Un ingénieur du XVe siècle : Léonard de Vinci.
Ce n’est pas à notre échelle que doivent être mesurés les grands artistes italiens de l’époque de la Renaissance. C’étaient des hommes, on pourrait dire, universels par la vaste étendue de leur génie et par la dévorante activité de leur esprit, qui les emportait au delà des limites, pourtant immenses, du domaine de l’art.
L’un d’entre eux, le plus illustre, Michel-Ange Buonarotti, n’était pas seulement sculpteur-poète-peintre, il a laissé, comme architecte, des traces d’un talent supérieur ; ce fut, de plus, un constructeur de premier ordre, pour son temps, comme le prouve l’habileté avec laquelle il dirigea les travaux de l’église de Saint-Pierre à Rome ; enfin, en qualité d’ingénieur militaire, il travailla aux fortifications de la ville de Florence, dans une guerre contre Charles-Quint. Cependant, si vaste que fût son génie, c’est à Léonard de Vinci que, sous ce point de vue, doit être décernée la palme, parmi les grands maitres de la science et de l’art, y compris ceux des temps postérieurs.
Ce puissant génie, qui ouvrit à Michel-Ange et à Raphaël des voies nouvelles pour la peinture, fut, comme Michel-Ange, architecte, sculpteur, peintre, poète, ingénieur militaire, et, de plus, il mérita, par ses travaux, d’occuper un rang élevé dans l’histoire des sciences exactes et de l’art du génie civil, bien que cette haute position ne lui ait été attribuée et définitivement acquise que dans notre siècle, Tout ce que l’on savait auparavant de ses travaux se réduisait à des renseignements très incomplets. Cela s’explique aisément par l’ignorance où j’on était des manuscrits qu’il avait laissés en mourant et que des circonstances impropices avaient empêchés de venir à la lumière.
Pour la première fois leur existence fut annoncée au monde savant par un physicien modénois, Jean-Baptiste Venturi, connu lui-même par ses travaux en matière d’hydraulique. Le mémoire qu’à cette occasion il présenta à l’Académie des sciences de Paris parut imprimé en 1793 et servit ensuite de point de départ à d’autres recherches qui aboutirent à la découverte de particularités scientifiques de plus en plus intéressantes. Aujourd’hui enfin , grâce au zèle d’Uzielli [1], de Grothe [2] et surtout de Richter [3], Léonard de Vinci nous apparaît comme l’un des plus dignes et des plus laborieux contemporains de Copernic. C’est l’unique flambeau répandant quelque lumière sur le nuage épais qui couvre l’histoire des mathématique depuis Archimède jusqu’à Galilée.
Archimède donna, le premier, une base à la mécanique, en créant la science de l’équilibre (la statique), Mais les conséquences qu’il eu tira, bien que conservées religieusement, pendant de longs siècles, dans les écrits de deux ou trois commentateurs, demeurèrent pourtant presque inconnues aux savants, et, par conséquent, stériles d’influence sur le progrès des sciences mathématiques et de l’art du génie civil, En général, si l’on en juge par leurs œuvres, les successeurs d’Archimède ne connaissaient pas les raisonnements ingénieux de l’illustre Syracusain.
Plus d’une fois, à la vérité, un heureux hasard ou un certain esprit d’observation les conduit à inventer des engins dont l’usage s’est perpétué jusqu’à nos jours ; mais, pour ce qui est d’en avoir formulé les théories, cela était hors de leur pouvoir, condamnés qu’ils étaient à errer à la suite d’Aristote. On sait qu’Aristote, une fois en possession de l’autorité suprême dans toutes les sciences, en garda le sceptre incontesté pendant toute la durée du moyen âge.
En présence de cette stagnation des sciences, démontrée par les écrits des mécaniciens de plus de dix-huit siècles, il est difficile de se rendre compte du progrès des arts et des métiers pendant le moyen âge. Les inventions qui rendirent possible ce progrès devaient avoir pour base des notions eu mécanique plus claires que celles que l’on trouve dans les écrits du temps ; cependant tout cela Ile laissait pas que d’être mystérieux, et les annales contemporaines ne pouvaient enregistrer que des faits isolés qui ne se rattachaient entre eux par aucun lien scientifique. Seulement ils donnent à supposer l’existence de savants qui voyaient déjà plus loin qu’Aristote en celle matière. C’étaient des hommes graves qui travaillaient dans la solitude au milieu des querelles bruyantes de la scolastique. Mais, pendant que l’on s’y disputait avec acharnement sur des thèses telles que, par exemple. celle de savoir comment les anges étaient habillés, était-il il espérer que les résultats d’études sérieuses attirassent l’attention publique, et faut-il s’étonner aujourd’hui qu’ils soient restés inaperçus ? D’ailleurs, dans les sciences et dans les arts, comme dans toutes les choses humaines, les grandes évolutions ont ton jours une phase d’élaboration préparatoire, pendant laquelle les idées fermentent et germent, attendant la main des maîtres qui doit les aider il éclore et à s’épanouir sous des formes nouvelles et avec des beautés jusqu’alors inconnues,
La longue période qui précéda Galilée serait demeurée presque entièrement.ignorée de l’histoire, sans les manuscrits de Léonard de Vinci. C’est dans ces documents précieux que, pour la première fois, on peut se former une juste idée de l’état où se trouvaient alors les sciences mathématiques et l’art du génie civil. De même aussi, ils nous expliquent l’essor puissant que les mathématiques et l’industrie prirent en Italie pendant la seconde moitié du XVe siècle. Époque heureuse entre toutes, où, après un long assoupissement, les esprits se réveillent pour saluer et inaugurer une ère et une vie nouvelles ! Dans cet élan universel, les beaux-arts et l’industrie se lèvent et s’unissent pour marcher de concert, et comme en se donnant la main. Florence, devenue le foyer de l’industrie italienne, envoie vers toutes les parties du monde ses tissus de laine, de soie, d’écarlate, de brocart, ainsi que des parures de tout genre ; en même temps que tous les grands artistes s’y donnent rendez-vous. On y voit des maîtres qui, comme Cellini, excellent dans les beaux-arts, autant que dans l’industrie. De leurs ateliers sortent, non seulement des statues et des tableaux, mais encore des ouvrages où l’or et l’argent s’allient aux perles et aux pierreries, et enfin des meubles élégants et une foule d’objets de prix destinés aux églises et aux palais.
