SOCIÉTÉ D’ANTHROPOLOGIE DE PARIS
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
Voyez, dans notre avant-dernier numéro, page 522, une lecture de M. P. Broca sur les Études anthropologiques depuis dix ans en Europe et en Amérique, faite à la même séance.
Éloge de Boucher de Perthes
Ce n’était pas à moi que devait revenir l’honneur de parler devant vous de l’homme célèbre dont la vie si bien remplie sollicitait un plus digne historien. Plus d’un parmi vous eût pu dire avec une parfaite compétence ce qu’était l’homme, ce qu’est son œuvre, et jusqu’au dernier moment j’ai espéré que l’un des savants archéologues que la Société compte dans son sein voudrait bien se charger de la tâche que j’essaye d’accomplir aujourd’hui.
Cette tâche à tous les points de vue est difficile, et j’espère que vous m’en tiendrez compte. Si, en effet, par tous les cotés scientifiques la figure. originale de Boucher de Perthes prête à l’admiration, par tous les côtés aussi elle prête à la critique, sauf par un seul peut-être, l’amour passionné du vrai,qui est le fond même de la science. C’est cet amour, associé à une vire intuition des faits particuliers et à une indomptable persévérance, qui a conduit celui qui fut notre collègue à la gloire de donner son nom à l’une des découvertes les plus importantes et les plus fécondes que la science de l’homme ait accomplies de nos jours.
Cette découverte, ce n’est point toutefois Boucher de Perthes qui l’a faite le premier. Mais le premier il lui a donné son véritable sens, le premier il l’a reliée à un ensemble majestueux de faits, le premier il en a fait ressortir toutes les conséquences historiques et archéologiques ; en sorte qu’il est rigoureusement juste de dire qu’il est le fondateur de la science de l’industrie primitive des hommes, et le promoteur de l’idée de la haute antiquité du genre humain sur la terre.
Si, à ce titre, Boucher de Perthes nous appartient, il est un des nôtres à un titre plus intime. Dès que la Société d’anthropologie fut organisée, il prit part à ses travaux, et rune des premières discussions qui aient eu lieu dans son sein a eu pour sujet « l’existence d’une race d’hommes contemporaine des animaux perdus », Dans la séance du 3 novembre 1859, M. Georges Pouchet eut l’honneur d’exposer à la Société les recherches de Boucher de Perthes, et Isidore Geoffroy, renchérissant sur l’adhésion publique que donnait à ses découvertes notre savant collègue, traçait en termes chaleureux l’histoire des travaux du savant d’Abbeville. A la séance suivante, Boucher de Perthes prit une part. personnelle à cet te controverse ; dans une lettre’ pleine de faits et de dates, il marqua toutes les phases de ses études, et offrit à la Société ses importants écrits sur les questions qui ressortissent à l’anthropologie. En 1860, il fut élu avec Serres membre honoraire de la Société. Ce furent les deux premiers de nos illustres collègues honoraires.
Depuis lors, la part que Boucher de Perthes prit directement ou indirectement à nos travaux est considérable, et je me bornerai à mettre en note ce qui, dans les dix volumes de nos Bulletins et dans nos Mémoires, est dû à Boucher de Perthes ou se rattache à son œuvre. C’est donc avec un orgueil légitime que nous avons le droit de prononcer ici le nom de notre regrettable collègue, et de réclamer pour sa mémoire ce souvenir reconnaissant qui est le culte des hommes de bien.
