre correspondant de l’Institut. En 1834 il publiait sa « Flore d’Abbeville ». Il herborisait partout, même à Paris et le fils raconte de son père le trait suivant :
« En 1784 ou 1785, herborisant autour de Montmartre, il rencontra un personnage de tournure assez vulgaire, occupé aussi à recueillir des plantes. Ils se rapprochèrent et en herborisant l’étranger l’engagea à venir chez lui. La connaissance se trouva ainsi liée ; ils causèrent botanique, et, invité par son hôte à revenir, il le lui promit. Lorsqu’il fut parti il s’aperçut qu’il avait oublié de « s’enquérir du nom de son nouvel ami ; il retourna sur ses pas et le demanda ; c’était Jean-Jacques Rousseau ».
Jean-Jacques lui-même a raconté ses herborisations autour de Paris : en ce temps, au niveau du boulevard on entrait dans la campagne et les champs, et Jean-Jacques a maintes fois herborisé sur les pentes de Montmartre.
Jules-Armand-Guillaume a été parmi les fondateurs de la Société d’Émulation d’Abbeville, il en fut longtemps le président, et quand il mourut en 1845, vingt ans après avoir pris sa retraite de directeur des Douanes, il laissait un herbier de 25 000 plantes, œuvre de 50 années, plus de 20 000 gravures anciennes et des médailles et monnaies en grande quantité.
Ce fut incontestablement un sage, un très honnête homme, fonctionnaire exemplaire, et avec cela très instruit et cultivé. Auprès d’un pareil père, Jacques ne pouvait guère être autre que ce qu’il fut. Le père explique le fils à merveille.
Victor Meunier a parfaitement fait ressortir ce fait dans un ouvrage qui est capital pour l’histoire de l’homme fossile : « Les Ancêtres d’Adam », publié en 1900 (Édition Thieullen, libraire Fischbacher). Mêmes caractères, goûts, culture : « On pourrait croire que les deux hommes n’en font qu’un, maladroitement dédoublé par un biographe distrait », et en fait l’erreur a été commise : il a fallu qu’un journal d’Abbeville la rectifiât.
Jacques Boucher de Perthes naquit à Rethel (Ardennes), le 10 septembre 1788. En 1792, son père fut nommé directeur des douanes à Abbeville ; toute la famille s’y fixa définitivement.
À cette époque troublée, les écoles étaient rares. Cependant, il y avait à Abbeville une ex-religieuse que l’on nommait la citoyenne Gosse, mais qui ne voulait s’appeler que sœur Gosse. Elle avait conservé son costume de religieuse, à quelques modifications près. Elle en était fière ; et ce noble entêtement, qui eût pu lui être fatal, lui attira l’admiration de tous, des meneurs comme des poltrons. Jacques devint l’un des soixante enfants qui fréquentaient cette école.
Il passa les sept années suivantes dans une autre école, où de grands déboires l’attendaient.
Il n’était pas dépourvu d’intelligence, mais il manquait de mémoire. Quand il fallait réciter sa leçon, il hésitait, balbutiait, puis restait court. Le maître prononçait alors son arrêt : tête dure. Il n’apprit rien de la langue latine et oublia le peu qu’il avait su chez la Sœur. Il avait conservé le souvenir de la férule dont la bonne sœur se servait pour faire entrer le « rudiment » dans les jeunes cerveaux.
Par contre, il avait beaucoup de succès avec les maîtres de musique, de dessin, de danse et de gymnastique, que son père lui donnait en dehors de l’école.
A sa sortie de collège, à 14 ans et demi, comme il savait peu de chose en dehors de l’écriture et de la lecture, on le plaça dans les bureaux de son père comme surnuméraire des douanes.
Nous ne suivrons pas notre héros dans les postes - et ils sont nombreux - qu’il a successivement occupés (Marseille, Gênes, Livourne) où il eut la chance de faire la connaissance du grand violoniste Paganini, si maigre, si sec et dont Boucher de Perthes écrit dans une de ses lettres : « Quand il jouait dans un salon on craignait toujours qu’il ne prît feu, tellement il était sec ; aussi y avait-il toujours un seau d’eau ».