Là pourtant ne se borne pas leur activité. Entourés de jeunes gens pleins d’ardeur et d’intelligence, ils les initient à tons les secrets de leur génie, et l’atelier se transforme en école. Chaque élève peut l’acquérir un savoir et des talents égaux à ceux de son maître. C’est de l’une de ces écoles que sortit Léonard de Vinci. Celle-ci avait pour chef Verocchio.
Ser Piero Antonio da Vinci, greffier de la république florentine, et seigneur du castel de Vinci situé dans la vallée de l’Arno, non loin de Florence même, eut en 1450 un fils, né hors de mariage, auquel il donna le nom de Leonardo, et qui ensuite fut reçu dans la maison paternelle pour y être élevé en compagnie de ses frères puînés, Ser Piero ayant remarqué, de très bonne heure, le goût prononcé et les dispositions extraordinaires de Léonard pour les beaux-arts et pour les sciences, s’empressa de le confier aux soins de Verocchio, chez qui l’enfant ne tarda pas à faire de très grands progrès dans toutes les études. Mais sa prédilection pour les choses de la nature, dont il aimait passionnément à observer les phénomènes, donna sur-le-champ une direction spéciale à ses premiers pas dans la carrière de la peinture, Voici quelle en fut l’occasion.
Un paysan s’étant fabriqué une rondache avec le bois d’un figuier de sa terre, eut la fantaisie d’y faire ajouter quelques ornements. A cet effet, il se rendit à Florence et alla trouver Ser Piero. Celui-ci, à qui ce paysan, oiseleur et pêcheur, avait eu l’occasion de se rendre utile, se chargea de ce soin et porta la rondache à son fils. Léonard commença par en border le pourtour, Ensuite il se mit à réfléchir sur ce qu’il convenait d’y représenter, pour en faire un objet effrayant, à l’instar de la fameuse Égide de Minerve. pour donner suite il cette idée, il rassembla, dans un endroit où lui seul pénétrait, toutes sortes de bêtes hideuses et bizarres, telles que chauves-souris, grillons, sauterelles, serpents, lézards, et il en composa un monstre sortant des sombres débris d’un rocher. Enfin il peignit le tout sur la rondache avec une exactitude saisissante d’expression et de vérité.
Dès que Ser Piero sut que le travail était terminé, il se rendit à l’atelier de Verocchio. A la vue de la rondache encore sur le chevalet et placée dans un jour qui en favorisait l’effet, il oublia qu’il n’avait sous les yeux qu’une peinture, et, saisi d’horreur, il recula comme pour s’enfuir, Revenu de cette illusion, il s’empara aussitôt de celle primeur du génie de son fils, quitte à donner an paysan une antre rondache. Quant au petit chef-d’œuvre de Léonard, il fut vendu à des marchands florentins, au prix de cent ducats, et il passa ensuite dans les mains du duc de Milan pour une somme double de la précédente.
Tel est le récit présenté par Vasari dans sa Biographie universelle des artistes italiens de la Renaissance. Histoire ou légende, il caractérise déjà la méthode suivie par Léonard de Vinci dans tous ses travaux, Il peignait, sans perdre un seul instant de vue, la nature ; tout en la dominant par son génie. C’est en expérimentant qu’il étudiait et qu’il inventait ; après quoi, il élucidait ses expériences à l’aide d’un raisonnement sûr et rigoureux.
Pour ce qui est de sa philosophie, bien qu’elle se renferme en un certain nombre de phrases courtes, éparses dans ses manuscrits, elle ne l’a pas moins placé au rang des profonds penseurs, Léonard est le véritable précurseur de Bacon de Vérulam. En effet, il a dit quelque part :
« Ayant à traiter une question quelconque, avant tout je ferai des expériences sur le sujet ; car mon dessein est de faire l’expérience d’abord, et ensuite de démontrer pourquoi les corps sont forcés d’agir de telle on telle manière. Il n’y a pas d’autre méthode à suivre dans l’étude des phénomènes de la nature [4] »
Ailleurs, il dit encore :
« Il faut faire plusieurs expériences et en varier les circonstances, jusqu’à ce que l’on en ait tiré des règles générales ; car c’est de l’expérience que naissent les véritables règles. Que si vous me demandez en quoi ces règles peuvent être utiles, je répondrai qu’en nous dirigeant dans les études sur la nature et dans les opérations de l’art, elles ne permettent pas que nous nous abusions ni que nous abusions les autres, en nous promettant des résultats qu’il n’est point en notre pouvoir d’obtenir. »
Telle est la méthode tracée et suivie par Léonard de Vinci, cent ans avant Bacon de Vérulam, pour toutes les recherches scientifiques. - De pareilles vues ne pouvaient évidemment être le fruit que de longues et très sérieuses méditations. Il est donc impossible de les attribuer au jeune artiste à peine sorti de l’atelier de Verocchio pour commencer à Florence même l’exercice indépendant de sa noble profession. Alors déjà sans doute il était rempli de talents et marchait vers le plus brillant avenir ; mais ce n’était point encore le savant consommé que nous révèlent ses manuscrits.
Chez Léonard de Vinci, la peinture était inséparable de la sculpture. D’ordinaire il modelait eu argile les objets dont il se proposait de composer un tableau, procédé ingénieux, grâce auquel il atteignit à une si haute perfection dans l’art de distribuer les ombres. En lui, chacun des pas de l’artiste est soumis à l’analyse du philosophe et au calcul du mathématicien. Qui donc alors aurait pu se douter qu’il y eût une telle profondeur de vues dans un peintre si jeune encore, en qui la vie et la verve jaillissaient d’exubérance par tous les pores, et dont les regards s’étudiaient surtout à rechercher les points comiques ou ridicules de la figure humaine, pour eu faire ensuite des caricatures pleines d’une spirituelle bonne humeur, en même temps qu’il exploitait ses jeunes années avec un entrain que tout favorisait en lui’ et hors de lui, étant doué d’un extérieur avantageux joint à un grand don de plaire. Il composait des sonnets d’une forme et d’une délicatesse parfaites ; il chantait en s’accompagnant de la lyre ; il excellait dans tous les exercices du corps, comme la danse, l’équitation, la natation et l’escrime, sans que rien. de tout cela l’empêchât de cultiver les hautes sciences, surtout les mathématiques et l’hydraulique. Déjà même il s’occupait de très vastes constructions. En effet, il avait projeté de relier Florence avec Pise par un canal navigable. Sortant de l’Arno, ce canal devait traverser les plaines de Prato, de Pistole, de la Serra-Valle et le lac Sexto. Léonard en régla tous les détails, y compris les moyens de l’approvisionner d’eau. Enfin il calcula toutes les dépenses et les sommes particulières que devait ’coûter chacune des parties de cette importante entreprise.