Jacques Boucher de Crèvecœur de Perthes naquit à Rethel (Ardennes), le 10 septembre 1788, d’une famille que l’on fait remonter à la souche maternelle de Jeanne d’Arc. Son père, directeur des douanes, le dirigea vers la même carrière, qui avait alors une importance considérable et un caractère semi-militaire qu’elle a heureusement perdu de nos jours. Aussi la jeunesse de Boucher ressemble plutôt à celle d’on soldat ou d’un marin qu’à celle d’un homme de lettres. Dès 1805, il parcourt l’Italie et l’Allemagne et ne revient en France, en 1811, que pour occuper des emplois actifs dans le service des Côtes-du-Nord et de l’Ouest. Il débuta dans la carrière littéraire par un roman auquel succédèrent en grand nombre des comédies et des tragédies empruntées aux époques et aux sujets les plus variés. En 1830, il éveilla l’un des premiers l’attention sur les trésors poétiques et légendaires de la Bretagne, et publia, au milieu du mouvement romantique, les Chants armoricains, romances , légendes et ballades. En toutes choses, Boucher de Perthes fut initiateur. En 1832, dans les Opinions de M. Christophe sur la liberté de commerce, notre auteur proposa l’établissement du libre échange, — ce qui pour un douanier ne manquait pas de hardiesse, — et il jeta les bases d’un projet d’exposition universelle internationale, idée qui fut reprise sans plus de succès par son auteur, en 1833, dans les Mémoires de la Société d’émulation, Du même temps datent une série d’écrits satiriques sur les abus administratifs, écrits qui décidèrent, paraît-il, de nombreuses réformes. Cette veine économique se prolonge jusqu’en 1848, époque où il fit paraître un petit volume plein de vérités saisissantes : Petites solutions des grands mots, et quatre volumes considérables : Hommes et choses,qui ne furent complétés qu’en 1850. Je ne saurais avoir ici l’ambition de faire une bibliographie complète des œuvres littéraires de Boucher de Perthes, et cependant je ne puis omettre de signaler, pour montrer la prodigieuse activité de son esprit, les huit ou dix volumes qui renferment le récit des nombreux voyages qu’il entreprit dans les différentes. contrées -de l’Europe, lorsqu’il prit sa retraite avec le grade de directeur des douanes « 850) ; ni les huit volumes qui contiennent le récit détaillé de sa vie et qui ont pour titre : Sous dix Rois « 863-1867). Ajoutons encore les deux volumes anecdotiques : Portraits de mes connaissances, et nous trouverons au total de notre fécond auteur près de quarante volumes, sans compter les innombrables discours que, comme président de la Société d’émula lion de 1.830 à 1860, Boucher de Perthes prononçait fréquemment devant ses collègues.
Au sein de cette activité insatiable, chez un fonctionnaire qui devait une partie de son temps à ses devoirs administratifs, quelle place pouvait tenir la science ? Elle tenait une place énorme qui confond singulièrement les notions que l’on peut se faire des limites de l’activité intellectuelle. En effet, tandis que de Perthes dirigeait à la fois les douanes, les Sociétés savantes et les institutions de bienfaisance d’Abbeville, — qui ne sont pas les moindres de ses bonnes œuvres, — il écrivait des satires économiques et morales, et composait un vaste ouvrage en cinq volumes qui parut en 1841 sous le titre : De la création. Essai sur l’origine de la progressions des êtres. Cet ouvrage, dont l’auteur nous a fait hommage dans une des premières séances de la Société, repose, comme le Cosmos de Humboldt, sur l’une des conceptions les plus vastes que puisse embrasser l’esprit humain. Écrit avec une chaleur peu commune et parsemé de pages aussi savantes que les plus savantes, aussi éloquentes que les plus éloquentes, plus hardies que les plus hardies peut-être, cet ouvrage débute par un aveu où l’on ne sait que chercher de l’orgueil ou de l’humilité, mais où l’on trouve cette grande qualité qui se fuit rare, la sincérité. « Ce qu’on va lire dans cet Essai, dit l’auteur, est peut-être la répétition de ce qu’on a dit, car je suis complètement ignorant de ce qui a été publié sur cette matière. Aucun savant ne m’en a parlé et je n’ai pas lu les livres qui en traitent, mais depuis que mes yeux ont vu j’ai considéré la nature. Ce sont les impressions que j’en ai reçues que je m’efforce aujourd’hui de reproduire. » L’homme est là tout entier. Comme ce peintre célèbre qui écrivait sur le livret dessalons, élève de la Nature, Boucher de Perthes repousse toute école et toute filiation. Il est lui aussi un élève de la nature ; mais il y a la nature intime et la nature extérieure, et trop souvent chez notre auteur l’impression était plus vive que ne le comportait la réalité. Aussi peut-on dire que les cinq volumes sur la Création sont plutôt de la création de leur auteur. Ils vont sans méthode de Dieu à la terre, de la terre à l’homme, de l’homme à ses facultés, au juste et à l’injuste, du libre arbitre aux beaux-arts, de la vie à la mort, de la mort à l’éternité, de la progression terrestre des êtres à leur progression extra-terrestre. Sur cette problème, qui a séduit et lassé un si grand nombre d’esprits éminents, on ne peut lire, sans en être frappé, des pages saisissantes toutes imprégnées de cette vigueur métaphysique qui dominait les travaux de ceux qui nous ont devancés dans la recherche du vrai, et dont les efforts ont sou vent porté l’esprit de prime abord à des hauteurs où l’étude patiente des faits nous ramène plus tard.