D’Italie il revint en Bretagne et enfin à Abbeville en 1825, qu’il ne quitta qu’à sa mort (1868).
Le jeune homme, accoutumé dès l’enfance à entendre parler de fossiles, ne pouvait que s’intéresser à la géologie. Il cherchait partout des fossiles et plus particulièrement cultivait la paléontologie de l’homme en vertu du raisonnement suivant. Le déluge qui avait submergé la terre et fait périr tant d’humains avait laissé partout des traces de son passage dans des terrains qu’on nommait justement diluviens. C’est dans ces terrains qu’il fallait chercher et des ossements humains et des restes de l’industrie humaine de l’époque : outils, armes, etc. On devait y trouver aussi des ossements fossiles, des animaux contemporains de l’homme. Aujourd’hui des hommes fossiles se rencontrent un peu partout dans des parages fort éloignés les uns des autres : le R. P. Teilhard de Chardin, savant jésuite, explorateur et préhistorien, en a rencontré au fin fond de la Chine. Mais il y a cent ans, le plus grand savant, Cuvier tout le premier, n’y croyait pas.
Cuvier intitulait un des chapitres de son Discours sur les Révolutions du Globe : « Il n’y a pas d’os humains fossiles ». Il eût été plus sage d’écrire : « On ne connaît pas… » Mais il était bien imprudent de faire reposer un dogme sur un fait négatif, et Élie de Beaumont s’est plutôt rendu ridicule en proclamant que « L’opinion de Cuvier est une création du génie : elle n’est pas détruite ». On sait ce qu’est devenue la « création du génie ».
Après l’arrivée de Boucher de Perthes à Abbeville, on exécuta dans les faubourgs divers travaux qui nécessitaient l’ouverture de tranchées très profondes : tels furent la création d’un canal navigable depuis Abbeville jusqu’à Saint-Valery-sur-Somme ; l’établissement des lignes du chemin de fer ; la réfection des fortifications, et enfin les terrassements d’un champ de manœuvre pour la troupe. Boucher de Perthes, amateur d’antiquités, suivait ces travaux avec assiduité. Il remarqua des outils en silex dans la couche du terrain qu’il appelle diluvium, c’est-à-dire dans la couche d’alluvions quaternaires qui repose sur les autres formations géologiques et n’est recouverte que par le sol arable. Or, jusqu’à cette époque, on n’avait remarqué dans ce terrain que des débris d’animaux et jamais de débris portant la trace d’un travail humain. C’était une première découverte ; la seconde fut l’observation de B. de Perthes que ces silex différaient notablement des haches de pierre remarquées jusqu’alors ; ils étaient façonnés plus grossièrement, ils devaient donc être plus anciens et provenir d’une autre époque moins civilisée. Enfin, le même géologue annonça qu’on ne tarderait pas à découvrir dans les mêmes couches non plus seulement les outils humains, mais les ossements mêmes des hommes qui les avaient façonnés.
Comment les découvertes de M. de Perthes furent-elles accueillies dans le monde des savants ? On n’avait jamais trouvé dans le diluvium des instruments accusant un travail humain ; on discuta avec passion l’authenticité des silex de Boucher de Perthes : certains prétendirent que ces outils devaient leur forme à des chocs accidentels, mais c’était bien à tort, car ces pierres, taillées en forme d’amande et longues ordinairement de 10 à 25 cm, attestent d’une façon indubitable le travail de l’homme qui les avait façonnées pour s’en servir comme outils ; d’autres dirent que ces pierres provenaient du sol arable et qu’elles avaient été mélangées par les ouvriers avec les débris des couches inférieures. Cependant, les découvertes du savant Abbevillois le conduisaient à cette conséquence, que l’ancienneté de l’homme remontait à une époque plus reculée qu’on ne l’avait cru jusqu’alors.