Naguère encore, M. Richter a trouvé, dans les manuscrits de Léonard les preuves d’un séjour qu’il fit en Égypte, où il s’occupa de grands travaux du génie, parmi lesquels on remarque le projet d’un pont à construire sur le Bosphore.
A cette époque, les travaux de ce dernier genre étaient beaucoup mieux rétribués que les produits de la peinture, même pour un artiste de la valeur de Léonard. Aussi, lorsque, sans doute à son retour d’Orient, il sollicita un emploi à la cour de Ludovic le More, duc de Milan, par une le tire devenue célèbre, fit-il surtout valoir, parmi les services qu’il pouvait rendre au prince, ses connaissances comme ingénieur, qui avaient une importance exceptionnelle. en un temps de guerres et de troubles sans cesse renaissants. Comme cette lettre mérite, à tous égards, un intérêt particulier, peut-être le lecteur me saura-t-il gré de la reproduire ici en son entier [5].
Monseigneur, étant bien convaincu que tous les essais de ceux qui se disent maîtres en l’art d’inventer des Instruments de guerre n’offrent ni plus d’utilité ni plus de nouveauté que ce dont on se sert communément, je veux m’efforcer présentement, sans avoir l’intention de nuire à personne, de dévoiler à Votre Seigneurie mes secrets, et, s’ils lui conviennent, de les mettre à exécution ; car j’espère que toutes les choses qui font l’objet de cette lettre atteindront le résultat désiré.
1° Je sais construire des ponts très légers, qu’il est facile de transporter d’un lieu à un autre, et à l’aide desquels, le plus souvent, on peut poursuivre l’ennemi et le mettre en fuite ; ils sont très sûrs, inattaquables au feu, et résistent aux combats. Ils sont très commodes à placer et à enlever. J’ai trouvé aussi le moyen de détruire et de brûler ceux des ennemis.
2° J’ai trouvé le moyen de détourner les cours d’eau, dans un siège, de faire des ponts d’échelles et différents autres instruments d’une grande utilité dans ces occasions.
3° Si la hauteur des murs ou la forte position de la place ne permet pas, dans un siège, que l’on approche les canons, j’ai inventé un moyen de raser une tour ou une forteresse qui ne serait pas assise sur un roc.
4° Je sais encore fabriquer une espèce de canons, très faciles et commodes à transporter, qui lanceraient des étoffes enflammées pour jeter l’effroi parmi les ennemis, au moyen d’une grande fumée, pour leur faire beaucoup de dommage et les mettre en désordre.
5° Puis la manière de creuser, sans bruit, des voies souterraines étroites et tortueuses, pour parvenir à un lieu que l’on ne pourrait pas atteindre autrement, si, par exemple, on avait à passer sous des remparts ou sous une rivière.
6° Puis des chariots solides, couverts, offensifs et défensifs, qui, munis d’artillerie, pénètrent au milieu des ennemis. Il n’y a pas de rangs si épais qu’ils ne puissent rompre. Lorsqu’ils pénètrent ainsi, les fantassins peuvent les suivre, sans éprouver aucun dommage et sans rencontrer d’obstacles.
7° Si le besoin s’en faisait sentir, je puis couler des canons, des mortiers et des obusiers d’une belle forme et d’une grande utilité, tout autres que ceux dont on se sert actuellement.
8° Là où des canons ne peuvent parvenir, je les remplacerai par d’autres machines d’une singulière efficacité, dont on ne se sert pas encore. Enfin, selon la différence des cas, je fournirai des armes offensives aussi variées que nombreuses.
9° Si le hasard amène une bataille navale, j’ai toutes prêtes quantité d’armes pour l’attaque et pour la défense, puis des vaisseaux qui résistent au feu de la plus forte artillerie ; enfin de la poudre et des systèmes de fumée.
10° En temps de paix, je crois pouvoir satisfaire aux besoins de tous, au moyen de l’architecture, en bâtissant des édifices publics et privés, et en conduisant l’eau d’un lieu à un autre. Je m’occupe aussi de sculptures en marbre, en bronze et en terre. De même je fais tout ce que la peinture peut exécuter, tout ce que l’on veut. Je pourrais aussi travailler à la statue équestre de bronze qui sera élevée à la gloire immortelle et à l’éternel honneur, ainsi qu’au souvenir impérissable de votre glorieux père et de la noble maison des Sforza, Si quelques-unes des choses dont je viens de parler semblaient à quelqu’un impossibles et inexécutables, je m’offre à en faire l’essai dans un parc ou en quelque lieu qu’il plaise à Votre Excellence, à laquelle je me recommande humblement.
De telles offres ne pouvaient manquer d’être accueillies avec empressement, et, en 1483, nous trouvons déjà Léonard à la cour des Sforza.
Léonard ne fut pas plus tôt installé à Milan, qu’il y prit la position éminente due à sa supériorité en tout genre. Son double talent de musicien et de peintre lui attira bientôt les attentions particulières du maître. Son activité et toutes les qualités brillantes de sa personne répandirent l’animation et une vie nouvelle dans cette cour qui, selon l’expression caractéristique d’Arsène Houssaye, se fit athénienne, de gothique qu’elle avait été jusqu’alors.