Mais le temps était venu où Boucher de Perthes allait abandonner les contemplations subjectives. Déjà il se demandait, sans oser répondre, « si cette tension continuelle de l’âme n’avait pas obscurci son intelligence » (De la création, 1. X, p. 503). Et par une heureuse réaction qui fréquemment se produit dans les esprits bien doués et livrés à leurs propres mouvements, Boucher de Perthes fut rejeté de l’ombre précursive des choses dans l’étude des faits.
J’arrive à l’idée capitale de l’existence intellectuelle de notre, collègue, idée qui désormais dominera sa vie et le rattachera à notre Société. Dans le livre dont je viens de vous entretenir, Boucher avait dit que tôt ou tard on finirait par trouver dans le diluvium, à défaut de fossiles humains, dès traces d’hommes antédiluviens ; c’est à cette tâche qu’il se vouera désormais, c’est dans cette voie que se dirigeront ses recherches : je veux parler de la découverte de l’industrie primitive et de la constatation de la haute antiquité des races humaines. Qu’il me soit permis d’en relater les traits principaux sans avoir l’ambition de rien omettre, mais avec le désir d’être exact.
Dans une note ajoutée à son principal ouvrage (Antiquités celtiques, etc., page 361), Boucher de Perthes reporte à l’année 1826 « l’idée que des silex travaillés pouvaient bien se trouver dans les bancs tertiaires ». C’était « un jour d’été », en examinant une carrière de sable. Mais des années se passèrent, ajoute-t-il, sans rien trouver qui confirmât mon idée. Pendant ce temps, ce qui était plus qu’une idée, les faits de John Frère qui avait découvert des silex travaillés à Hoxne (Suffolk) dès 1797 (voyez Archéologia, t. XIII, 1800, et Lubbock, L’homme avant l’histoire, page 273) disparaissaient du souvenir des hommes et ne devaient être retrouvés que soixante ans plus tard par M. Evans, au retour de son excursion à Abbeville.
Boucher de Perthes, qui ignorait complètement que les silex de John Frère fussent déposés au musée des Antiquaires de Londres « e monde entier l’ignorait), fouilla des gisements quaternaires pendant des années sans rien trouver. Un jour enfin (il n’indique point de date), il crut reconnaître sur un silex des traces de travail qui parurent à tous les archéologues. purement accidentelles. Mais ce ne fut qu’en août 1844 qu’il fit constater par un procès-verbal signé par Forteguerre, — qui ne savait pas signer, — et Courbet, terrassier, — deux noms prédestinés, comme on voit, — la découverte de plusieurs silex travaillés, dans une couche de diluvium inférieur située à 4,33m au-dessous du sol. Ce silex figure aujourd’hui au musée de Saint-Germain.