Boucher de Perthes envoya à l’Institut un rapport détaillé de ses travaux, priant les membres de cette illustre assemblée de venir surveiller par eux-mêmes l’extraction des silex, soit à Abbeville (aux carrières de Menchecourt et de Moulin-Quignon), soit à Amiens (carrières de Saint-Roch et de Saint-Acheul), soit à Paris même (carrières de l’avenue de La Motte-Picquet). Il leur montrerait les silex in situ, et l’on se rendrait facilement compte qu’on les trouve à 4 m, à 6 et à 7 m de profondeur, et non pas dans la terre arable.
L’Institut nomma deux Commissions composées, la première, de MM. L. Cordier, Dufresnoy et Élie de Beaumont ; la seconde, de MM. Jomard et Rochette. Malheureusement, ces académiciens ne consentirent pas encore à visiter les carrières d’Abbeville, d’Amiens ou de Paris ; M. Gosse, de Genève, explora les fouilles de l’avenue de La Motte-Picquet, et ses découvertes confirmèrent celles de Boucher de Perthes. Les Anglais, les premiers visitèrent les carrières de la vallée de la Somme ; MM. Falconer, Prestwich, John Evans, Ch. Lyell furent gagnés à la cause de Boucher de Perthes. Quelques Français peu après le furent aussi, et les « vieux » actuels ont conservé le souvenir des luttes que, contre les adversaires puissants et officiels de Boucher de Perthes, soutinrent Gaudry, A. de Quatrefages, Lartet, Henri Milne-Edwards. La cause était entendue en 1860 et, depuis, la Préhistoire a marché à pas prodigieux. D’abondantes collections d’ustensiles en pierre, en os, etc., recueillis dans les couches préhistoriques, témoignent de l’activité, de l’ingéniosité de nos devanciers et la Préhistoire est devenue une science officiellement reconnue et que l’on peut pratiquer sans encourir de foudres. Et maintenant, on le sait, il est abondamment établi, et tous les jours par un amas plus considérable de documents, non seulement que l’homme fossile a existé, mais qu’il en a existé plusieurs races, comme il ressort des explorations en Europe, en Asie, en Afrique. L’homme fossile a existé, des races humaines aussi dont les noms sont sans cesse prononcés et écrits ; leurs os ont été retrouvés, bien datés géologiquement.
En 1844, Boucher de Perthes écrivait à Brongniart que certainement on mettrait la main sur les restes, les débris, de l’homme préhistorique dans les couches contenant ses ustensiles et outils. « Quant à ses os on les trouvera là où ailleurs : c’est une affaire de temps ». Il avait parfaitement raison. Et il a même cru tenir ces os, sous les espèces de la « Mâchoire de Moulin-Quignon ». Il faut reconnaître toutefois que cette pièce n’a pas été admise par les préhistoriens compétents. « Il semble bien, dit Marcellin Boule, dans « Les Hommes fossiles », il semble bien que l’illustre et honnête archéologue fut, cette fois, victime d’une supercherie ».
Cette étonnante histoire de fraude est racontée tout au long par M. Vayson de Pradenne [1] : elle ne comporte pas moins de 40 pages, nous allons la résumer rapidement :
Boucher de Perthes avait à plusieurs reprises récolté dans la carrière du Moulin-Quignon des os brisés et roulés dans lesquels il avait cru reconnaître des débris humains ; mais les anatomistes à l’examen desquels il les avait soumis déclarèrent qu’ils étaient trop détériorés pour qu’ils pussent les reconnaître. L’obstiné chercheur voulait à toute force trouver des ossements humains. Les ouvriers, stimulés par lui, apportaient fréquemment des haches en silex : il promit une forte récompense, 200 francs pour le premier fossile humain trouvé dans le diluvium. La tentation était forte pour des ouvriers qui gagnaient 2 à 2 fr 50 par jour… Cette fois-là Boucher de Perthes fut mystifié.