En premier lieu, il s’occupa d’une statue équestre qui devait être érigée à la mémoire de Francesco Sforza. Mais, comme il’ n’abordait jamais un travail sans connaître à fond tout ce qui s’y rattachait, il se mit aussitôt à étudier l’anatomie de l’homme et du cheval, et il y déploya une telle ardeur qu’en peu de temps il termina le modèle de la statue. Malheureusement ce chef-d’œuvre, admiré des contemporains, périt ou disparut au milieu des guerres dont l’Italie fut ensuite le théâtre. Quant à ses études d’anatomie, il en reprit le cours à Padoue, eu compagnie du célèbre professeur Marco della Torre, et ses travaux lui méritèrent une place d’honneur dans l’histoire de l’anatomie [6].
Aussitôt que Léonard, installé à Milan, eut commencé à travailler, il réunit en même temps autour de lui des jeunes gens auxquels il enseigna, non seulement la peinture et la sculpture, mais encore toutes les sciences en général. Aussi la base du magnifique monument érigé en son honneur par les Milanais est elle ornée des statues de quatre de ses élèves, qui représentent toute l’école, d’ailleurs très nombreuse, puisqu’elle portait le nom d’Academia Leonardi Vincii. L’illustre martre y donnait des cours réguliers, et la pin part des écrits qu’il a laissés ne sont antre chose que le recueil des notes qu’il préparait pour chaque séance. Les esquisses et les dessins y occupent presque autant de place que le texte, lequel est rédigé en un vieux dialecte italien, et, de pins, écrit tout entier de droite à gauche, à la manière des Orientaux.
Pour ceux qui étudient l’histoire des sciences exactes et des arts, il y a dans ces écrits des trésors inappréciables. Il est vrai que l’on y rencontre aussi quelquefois des déductions fausses et des démonstrations inutiles ; mais, comme le fait observer Venturi, et avec toute raison : « Il y a de l’or dans ce sable. » - Léonard de Vinci est, après Archimède, le premier qui ait constamment appliqué les mathématiques à la construction des machines et aux grands travaux du génie. II les considère comme l’unique guide à suivre avec sûreté dans toutes les recherches scientifiques ; « car, assure-t-Il, il n’y a aucune certitude dans les sciences auxquelles on ne saurait appliquer les mathématiques ou qui en sont indépendantes d’une ou d’autre manière ». Aussi appelle-t-il la mécanique le paradis des sciences mathématiques [7]. - J’ai déjà eu l’occasion de faire remarquer l’importance de ses travaux dans cette branche. - Ainsi, pendant que, jusqu’à la fin du XVIe siècle, ou peu s’en faut, tous les savants répètent, les uns après les autres, les obscures formules d’Aristote, Léonard de Vinci expose les principes de la science avec une clarté et une simplicité vraiment dignes d’Archimède. Il donne avec une rigoureuse exactitude les diverses théories du levier [8], du plan incliné, du coin, de la poulie et du treuil. Pour surcroit de clarté, il y joint des esquisses qui parlent aux yeux, de façon à ne pas laisser dans l’esprit l’ombre même d’une incertitude. - Dans un de ses écrits, il dit, par exemple : "Lorsque l’on emploie une machine quelconque pour mouvoir un corps grave, toutes les parties de la machine qui ont un mouvement égal à celui de ce corps ont aussi une charge égale au poids entier de ce même corps. Si la partie qui est le moteur a, dans le même temps, pins de mouvement que le corps mobile, elle aura aussi plus de puissance que ce corps mobile, et cela d’autant plus qu’elle se mouvra plus vite que le corps mobile lui-même. Si la partie qui est le moteur a moins de vitesse que le mobile, elle aura d’autant moins de puissance que ce mobile. »
Ces paroles, suffisamment claires, malgré une certaine diffusion de langage, contiennent une des lois les plus importantes de la mécanique, que Lagrange a déduite mathématiquement et que l’on connait, dans la science, sous le nom de « loi des vitesses virtuelles », et qu’en On l’on peut formuler ainsi, avec une grande simplicité : « Ce que l’on gagne en force, on le perd en vitesse . » Jusqu’ici l’on a cru que c’était Galilée qui avait eu, le premier, le pressentiment de cet axiome.
Grothe rapporte aussi un certain nombre de pensées de Léonard de Vinci relatives aux forces et aux mouvements des corps. Toutes sont remarquables par leur clarté et par leur simplicité. L’on y voit avec quelle exactitude il se rendait compte des notions fonda mentales de la mécanique. Par exemple, il dit quelque part que, si un corps, sous l’action d’une force, par court un certain espace en un temps donné, il parcourra, sous l’action de la même force, mais avec la moitié du temps, un espace qui sera aussi la moitié du premier. C’est là, jusqu’à une certaine mesure, une définition du mouvement uniforme, par l’effet duquel, comme l’on sait, l’espace parcouru est proportionnel à la durée du parcours. Il définit le choc, « une force agissant pendant une très courte durée ». - Il se prononce contre le mouvement perpétuel (perpetuum mobile), et, à plusieurs reprises, il démontre l’insolubilité de ce problème chimérique. Il est hors de doute qu’il a fait des expériences sur le frottement, et, s’il reste encore loin des lois découvertes par Coulomb, il sait pourtant déjà que le frottement est indépendant de l’étendue des surfaces en contact et dépendant de la pression exercée entré les deux corps, ainsi que de la nature de leurs surfaces.
La résistance des matériaux est également une question sur laquelle Léonard a fait des expériences dont nous trouvons des traces dans ses écrits. Ces expériences y figurent sous la forme d’esquisses qui se rapprochent de celles que l’on voit aujourd’hui dans les Manuels de l’ingénieur. Il a fait des recherches sur la résistance des poutres droites, sur la flexibilité des corps et leur résistance à la pression et à la tension. Il a calculé la force des clous, des vis et des chaines questions que, comme on l’a cru jusqu’ici, Galilée avait examinées le premier. Il n’est pas, on peut l’affirmer, une seule branche de la mécanique, théorie ou application , sur laquelle Léonard n’ait travaillé. Et, de même qu’il l’appliquait à la recherche des lois de la nature, de même aussi il la faisait tourner au profit de l’art. C’était alors pour lui un moyen de parvenir à une exacte imitation des mouvements et des formes. Les os des pieds et des mains n’étaient de la sorte, à ses yeux, que des leviers [9], et il expliquait les mouvements des hommes et des animaux, en prenant pour bases les lois de la mécanique. C’est avec le même succès qu’il les faisait servir à la géométrie et’ au dessin des ornements architecturaux.