« L’idée » de Boucher de Perthes était alors des plus simples et si parfaitement d’accord avec les croyances traditionnelles les plus répandues dans notre hémisphère, qu’en vérité, sans l’étroite interprétation donnée par Cuvier à la chronologie géologique, personne n’aurait songé à la contester. Boucher de Perthes croyait au déluge biblique revu et approuvé par Cuvier ; il se disait très-légitimement que, puisqu’il y avait eu des hommes avant celui qui planta ln vigne et repeupla la terre, on devait en retrouver les traces. Les silex qu’il voulait découvrir et qu’il découvrait étaient des traces d’hommes antédiluviens, c’est-à-dire antérieurs à une date que-Cuvier ne faisait remonter qu’à cinq ou six mille ans. Ces hommes avaient précédé les Gaulois. « Il y a donc au-dessous du sol gaulois un sol à explorer, des débris à étudier, et sous ceux-ci peut-être d’autres débris qui ne datent pas seulement de vingt siècles, mais de trente, mais de quarante, mais de cent » (tome I, page 19). L’idée de donner cette date aujourd’hui insignifiante à l’existence de l’homme sur la terre parut à cette époque audacieuse et téméraire, Cuvier n’avait-il pas déclaré « que l’un des résultats les mieux prouvés de la saine géologie » était que ce qu’il appelle prudemment « nos sociétés actuelles » ne pouvait être très ancien ! N’avait-il pas dit que notre globe avait été victime d’une grande et subite révolution dont la date ne peut remonter beaucoup au delà de cinq à six mille ans ? N’avait-il pas éliminé l’homme du nombre des habitants antérieurs à cette catastrophe, malgré les preuves apparentes et nombreuses que lui apportaient de temps à autre les Schloth, Tournal et Christol, les Boué, les Schmerling ? Il est vrai que, par une attention à laquelle certains transformistes seront sensibles, le célèbre conseiller d’État avait mis les singes en compagnie de l’homme, ce qui, à la rigueur, aurait pu consoler nos voisins d’être venus si tard au monde ; mais les ossements de Neander, d’Engis, de la Naulette, etc., le gibbon de Sansan et les singes de Pikermi sont successivement venus contredire le grand paléontologiste dans le même temps que la doctrine des causes lentes actuelles prenait la place des catastrophes imaginaires qui avaient, disait-on, bouleversé le globe. Boucher de Perthes avait donc à lutter contre l’influence du maître, influence d’autant plus puissante qu’il n’était plus là pour faire concorder ses doctrines avec les faits nouveaux. On sait que les disciples sont toujours plus tenaces que leurs maîtres. D’ailleurs, les faits recueillis par Boucher de Perthes n’ont pas été tout d’abord parfaitement évidents ; ses premières fouilles méthodiquement dirigées ne remontent qu’à 1837 ; ce sont les fouilles exécutées au lieu dit la Portelette. Ce fut là qu’il rencontra des haches polies et des ossements simples ou travaillés, d’espèces aujourd’hui perdues, dont l’histoire peut se lire dans le premier volume des Antiquités celtiques (page 195). De 1838 à 1845, des fouilles qui eurent pour théâtre les environs d’Abbeville et le lit de la Somme, furent conduites avec des résultats divers dans des terrains d’alluvion où se rencontrent assez pèle-mêle des débris de tous les âges préhistoriques mêlés à des urnes cinéraires et à des médailles romaines. Mais un jour on apporta à Boucher de Perthes une hache de silex tirée de la sablière de Menchecourt et associée à des ossements de rhinocéros et d’éléphants. De 1842 à 1843, trois autres haches furent trouvées dans les mêmes conditions, mais hors de la présence de de Perthes. Ce ne fut qu’en 1844 qu’il put, ainsi que je l’ai déjà dit, extraire lui-même du diluvium intact un certain nombre de pièces désormais authentiques. Plus tard, le diluvium de Moulin-Quignon fournit sa part à la moisson de documents préhistoriques.
Dès cette époque, Boucher de Perthes communiqua ses recherches à l’Académie des sciences, qui n’en tint aucun compte, et fut encouragé dans ses travaux par un homme dont il prononça toujours le nom avec reconnaissance, Brongniart. On peut lire dans le deuxième volume des Antiquités celtiques les lettres que Boucher de Perthes adresse successivement, de 1844 à 1846, à Blainville, à Flourens, à Jomard et à M. Élie de Beaumont. Mais il ne paraît pas que ces savants aient attaché grande importance à ces communications, car Boucher de Perthes n’eût pas manqué de citer leurs opinions. Il mentionne cependant l’acquiescement de MM. Jomard et C. Prévost, qui seuls, sur une commission de sept membres nommée par l’Académie des sciences et par celle des inscriptions, étaient allés à Abbeville, « avaient reconnu les bancs comme diluviens, et avaient acquis la certitude que les silex examinés et travaillés de main d’homme en provenaient » (Antiquités celtiques, tome I, page 499).