Notre préhistorien raconte dans son ouvrage « Les Antiquités celtiques et diluviennes », tome III, les, différentes circonstances de la découverte de la mâchoire de Moulin-Quignon précédée de celle de quelques molaires (23 mars 1863).
La mâchoire fut extraite d’une masse de sable de 5 m au-dessous du sol et cela en présence des docteurs Hecquet et Dubois et d’un dentiste, qui certifièrent que la mâchoire devait appartenir à un homme d’une race tout autre que la nôtre.
La nouvelle annoncée révolutionna le monde des anthropologistes : M. de Quatrefages et d’autres savants français accourent à Abbeville et se rencontrent avec Falconer et Carpenter de la Société Royale d’Angleterre. Le 20 avril, M. de Quatrefages communique à l’Académie des Sciences de Paris une note sur la fameuse mâchoire — qui se termine ainsi : « Les précautions prises par M. Boucher de Perthes m’ont fait regarder la mâchoire de Moulin-Quignon comme authentique ».
Depuis que le Dr Rigollot avait trouvé à Amiens-Saint-Acheul des haches diluviennes semblables à celles de Boucher de Perthes, de nombreux visiteurs, d’Angleterre surtout, venaient dans les carrières de la Somme et achetaient aux ouvriers des silex taillés. Ceux-ci avaient d’abord monté les prix, puis fabriqué des pièces fausses. Falconer s’aperçut bientôt que les haches qu’il avait rapportées de Moulin-Quignon étaient fausses.
Le savant paléontologiste publia dans le Times une note déclarant que toutes les haches venant de Moulin-Quignon étaient fausses et que les savants français avaient été dupes d’une supercherie. Sans attendre une étude scientifique plus complète, une campagne de presse se déclencha : les journaux brouillèrent tout, excitèrent les passions et rendirent les questions inextricables.
Et Boucher de Perthes ? Il avait confiance en ses ouvriers. Il pensait que moralement et matériellement une fraude n’était pas possible. Il avait dégagé la mâchoire de ses propres mains et n’avait rien remarqué de suspect. Et puis comment abandonner ce qui constituait la découverte dont il rêvait, depuis sa jeunesse ? À l’âge de 75 ans, il y trouvait enfin le couronnement de son œuvre, la récompense de sa clairvoyance et de sa prodigieuse ténacité.
Des conférences eurent lieu alors entre savants français et anglais, qui se prolongèrent plusieurs mois, La question fut tranchée pour les savants anglais par une lettre, du célèbre Evans (4 juillet 1863) : elle faisait état surtout des résultats obtenus par un fouilleur anglais, Keeping, qui avait découvert lui-même cinq haches ; il avait pu prouver qu’elles étaient fausses, les avait montrées à Boucher de Perthes qui ne voulut ni rien voir, ni entendre. La lettre d’Evans se terminait ainsi « …il ne peut y avoir que peu de doute sur la valeur réelle de la découverte, et j’espère sincèrement que la mâchoire de Moulin-Quignon pourra dorénavant être reléguée dans l’oubli (sic) : Requiescat in pace ».
La controverse se prolongea en France où les champions de l’authenticité — on l’a vu plus haut — s’étaient engagés.
A 76 ans, Boucher de Perthes, si tenace pour la recherche de la vérité, se montra aussi opiniâtre dans la défense de l’erreur. Il faut lire comme des modèles de dialectique mise au service de l’erreur, ses longues notices sur : « Découverte d’une mâchoire humaine dans le diluvium ».
Ces observations confirmèrent les savants français dans leurs opinion. Et voici qu’un an plus tard, les ouvriers étant restés au service de Boucher de Perthes, il eut tout naturellement le plaisir de trouver une nouvelle mâchoire. La découverte ne fit pas grand bruit., Les Anglais fixés sur la première pensèrent qu’il s’agissait encore d’une fraude. Les Français virent dans la nouvelle découverte une confirmation de leurs opinions et n’en parlèrent point ou prou…
Seule une petite phalange de vieux partisans de la mâchoire, dont M. de Quatrefages, ne voulurent jamais en démordre. Même en 1908, à l’inauguration du monument Boucher de Perthes, le docteur Baudoin, alors Président de la Société préhistorique française, citait la trouvaille de Moulin-Quignon comme un des plus beaux fleurons du grand découvreur.