De tous les Italiens, il fut le premier à faire usage, dans ses écrits, des signes algébriques +, plus, et - , moins. Il appliqua la géométrie à tout, et ses écrits fourmillent de figures géométriques : il s’occupa même, ainsi que tant d’autres, de la quadrature du cercle, mais en vain, comme il va de soi, et il finit par en déclarer le calcul impossible. En revanche, c’est à lui qu’est due la découverte du centre de gravité de la pyramide, attribuée par erreur à Commandin ou à Maurolicus. La géométrie lui facilita l’étude de la perspective, qu’il appelle le gouvernail de la peinture, et qu’il définit avec une étonnante précision : « Prenez, dit-il, un carreau de verre, et placez-le verticalement entre vos yeux et l’objet que vous avez à peindre. Cela fait, éloignez-vous du carreau au tiers de la longueur de votre bras, tenez la tête complètement immobile, puis fermez un œil et peignez tout ce que vous voyez au travers du carreau. » C’est là, en effet, le procédé le plus simple pour obtenir une image conforme aux lois de la perspective linéaire.
Enfin, nous trouvons dans les écrits de ce maître universel des vestiges très intéressants de ses travaux sur l’optique. Entre autres, nous y rencontrons non seulement une description complète de la chambre obscure, attribuée à des savants d’une époque postérieure, mais encore une application de sa théorie à l’œil humain. Il connaissait parfaitement le mécanisme de l’organe de la vue, ainsi que le principe de la vision à deux yeux. Il construisit des miroirs concaves et il étudia spécialement la théorie des ombres ; enfin, il ne négligea jamais de faire tourner les connaissances qu’il possédait dans cette branche au profit de l’art vers lequel il faisait graviter toutes les puissances de son âme, c’est-à-dire vers la peinture, ainsi que le prouve son Trattato della Pittura, traduit dans toutes les langues. Mais il est bien pâle, pourtant, ce savant exposé de la théorie, auprès de toutes les merveilles d’exécution dont la ville de Milan fut témoin, surtout en présence du plus admirable de tous ses chefs-d’œuvre, je veux dire le tableau de la Cène dont les précieux débris brillent, encore aujourd’hui, d’un si vif éclat dans le monastère de Sainte-Marie-des-Grâces. Pendant son séjour à Milan, où il avait été appelé par Ludovic le More, Léonard fit non seulement des portraits et des tableaux, mais encore il organisa les fêtes qui furent données à la cour, d’abord pour le mariage du duc régnant avec Béatrice d’Este, ensuite pour celui de Blanche Sforza avec l’empereur Maximilien. En même temps, il introduisit à Milan l’architecture des Grecs et des Romains, tout en prenant part à la construction de la cathédrale gothique de Milan, dont il modela les tourelles ainsi que plusieurs parties de détail. Joignons-y encore ries essais pour graver ses dessins sur bois et les reproduire sur le papier. Enfin, il construisit des palais et des bains pour la jeune duchesse, dont les grâces charmantes donnaient le zèle et l’inspiration à son génie, et lorsque le ciel eut rappelé à lui cette angélique compagne d’un tyran morose, il entreprit, par l’ordre de celui-ci, le grand tableau de la Cène pour décorer les murs du monastère dont Béatrix avait fait l’asile de ses derniers jours.
Il était obligé de déposer souvent le pinceau, soit pour préparer ses cours, soit pour suffire à beaucoup d’autres travaux d’un ordre différent. Comme ingénieur, il avait été chargé de rédiger le projet d’un canal navigable, destiné à joindre, près de Milan, celui de Martesano à celui du Tessin. Mais ce n’était pas son premier travail en ce genre. Nous avons mentionné plus haut le projet de rendre l’Arno navigable, qu’il avait, jeune encore, dressé, étant à Florence, et qui se combinait avec l’idée de fertiliser les plaines arides et rocailleuses de Prato et de Pistole. À celle fin, Léonard se proposait d’y retenir, au moyen de réservoirs bien disposés, la vase emportée jusqu’alors sans profit par les eaux, et de la faire ainsi servir aux besoins de l’agriculture. Au rapport de Pline, les Étrusques avaient déjà eu recours à ce procédé, et dans un même but. Mais c’est dans les manuscrits de Léonard de Vinci que, pour la première fois, nous en trouvons une théorie exposée avec précision ; et ce fut seulement deux siècles plus tard que Viniani réalisa la pensée de Léonard de Vinci en construisant un canal navigable entre Florence et Pise.
La contrée qui environne la ville de Milan est aussi redevable de sa fertilité au système d’irrigation que Léonard y introduisit, par la jonction du canal de Martesano avec celui du Tessin, mentionnée plus haut. Sur ce canal de jonction, il construisit des écluses [10] dont le but est d’élever ou d’abaisser les bateaux à la limite des deux parties du canal, où le fond se trouve à des hauteurs différentes. Les écluses construites par Léonard de Vinci réalisèrent, pour la première fois, sur une grande échelle, la pensée de deux ingénieurs de Viterbe, dont les noms se sont perdus. Jusqu’alors, on n’avait construit que de petites écluses, comme celles du canal de Brentano, près de Padoue. Ce système, perfectionné et remis en vogue par Léonard de Vinci, ouvrit une ère nouvelle à la construction des canaux navigables.