Mais déjà, avant cette époque, l’appui énergique de MM. Rigollot, Ravin, Buteux et Bouchard avait entraîné l’opinion des archéologues, et c’est un devoir de proclamer ici ce que le mémoire de Boucher de Perthes doit à ces savants estimables.
Disons ici, ainsi que l’a fait remarquer M. de Saulcy, que les étrangers prenaient aux travaux de notre collègue plus d’intérêt que les Français eux-mêmes, MM. Worsae (de Copenhague), Hammer (de Vienne), Kintring (de Philadelphie), et un grand nombre de géologues anglais, Lyell, Falconer, Prestwich, furent des premiers à étudier sur place les documents en question, de sorte qu’en 1859 l’Académie des sciences fut conduite à se préoccuper d’une découverte qui, dans le monde savant tout entier, était tenue depuis longtemps pour avérée. A vrai dire, ce n’est pas la tache de l’Institut de faire des découvertes ; il est même malheureusement fort rare qu’il les encourage en temps opportun. Aussi ne peut-on que s’étonner, ce fait étant connu, de voir avec quelle malheureuse constance les inventeurs et innovateurs s’obstinent si souvent à attendre une approbation ou un encouragement de l’Institut, au lieu de s’adresser directement au public, ou bien aux sociétés libres qui se recrutent parmi les jeunes volontaires de la science et non parmi les vétérans qu’accablent les légitimes préoccupations de leurs propres travaux.
Quoi qu’il en soit, cette année 1859, qui vit la fondation de notre Société, vit aussi le triomphe des travaux de notre célèbre collègue. Ce fut au sein de la Société géologique de Londres que fut proclamée par MM. Prestwich et Flower l’exactitude des faits décrits par l’auteur des Antiquités celtiques ; puis notre collègue M. de Saulcy, membre de l’Institut, qui, dans un journal politique, relata en un langage précis et chaleureux les faits importants qu’il avait mis en doute à une autre époque ; il fit publiquement « amende honorable », et protestant contre les plus illustres géologues français « qui ont cru au-dessous d’eux d’aller constater sur place l’existence ou la non-existence de l’industrie humaine dans le diluvium proprement dit », il cita, pour étayer son opinion, les adhésions explicites des géologues anglais et particulièrement M. Prestwich. En septembre de la même année, l’illustre et vénérable sir Ch. Lyell appuya M. Prestwich de son autorité devant l’Association Britannique, et M. A. Gaudry lisait en octobre un mémoire important sur la contemporanéité de l’homme et des espèces fossiles, mémoire où il relatait les résultats de ses propres fouilles aux environs d’Amiens, entièrement confirmatives de celles de Menchecourt et de Moulin-Quignon. Enfin, je puis rappeler ici qu’à la suite de la communication de M. Boucher, en novembre de la même année, la Société d’anthropologie entendit de la bouche de son président, Isidore Geoffroy, l’éloge sans réserve des travaux du savant d’ Abbeville. Depuis lors, la contemporanéité de l’homme et des espèces animales enfouies au sein du diluvium n’a plus été sérieusement contestée, et la science préhistorique, l’archéogéologie, comme disait le savant Abbevillois, est devenue ce que l’ont montrée l’exposition internationale de 1867 et le congrès tenu à la même époque, — ce que le montre actuellement le musée de Saint-Germain si admirablement organisé par les soins de nos collègues MM. Bertrand et de Mortillet.