L’affaire de la mâchoire qui a secoué profondément le monde savant paraît d’un côté assez triste. C’est le fondateur même des recherches préhistoriques, c’est l’élite des naturalistes français qui ont été dupés.
Elle a eu ce résultat paradoxal de convaincre les principaux naturalistes de l’existence de l’homme quaternaire. Le très autoritaire Élie de Beaumont, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, après avoir méconnu et nié pendant vingt-cinq ans les très authentiques découvertes du savant abbevillois, déclara que la mâchoire et les haches de Moulin-Quignon étaient contemporaines et authentiques. Par l’activité qu’elle a fait déployer autour de l’homme fossile, l’affaire du Moulin-Quignon a été un stimulant heureux pour les études préhistoriques.
La découverte eut son côté plaisant : les caricatures allèrent leur train à Paris et à Londres ; loin de s’en fâcher, Boucher de Perthes en riait en compagnie de ses jeunes neveux. Dans l’une, du Journal pour rire, on fait discourir la fameuse mâchoire de Moulin-Quignon ; elle déclare être celle d’un rempailleur de chaises mort depuis dix ans. Une autre représente le Moulin avec Boucher de Perthes qui passe la tête par la fenêtre ; or, on l’a affublé d’une tête d’âne. À Paris, les spirites évoquèrent l’homme dont on possédait la mâchoire ; lui, déclara se nommer Joé et être mort depuis deux cents siècles.
Boucher de Perthes avait réuni une importante collection de meubles anciens, d’antiquités et de silex. Il l’offrit à l’État en 1845 pour le musée de Cluny, que l’on venait d’inaugurer. Après de longs pourparlers, ce don ne fut pas accepté, faute d’un emplacement assez vaste, car la plupart de ces vieux meubles avaient de très grandes dimensions. Vingt ans plus tard, sa proposition fut acceptée pour le musée de Saint-Germain, seulement pour sa collection de silex taillés ; Boucher de Perthes alla lui-même les mettre en ordre dans une galerie qui fut mise à sa disposition.
Boucher de Perthes ne s’en tint pas à la géologie et à ses trouvailles de silex en nombre indéfini, il se mêla encore d’économie politique et sociale : la protection des pauvres, les retraites ouvrières, le libre-échange dont il était grand, partisan.
Il fut l’un des promoteurs de l’idée des expositions universelles.
Il savait l’anglais, l’italien, l’allemand, l’espagnol et dès l’année 1845 il réclamait plusieurs modifications à l’orthographe.
Boucher de Perthes n’avait, pas étudié la médecine ; cependant, grâce à son esprit d’observation, il a émis et pratiqué des théories qui sont devenues monnaie courante à la fin du XIXe siècle.
« Le virus de la vache préserve de la petite vérole ; d’autres virus pourront nous sauver d’autres choses.
« J’ai toujours cru que les épidémies, les pestes étaient produites par de tout petits animaux. Mais ces animaux-poison doivent avoir leur contre-poison, c’est-à-dire d’autres créatures leur donnant la chasse, comme les hirondelles la donnent aux mouches. La difficulté est de distinguer, parmi ces infiniment petits, nos amis de nos ennemis.
« Ne vous y trompez pas, les êtres les plus redoutables ne sont pas les plus gros. »
Ceux qui ont connu les découvertes de l’illustre Pasteur parleraient-ils autrement ?
Boucher de Perthes pratiquait pour lui-même le traitement par l’eau froide, qui est la base de toutes les cures vulgarisées par le prélat-médecin Mgr Kneipp.