Tous ces projets, toutes ces constructions, loin d’être le fruit de la routine, étaient, au contraire, le résultat de longues et laborieuses études sur l’hydraulique. C’est par abus que le nom de cette science est souvent employé, dans le commerce de la vie ordinaire, pour signifier les divers travaux relatifs à la distribution des eaux et à la construction des égouts dans les villes. L’hydraulique, dans son acception rigoureuse, c’est, à proprement parler, la mécanique des fluides. C’est l’ensemble des règles qui peuvent diriger un ingénieur dans la solution des problèmes relatifs au mouvement des liquides et des gaz. Le grave historien de la naissance et des progrès de cette science, dans le pays qui en fut le berceau, c’est-à-dire eu Italie, Elia Lombardini, donne à Léonard de Vinci le titre de fondateur de l’hydraulique [11], pour les mêmes raisons que Cialdi lui décerne, de son côté, celui de créateur de la théorie de la propagation des ondes [12]. On trouve dans ses manuscrits des choses que Castelli, élève de Galilée, n’a publiées que cent ans plus tard, et qui pourtant lui ont valu, jusqu’à ces derniers temps, le renom de créateur de l’hydraulique. Ainsi Léonard a mesuré, même avec plus de précision que Castelli, la quantité d’eau qui peut s’écouler en un temps donné par une ouverture pratiquée à la paroi d’un canal , c’est seulement plus tard que l’on a établi le calcul exact de cette quantité, par une formule basée sur la loi découverte par Torricelli, autre élève de Galilée, et sur des expériences qui ne datent que du XVIIIe siècle.
Il n’est presque pas une page des œuvres de Léonard de Vinci sur l’hydraulique, où l’on ne puisse constater la connaissance qu’il avait des lois de l’équilibre des liquides, établies par Archimède. Il enseigne, entre autres que, dans un tube recourbé (autrement dit siphon), dont les deux branches sont tournées en haut, le liquide se tient constamment de niveau ; mais si les deux branches contiennent chacune un liquide de densité différente, le plus léger des deux s’élèvera au-dessus de l’autre, à une hauteur qui sera en raison directe de son excès de légèreté. Il ajoute que la vitesse de l’écoulement dépend de l’élévation à laquelle se trouve le niveau du liquide, relativement à l’orifice de la plus longue branche.
Léonard de Vinci est aussi le premier qui ait soumis à une exacte observation le phénomène des tourbillous que l’on aperçoit souvent sur la surface des rivières. Que l’on fasse, par exemple, une étroite ouverture au foud d’un gobelet rempli d’eau, aussitôt, le liquide s’échappant, sa surface prend la forme d’un petit entonnoir, produit par le mouvement tournoyant de ses molécules. Léonard démontre que ces tourbillons sont formés par les couches concentriques de la colonne de liquide, lesquels tournoient, chacune avec une vitesse inégale, qui s’accroît uniformément de la circonférence au centre, Venturi, qui, après avoir développé théoriquement les vues de Newton sur ce sujet, les appliqua ensuite à l’hydraulique, prit pour base de ses recherches les observations de Léonard de Vinci.
Ce serait me laisser entraîner outre mesure que de m’arrêter sur chacun des détails relatifs à l’hydraulique, contenus dans les écrits de Léonard de Vinci ; cependant il en est un qu’il ne conviendrait pas de passer sous silence. C’est la théorie de la propagation des ondes. Une pierre tombe sur un étang, à l’instant même et à partir du point où elle a frappé, nous voyons s’étendre des ondes en forme de cercles concentriques, qui vont en s’élargissant de plus en plus. En quoi peut consister ce phénomène ?
Sont-ce les molécules du liquide qui, sous le choc de la pierre, s’écartent ainsi de tous côtés, en s’élançant dans des directions horizontales ? — Telle a été, en effet, l’opinion de plusieurs savants, qui ont construit, sur cette hypothèse, des théories toutes également fantastiques. C’est depuis Newton seulement que la lumière a commencé à se répandre sur cette question. Il a été démontré que ces ondes sont le résultat d’oscillations moléculaires, qui se produisent dans une direction verticale. Jetons, pour essai, un fétu de paille sur la surface de l’étang, tout près du point où la pierre est tombée, qu’arrivera-t-il ? L’onde ira son chemin, et le brin de paille restera en place. C’est sur cette base qu’est établie toute la théorie actuelle de la propagation des ondes [13]. Or, cette base, nous la trouvons déjà dans les écrits de Léonard, non seulement exposée, mais encore accompagnée de toutes les conséquences qui en découlent. A voir la précision avec laquelle il exprime sa pensée, et le parfait accord qui existe entre lui et les auteurs de notre temps, l’on se demande si ces derniers, avant d’aborder la question ne l’ont point peut-être étudiée dans les manuscrits du maître florentin. Il n’y a pas, jusqu’à la comparaison, si pleine de justesse, qu’il a faite de ses ondes avec celles que le vent produit sur une plaine couverte d’épis, que l’on ne retrouve dans les écrits de nos contemporains.
Le savant dont le génie avait trouvé, comme d’intuition, cette théorie de la propagation des ondes à la surface de l’eau, ne pouvait manquer de porter aussi son attention sur les ondes produites par le son dans l’atmosphère. Ici encore, Léonard se trouve presque à la même hauteur d’idées que les physiciens de notre époque. Il enseigne, en effet, que les ondes sonores s’éloignent, sous une forme circulaire, du point où elles ont surgi, et que chacune d’elles traverse toute autre onde sonore partie d’une source différente. « Il n’y a pas, dit-il, de son quand il n’y a pas d’air ou d’instrument qui mette l’air en mouvement. » Partant de ce principe, Léonard s’efforça de calculer l’éloignement du point sonore, d’après la mesure du temps nécessaire pour que le son parvienne à l’oreille de l’observateur. Il construisit même, à cet effet, un appareil spécial, qui se trouve esquissé dans un de ses manuscrits. Là, pourtant, ne se bornèrent pas ses études sur l’acoustique. Après Pythagore, il fut le premier qui appliqua le calcul à la construction des instruments de musique. Le premier aussi, il a constaté ce fait, aujourd’hui universellement connu, que, lorsqu’on met en vibration une corde produisant un certain son, cette vibration passe à toutes les cordes voisines tendues de façon à produire le même son. C’est donc par erreur que l’on a jusqu’ici attribué à Galilée la découverte de ce phénomène.