Vous n’attendez pas de moi, messieurs, un historique plus étendu ni plus détaillé ; je crains même d’avoir abusé de vos instants, et cependant comment ne pas signaler ici à ce propos les vues ingénieuses du savant que la Société d’anthropologie est fière d’avoir pour président et qui furent les premières inductions que l’on tira de la forme des silex taillés et la première démonstration de leur emploi. Ce fut encore Isidore Geoffroy qui, au commencement de 1860, vint nous en entretenir et nous montrer, sur des ossements de Rhinoceros tichorhinus, de Cervus megaceros et d’aurochs, des empreintes, des sillons, des éclats de formes diverses qui avaient sans nul doute été produits par les premiers instruments de l’industrie humaine. Ces inductions conduisirent peu à peu M. Lartet à cette magnifique série de travaux sur les habitants des cavernes du midi de la France, travaux qui restaurent en quelque sorte la vie des races dites préhistoriques, quaternaires, fossiles et antédiluviennes.
Mais cet homme lui-même, qui avait confié au diluvium nouveau le dépôt de ses armes et de ses outils, qu’avait-il fait de ses os ? Voilà ce que tout le monde se demandait avec inquiétude, scepticisme ou ironie ; tout le monde, excepté Boucher de Perthes, qui, ainsi qu’il le raconte, avait fréquemment, d’année en année, trouvé des débris humains que les anatomistes d’Abbeville lui rendaient sous différents prétextes, souvent très légitimes, en refusant de se prononcer. Mais en 1863, le 28 mars, dans la carrière de Moulin-Guignon, Boucher de Perthes vit en place, dans une couche noire, « un bout d’os » qui se trouva être la moitié d’une mâchoire humaine, Cette mâchoire devait faire parler d’elle ; il paraît même qu’un beau jour elle se mit elle-même à parler, grâce à la puissante intercession d’un médium célèbre qui, par d’habiles questions, en obtint l’aveu qu’elle avait été anthropophage.
Mais la découverte de cette mâchoire est trop récente pour qu’il soit utile de relater devant vous les phases singulières par lesquelles elle a passé jusqu’au jour où un véritable congrès se réunit, sous la présidence de notre collègue M. Milne Edwards, et tint six séances à Paris et à Abbeville pour se prononcer définitivement sur les silex taillés du diluvium et sur l’authenticité des fossiles de Moulin-Quignon [1]
Le bruit de cette découverte se répandit avec rapidité dans le monde savant. Grâce à M. de Quatrefages, vous en fûtes des premiers informés au commencement d’avril, et ce n’est pas sans intérêt que l’on retrouve dans nos Bulletins le compte rendu de ces premières agitations. Bientôt la carrière de Moulin-Quignon devint comme la Mecque des anthropologistes : chacun voulait avoir contemplé cette tombe de nos pères dont les débris servent à paver les belles routes de la Picardie.
Moi-même je m’y surpris, dans l’automne de cette même année, une pioche à la main, plus anxieux que je ne saurais le dire de mettre au jour un document enfoui depuis les temps quaternaires. J’avoue que mon labeur fut stérile, mais je fus amplement dédommagé par l’accueil que je reçus à Abbeville, inconnu et d’ailleurs obscur, accueil dont pour la première fois j’ai l’occasion de remercier M. de Villepoix, l’un des collaborateurs de notre collègue. Je vis alors le vénérable vieillard, qui me fit conduire à travers ses immenses collections, où les beaux-arts, l’industrie et les sciences se disputaient la place et qui aujourd’hui appartiennent à Abbeville. Je fus admis à contempler le fragment d’os qui me laissa froid, tandis que j’admirais la haute taille, les traits pleins de noblesse, l’ardeur juvénile et le saint enthousiasme du persévérant fondateur de la science préhistorique.
Je quittai Abbeville, les poches munies de silex taillés que m’avait offerts Boucher de Perthes et qu’un admirateur fanatique, à qui j’avais conté mu bonne fortune, me déroba un peu plus loin à Boulogne-sur-Mer.
Ce congrès, qui comptait parmi ses membres les archéologues les plus célèbres de l’Angleterre ainsi que nos éminents présidents MM. de Quatrefages et Lartet, aboutit à la reconnaissance formelle de l’authenticité des faits principaux que, pendant vingt années, Boucher de Perthes avait laborieusement accumulés.
