Anaximandre, le premier des précurseurs de Darwin

Charles-R. Easteman, la Revue Scientifique — 25 juin 1905
Vendredi 11 mars 2011 — Dernier ajout dimanche 20 novembre 2016

Comme Huxley l’a remarqué avec raison : « Il n’y a pas de piège plus capable d’embrouiller la marche de l’étudiant des doctrines antiques que la ressemblance de la langue ancienne avec les modes d’expression modernes. » Le grand défenseur de l’Évolution fait en même temps observer : « qu’il ne prétend pas interpréter le plus obscur des philosophes grecs » ; tout ce qu’il veut indiquer, c’est que « les mots, dans la signification qui a été acceptée par les interprètes compétents, s’adaptent merveilleusement bien aux idées modernes [1]. »

L’application propre de ces remarques devient manifeste, quand on recherche s’il est juste de considérer Anaximandre le Milésien, compagnon ou disciple de Thalès, qui vivait au XVIe siècle avant notre ère, comme le premier qui ait eu l’intuition des idées modernes d’Évolution. Il peut y avoir, pour nous, un certain intérêt à jeter un coup d’œil sur la manière dont ses doctrines ont été commentées par les naturalistes, et à rechercher ensuite dans les œuvres originales, celles qui nous ont conservé le squelette de son système, et peuvent seules nous éclairer sur la conception de la nature.

Cette sorte de recherche ne sera pas sans valeur, même au cas où elle ne servira qu’à nous démontrer clairement le fait que les idées, communément regardées comme modernes, ont, en réalité, un enchaînement historique. Cela ne sera pas une petite affaire, si nous nous y arrêtons pour comprendre que les conceptions de l’évolution organique, ainsi que celles d’une cosmogonie héliocentrique, ont pris forme dans l’esprit de l’homme dès l’antiquité la plus reculée ; et, bien que leur forme soit vague et imparfaite, ces conceptions ont, depuis lors, exercé sur la pensée humaine une influence déterminante. Les lois naturelles acquièrent un intérêt plus nouveau et plus profond, quand nous reconnaissons qu’il est bien rare qu’elles aient été découvertes tout à coup, ou révélées comme par une lueur de génie, — mais qu’elles sont plutôt le résultat du développement progressif des idées, qui s’étend quelquefois à travers des siècles et qui nous conduit des ébauches lointaines et obscures à notre compréhension actuelle de la vérité. Si nous remontons le cours des idées jusqu’à leur source, nous éprouvons alors un sentiment plus vif de tout ce que nous devons au legs princier de la pensée grecque.

La théologie chrétienne primitive révèle très nettement l’empreinte de la philosophie grecque, et l’on peut dire que les sciences naturelles ont été dominées par elle. En ce qui concerne la théorie de l’Évolution, l’histoire montre qu’elle prit naissance parmi les philosophes Ioniens, qu’elle déclina avec la décadence des sciences grecques, qu’elle fut conservée par l’influence grecque sur la théologie, et qu’enfin elle se révéla dans tout son éclat à Lamarck et à Darwin. Néanmoins, les érudits ne sont nullement d’accord pour déterminer jusqu’à quel point furent développées parmi les Grecs, soit la théorie principale, soit ses propositions dépendantes, telle que la loi de la survivance du plus apte. Chez ce peuple ingénieux, plusieurs découvertes scientifiques importantes furent anticipées et cependant elles paraissent leur avoir été suggérées, plutôt par intuition que par un raisonnement logique, combiné avec la méthode d’observation. C’est l’opinion des écrivains conservateurs que les Grecs conçurent l’idée d’Évolution, soit par suggestion, soit par une série d’heureuses hypothèses, bien qu’en réalité, ils allèrent loin dans le domaine de l’inspiration. Aussi, il ne semble pas possible de soutenir une meilleure opinion.