Il faudrait un gros volume pour faire connaître, même sommairement, le grand nombre de pensées et de démonstrations répandues dans les écrits de Léonard de Vinci sur les sciences exactes. Il n’est donc pas surprenant que les arts et les sciences aient fleuri à Milan, sous l’influence d’un tel maître, dont le génie éclatant se reflétait jusque sur le règne, d’ailleurs si peu glorieux, de Ludovic le More. Mais enfin le rôle très équivoque de cet usurpateur, pendant les guerres des rois de France en Italie, touchait à sa dernière heure. Ce fut en juillet 1498 qu’eurent lieu à la cour les dernières conférences scientifiques présidées par Léonard de Vinci, et la guerre qui éclata peu après eut pour issue la chute de Ludovic. Devenu prisonnier des Français, il disparut de la scène politique pour toujours. De son côté, Léonard, cédant à l’orage, se retira à Florence et habita longtemps la villa de Vapri, propriété de la famille des Melzi, avec laquelle il était lié d’une étroite amitié. — En 1510, il se trouvait, croit-on, à Rome et assistait aux conférences de Copernic sur l’astronomie. Sans être appuyée de témoignages historiques, cette supposition n’est pas non plus dépourvue de certains fondements. Léonard, qui cultiva toutes les sciences, s’appliqua de même à l’étude de l’astronomie, et il a aussi laissé dans les annales de cette science des traces de son génie. Nous lui sommes, entre autres, redevables de l’explication, attribuée jusqu’ici à Moeslin ou à Kepler, de la lumière grisâtre de la nouvelle lune, comme résultant des rayons du soleil réfléchis par la terre. Pour ce qui est du mouvement de rotation diurne de la terre, Léonard ne se contenta pas de le mentionner expressément, il s’en servit de pins pour expliquer la chute des corps.
Appelé bientôt par les Milanais pour organiser des fêtes destinées à célébrer les victoires de Louis XII, il y déploya toute l’habileté qu’il possédait dans la construction des machines, en faisant courir des lions automates.
En 1502, César Borgia, qui, soutenu par son père, guerroyait alors pour agrandir ses domaines, appela Léonard près de lui. Le grand artiste quitte aussitôt son atelier de peinture, et, devenu ingénieur militaire, se met à bâtir des forteresses et à construire des engins de guerre, réalisant ainsi toutes les promesses consignées dans sa lettre à Ludovic le More ; nouvelle carrière, où il surpasse encore tous ses contemporains. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer quelques endroits de ses manuscrits, où il traite de l’architecture militaire, avec ce qu’en ont dit Machiavel [14] et Albert Dürer [15]. Elle représente une sorte de rouet perfectionné, à deux branches, avec applications des différentes vitesses de rotation du fuseau et de la bobine. Cet instrument était il déjà en vogue du temps de Léonard, et pour quelle sorte de matière ? On l’ignore ; cependant il est supérieur, comme construction, au rouet de Jürgen, qui ne date que du XVIe siècle, et l’on pourrait à peine lui comparer les appareils anglais de la fin du XVIIIe siècle.
Viennent ensuite de nombreuses esquisses de machines à tisser, à tondre le drap et à le laver, enfin des tours de cordier, qui, de l’avis de Grothe, ne différent de ceux d’aujourd’hni que par la supériorité de leur mécanisme. La fabrication des cordes devait particulièrement attirer l’attention de Léonard, à cause de l’usage fréquent qu’il en faisait dans tons les genres de constructions. — Pour ce qui est des autres branches de la technologie mécanique, ses manuscrits contiennent aussi des dessins, très remarquables, de diverses machines, telles que : horloges, moulins, grues, pompes à eau, scies à couper la pierre, roues de potier, laminoirs, rabots, tarières, machines à denteler les limes, enfin plusieurs appareils servant à renforcer le mouvement des machines. Léonard a aussi fait des esquisses de quelques sortes de chaînes parmi lesquelles figurent celles que l’on connaît généralement sous les noms de chaîne de Galle et de Vaucanson.
La mécanique contribua ainsi à lui adoucir les heures d’amertume que le séjour de Rome ne lui épargna guère. L’esprit dominateur de Michel-Ange, qui ne pouvait souffrir aucun rival, lui devint de jour en jour plus insupportable ; de guerre lasse, il résolut de céder au destin et de se rendre à la très gracieuse invitation de François 1er. Il se mit donc en chemin pour la France, déjà presque vieillard, accompagné de quelques élèves, entre autres du fidèle Melzi. L’amitié du grand monarque répandit enfin la sérénité sur les dernières années du grand artiste. Léonard passa le reste de ses jours dans le petit château de Cloux, aujourd’hui Clos-Lucé, dont le roi lui avait fait présent et qui était situé à proximité de la résidence royale d’Amboise. Là, il se remit à travailler autant que ses forces le lui permettaient ; et, si l’on n’a trouvé aucune peinture datée de cette période de sa vie, il a laissé, en revanche, les dessins achevés d’un canal à construire près de Romorantin, dont il avait fait le projet. Ce canal, alimenté en partie par les eaux du Cher, devait servir tout ensemble à la navigation et à l’irrigation. Les écluses à sas, introduites dans ce projet,et auxquelles il avait mis tous ses soins, étaient alors une grande innovation pour la France, où l’usage des canaux navigables ne commença à se développer que sous le règne de Henri IV. Aujourd’hui l’on compte en France plus de deux mille écluses à sas sur la totalité des canaux qui sillonnent le pays, et c’est à Léonard de Vinci que l’invention en a été pendant longtemps attribuée.
Léonard vécut ainsi jusqu’en 1519, dans sa seconde patrie, entouré de l’amitié du souverain et du respect des habitants. Sur le point de mourir, il demanda pardon à Dieu et aux hommes de n’avoir pas fait, pour son art, tout ce qu’il aurait pu. Ces paroles, rapportées par Vasari, sans doute sur la foi de Melzi, qui avait été témoin de ses derniers moments, annoncent l’âme élevée du maître, tandis que celle de l’homme nous apparaît dans la noblesse de son cœur, dans la douceur de son caractère et dans la sincérité de son désintéressement. Comme artiste, il fut le premier qui déchira le voile épais dont l’histoire du moyen âge était couverte, se faisant, selon l’expression d’Arsène Houssaye, l’aurore, la lumière, et parfois le soleil de la Renaissance.