Comme l’on sait, maintenant personne ne conteste plus l’existence de l’homme à l’époque quaternaire. M. Wiseman, Léopold Giraud, si scrupuleux, M. Halleguen, M. l’abbé Bourgeois et jusqu’au journal l’Univers se sont prononcés, d’après Boucher de Perthes lui-même, sur l’accord des croyances bibliques et des silex du diluvium. Il paraît même qu’en Angleterre on vit dans ces silex taillés découverts en Picardie une tendance au « papisme ». C’est Boucher de Perthes qui le révéla (III, 13).
Quant à la mâchoire elle-même, beaucoup sont revenus sur la déclaration formelle du congrès, et, à cette heure même, plus d’un parmi vous conserve des doutes sur sa véritable date. Mais la chose a moins d’importance aujourd’hui que, grâce à l’impulsion vigoureuse imprimée là l’anthropologie préhistorique, nous avons sur les contemporains du diluvium plus qu’un simple certificat de vie, des documents nombreux sur leurs caractères anatomiques, leurs mœurs et leur succession chronologique au sein des faunes et des formations quaternaires.
J’arrête ici le récit des travaux scientifiques de notre célèbre collègue. Je me suis laissé aller à parler des propos que les spirites ont fait tenir à la mâchoire de Moulin-Quignon, propos que Boucher de Perthes a consignés avec trop de complaisance dans le troisième volume de ses Antiquités (p. 663),et je saisis cette occasion pour exonérer la mémoire de notre collègue d’une imputation regrettable. De cette complaisance, on a inféré que Boucher de Perthes lui-même avait cru que l’homme de Moulin-Quiguon, évoqué par les spirites de Paris, avait répondu qu’il se nommait Yoé et avait fourni des renseignements indiscrets sur sa famille et sur sa position sociale. Mais il n’en est rien, et l’auteur a pris soin de blâmer énergiquement cette aberration maladive. Dans la reproduction du procès-verbal des spirites préhistoriques, il ne faut voir que l’intérêt tout paternel que prenait notre collègue à tout ce qui se rattachait à sa découverte.
Boucher de Perthes mourut l’an dernier, à l’âge de quatre-vingts ans, trop tôt pour ceux qui savaient ce que valait l’homme et ce qu’il pouvait encore ; trop tôt surtout pour les malheureux et pour les déshérités. Il mourut subitement : la nouvelle s’en répandit vite dans Abbeville, et ce fut, selon les termes de M. Prarond, « un véritable coup allant au cœur de chacun ». Cependant, messieurs, cette mort qui succédait à une existence marquée d’une idée féconde n’a rien d’attristant, puisque Boucher de Perthes avait vu le triomphe de la doctrine à laquelle il a attaché son nom ; il mourut d’ailleurs cité parmi les heureux, comblé d’honneurs. Mais que sont ces honneurs, ces croix et ces titres que la fantaisie distribue indifféremment au mérite comme à l’intrigue et à la bassesse, auprès de la conscience d’une vie noblement remplie ? Et qui de nous, à l’heure de la mort, ne préférerait il tous les biens de la terre le souvenir d’une belle action ?
De Perthes en comptait plus d’une dans sa noble existence, mais jamais il n’y fit aucune allusion, et c’est dans le travail d’un biographe espagnol, M. Tubino, que nous trouvons le récit de naufragés qu’il a plus d’une fois arrachés à la mort.
Mais, si, après vous avoir parlé du lettré et du savant, j’avais à vous parler de l’honnête homme et de l’homme bienfaisant, longue serait ma tâche. Partout où il a passé, Boucher de Perthes a laissé les traces d’une générosité éclairée. Partout il a fondé des prix dont l’institution même montrait qu’il ne séparait jamais dans sa pensée la science de la vertu. Saint-Germain en Laye, qui doit à sa découverte un splendide musée, décernera chaque année en son nom une récompense à l’ouvrière la plus méritante. J’émets ici le vœu que quelque jour anniversaire de cette fondation, on voie se réunir tous ceux qui conservent la mémoire des services rendus à la science, et qui, selon l’éloquente parole du président de la Société d’émulation d’Abbeville, « mourut debout, l’esprit au travail, le cœur au bien »
E. Dally, Secrétaire général adjoint de la Société d’anthropologie.
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