De très bonne heure, Boucher de Perthes prit l’habitude de se baigner presque tous les jours et en toute saison. Après sa rentrée à Abbeville, ses bains devinrent plus réguliers. Le Pâtis était le lieu ordinaire de ses exercices nautiques. Quand l’eau de la Somme se trouvait gelée, il faisait casser la glace. Il lui arriva de se baigner alors que le thermomètre marquait dix-sept degrés centigrades au-dessous de zéro. Dans ses différents voyages, il ne manquait jamais de prendre son bain partout où il y avait de l’eau : dans la mer, dans les fleuves, dans les rivières ou dans les lacs. Prenant un bain froid tous les jours, il le prenait à peu près dans tous les états de santé : lorsqu’il était enrhumé, qu’il avait la fièvre, la courbature, des douleurs rhumatismales, etc. ; jamais son mal n’empira, mais, au contraire, se trouva souvent adouci.
Boucher de Perthes eut plusieurs fois l’occasion de constater que l’effroi causé par l’ablution d’eau glacée est basé bien plus sur l’imagination que sur la réalité, puisque, en effet, la différence de la température de l’air avec celle de l’eau est moins grande en hiver qu’en été. Il conserva l’habitude de se baigner tous les jours jusqu’à la fin de l’été de 1864 ; il avait alors atteint sa soixante-seizième année. Doué d’une constitution robuste, il attribuait la conservation de sa santé autant à sa sobriété qu’à son bain quotidien.
En se baignant dans la Somme, il lui arriva plusieurs aventures, dont rune d’elles faillit lui devenir fatale. Le père du sculpteur abbevillois Nadaud [2] chassait le gibier un jour d’hiver. En côtoyant la Somme, il aperçut dans le courant un objet qu’il prit pour un canard sauvage. « Il allait tirer, a raconté Boucher de Perthes, lorsque, bien qu’il fût à petite portée, il crut, en avançant encore, être plus sûr de son coup. Se glissant le long de la rive et parvenu à moins de vingt pas, ajustant de nouveau, il avait le doigt sur la détente et le coup allait partir, quand, tout nageant, le baigneur sortit un bras hors de l’eau. Alors, reconnaissant un homme, il fut frappé d’une telle stupeur que son fusil lui tomba des mains, et il manqua s’évanouir », Depuis ce temps, M. Nadaud père ne put jamais entendre prononcer le nom de Boucher de Perthes sans être en proie à la plus grande émotion.
On a qualifié de manie l’habitude que notre baigneur avait prise de se jeter à l’eau tous les jours, mais il considérait ce bain quotidien d’abord comme excellent au point de vue hygiénique et comme un exercice remplaçant avec avantage celui du cheval, qui lui faisait perdre beaucoup de temps et l’exposait à plus de dangers, parce qu’il ne trouvait d’agrément qu’à monter des chevaux difficiles.
Napoléon III avait témoigné le désir de voir le savant Abbevillois et d’entendre de sa bouche le récit découvertes préhistoriques : il se rendit à Compiègne le 21 novembre 1862. Il avait emporté avec lui les principaux échantillons de sa collection. Il fut reçu par l’empereur et le jeune prince impérial, qui s’amusa beaucoup à considérer les silex et les poteries.
Ce fut l’un des derniers voyages de B. de Perthes ; il fut pris de douleurs rhumatismales qui devinrent violentes au commencement de l’année 1868, sa robuste constitution s’affaiblissait, la vie s’éteignait en lui ; après plusieurs syncopes il mourut le 2 août 1868. Il allait avoir quatre-vingts ans.
Ce fonctionnaire douanier avait sans doute des loisirs et aussi une grande facilité de travail, car il a publié près de 50 volumes (49 exactement) sur les sujets les Plus divers : économie politique, tragédies, comédies, ballades, satires, récits de voyages. C’est le polygraphe dans toute l’acception du mot.
Il disait plaisamment « je n’ai jamais réussi à me marier encore que j’aie eu plusieurs partis, ni à faire jouer de mes pièces de théâtre ».
En résumé, un des esprits les plus originaux que la Province ait connus à cette époque du Second Empire,
Virgile Brandicourt, Ancien président de la Société des Antiquaires de Picardie.