Léonard légua tout ce qu’il possédait aux élèves qui l’avaient suivi en France, et surtout à Melzi, sans oublier sa servante, Mathurine, qui lui avait prodigué les plus tendres soins. Conformément au désir qu’il avait manifesté dans son testament, il fut inhumé dans l’église de Saint-Florentin à Amboise. En 1863, Arsène Houssaye y découvrit le cercueil qui renfermait ses restes mortels, lors des fouilles entreprises par l’ordre de Napoléon III, qui fit ensuite élever un monument sur sa tombe, comme un hommage rendu par la France à la mémoire du grand artiste. Ainsi la seconde patrie de Léonard ne s’est point laissée prévenir par la première dans ce pieux devoir, car la belle statue érigée par les Milanais et déjà mentionnée plus haut ne date que de l’année 1872.
Melzi, qui avait hérité de la part la plus précieuse de la succession de Léonard de Vinci, c’est-à-dire de ses dessins, les emporta à Milan. Après sa mort, tous ces recueils se perdirent en partie en passant-entre des mains différentes. Ce qui en restait. après avoir longtemps erré, finit par arriver dans les bibliothèques de Londres, de Paris et de Milan [16].
Ainsi que nous l’avons déjà vu, ce fut Venturi qui, le premier, examina avec le plus d’attention les manuscrits de Léonard de Vinci. D’autres, après lui, en firent l’objet d’études vraiment sérieuses. Cependant on ne saurait encore affirmer aujourd’hui que cette exploitation, faite avec tant d’ardeur, ait complètement épuisé la matière. La publication textuelle de tous les volumes de notre illustre artiste, conservés à la bibliothèque de l’Institut, entreprise, il y a quelques années, par M. Charles Ravaisson, et poursuivie avec une persévérance digne des plus grands éloges, permettra un jour, lorsqu’elle se sera étendue à tons les manuscrits du maître, de se faire un tableau de son incroyable activité intellectuelle.
Les manuscrits de Léonard de Vinci sont un témoignage éloquent du développement que prirent les arts et les métiers en Italie dans la seconde moitié du XVe siècle. Ce serait, sans doute, une exagération que de prétendre qu’il a découvert lui-même tout ce qu’il a décrit ou dessiné ; mais il serait aussi plus qu’injuste de ne point reconnaître qu’il a contribué à ce brillant essor. Homme d’un génie supérieur, il ne pouvait demeurer spectateur oisif de cette marche rapide vers le progrès. La nature même de son esprit le portait à faire entrer les riches acquisitions de la science et de l’art dans la sphère des applications pratiques, et cela seul devait nécessairement profiter à l’industrie. La construction rationnelle des machines dont il a laissé les esquisses, et même avec une certaine élégance des formes, qui se perdit plus tard pendant quelque temps, enfin l’exactitude et la clarté des calculs, tout cela démontre avec évidence que Léonard avait déjà fait l’expérience de ces machines et qu’il en projetait encore de nouvelles. Il est difficile aujourd’hui de distinguer ce qu’il trouva lui-même de ce qu’il vit ou apprit chez ses contemporains ; c’est là du reste une question qu’il serait oiseux d’examiner. Quoi qu’il en soit, les manuscrits de Léonard de Vinci servent à fixer pins d’une date en reportant vers un passé lointain des idées faussement attribuées à des savants postérieurs.
La réunion, en un seul homme, du génie de l’artiste, de la ’science de l’ingénieur ainsi que de l’adresse de l’artisan, devait nécessairement contribuer au progrès des arts et métiers. D’autant que, pour l’artisan, il suffit de la connaissance du dessin, fût-elle la plus élémentaire, pour que son œuvre se trouve plus ou moins empreinte du sceau de la beauté. A l’époque dont nous parlons, l’homme de métier devait savoir le dessin, et tant ce qui sortait de ses mains était revêtu de formes esthétiques. Dans la suite, les beaux-arts et l’industrie ayant pris des l’antes différentes, leur séparation eut pour résultat un abaissement, une décadence du niveau artistique dans tous les travaux manuels. Cependant, dans les pays où les beaux-arts étaient pins particulièrement en honneur, comme dans les deux patries de Léonard de Vinci, il était resté, entre les beaux-arts et l’industrie, une sorte de trait d’union, qui consistait dans le goût inné et indestructible des deux nations, et, lorsque l’heure du réveil eut sonné, on vit cette faible étincelle devenir tout à coup une flamme brillante. De tonte part il s’éleva des établissements spéciaux et des musées dont le but était de travailler an perfectionnement des produits de l’industrie et des métiers. A l’exemple de l’Italie et de la France, on déploya aussi, chez les antres peuples, un zèle ardent à répandre l’enseignement du dessin parmi les classes ouvrières. C’est donc être en progrès, dans cette double branche, que de rétrograder, pour ainsi dire, vers ces brillants débuts de la Renaissance, dont, au point de vue technique, nous n’aurions pourtant qu’une idée fort incomplète, sans les manuscrits et les dessins de Léonard de Vinci.
Chacune de ces feuilles, couvertes de la poussière de trois siècles et demi, nous présente, dans la personne de ce grand maître, l’alliance harmonieuse d’une science approfondie et d’une pratique continuelle de l’art. Il n’admet point la théorie sans l’expérience, qu’il appelle l’interprète des merveilles de la nature, et il la considère comme infaillible. Pour lui, c’est notre jugement seul qui peut se méprendre dans les conséquences qu’il en tire. Il conseille de changer les circonstances en réitérant les expériences, afin de déduire des lois générales auxquelles il attache une importance de premier ordre. Il assurait que cette théorie, déduite des faits, nous dirige dans les arts et dans les sciences exactes, sans permettre que nous nous égarions, ni que nous égarions les autres, et qu’enfin elle nous mène à des résultats auxquels nous ne parviendrions jamais par une autre voie [17].
C’est de la sorte que, appuyé, dans sa carrière technique, sur la forte base de la science et dirigé par l’expérience, Léonard surmonte les nombreuses difficultés que l’on rencontre à chaque pas dans la pratique. Ce fut, par conséquent, un ingénieur dans tonte la signification de ce terme. Aux ingénieurs de notre époque, ses successeurs, il a laissé, comme pour mot d’ordre, cette belle parole, qui résume toute sa méthode en deux figures d’une justesse accomplie :
La théorie, c’est le général ; La pratique, ce sont les soldats.
Félix Kucharzewski