La question de savoir quel a été le premier évolutionniste a reçu diverses solutions. Le professeur Osborn, un des élèves les plus distingués de Huxley, prétend que ce n’est pas Anaximandre, mais Empédocle d’Agrigente que l’on doit, à juste titre, appeler le père de l’idée de l’Évolution. Huxley rend hommage à tous les sages de Milet, en les appelant les Évolutionnistes déclarés (pronounced evolutionists) ; mais il assure que c’est Héraclite, le coryphée des physiciens, et il certifie qu’il n’y a pas de meilleure expression de l’essence même de la doctrine moderne de l’Évolution, que celle que l’on trouve dans la plupart de ses fortes maximes, de ses aphorismes, de ses métaphores. D’autre part, Hœckel considère Anaximandre comme le précurseur de Kant et Laplace en cosmogonie, et comme celui de Lamarck et Darwin en biologie. Un autre critique distingué, Schleiermacher, honore Anaximandre comme « père de la science naturelle spéculative », et Lyell énonce une opinion pareille.

Il est facile d’indiquer les causes de ce manque d’unanimité dans les appréciations ; elles se rapportent toutes aux sources originales. Premièrement, nous pouvons noter les différentes interprétations données aux rares et précieux matériaux qui sont parvenus jusqu’à nous. Toutes dérivent, en dernier ressort, des Opinions de Théophraste, ouvrage effacé par le temps il y a bien des siècles. Secondement, il ne faut pas négliger les pièges contre lesquels Huxley nous a mis en garde au commencement de cet article. Quiconque cherche à comprendre les anciens systèmes de philosophie peut être induit en erreur par « la ressemblance de la langue antique avec l’expression moderne des idées », en supposant que le monde se présentait à l’esprit des anciens sous le même aspect qu’aujourd’hui, et que les problèmes de la nature et de la vie avaient alors la même signification que de nos jours. Notre contemplation de l’univers s’est trouvée modifiée par l’addition de toutes les idées nouvelles qui sont entrées dans le monde durant les 2.000 ans qui viennent de s’écouler, et si nos progrès intellectuels ne se sont pas développés tout en devenant plus subtils, ils ont, du moins, un organisme plus vaste et plus complexe pour s’élever. Pendant l’antiquité, les théories étaient jetées dans un moule psychique différent du nôtre, les conceptions étaient basées sur d’autres faits ; même les mots les plus simples étaient employés avec un sens différent. Ainsi que M. Brochard l’observe judicieusement : « C’est une erreur manifeste que de vouloir retrouver à tout prix chez les anciens nos propres solutions ; mais c’est une erreur aussi, et plus répandue encore, de s’imaginer que les questions à résoudre se posaient pour eux exactement comme pour nous. » Ce que l’on entend de nos jours par les termes : matière, mouvement, espace, éther, âme, etc., ne correspond pas à ce que ces mêmes mots désignaient dans les temps anciens. La nomenclature, avec sa lente allure, est, invariablement laissée en arrière par le marcha en avant des idées.

La divergence dans les appréciations modernes provient, dans une plus large mesure, d’une autre cause ; à savoir des tentatives faites pour reconstruire les anciens systèmes de philosophie avec un petit nombre de fragments mutilés et de traditions non constatées. La chute de telles tentatives est presque certainement déterminée par avance, parce que la nature arbitraire des idées empêche qu’on leur applique le principe de « la corrélation des parties », grâce auquel celui qui est habile peut restituer aux quelques fragments caractéristiques les traits qui leur manquent. Si efficaces que puissent être les résultats de ce principe en anatomie comparée, il ne faut pas nous laisser séduire par les attraits du Renanisme en le transportant, comme quelques-uns se sont efforcés de le faire, du domaine des faits morphologiques dans le domaine des idées. Nous pouvons nous permettre de hasarder ici et là quelques fines conjectures, leur donnant pour bases soit l’influence du milieu, soit une suggestion antérieure, soit une analogie avec les données actuelles, dans l’effort de ranimer les reliques du progrès Intellectuel qui, après s’être maintenu quelque temps, disparut, mais au-delà duquel nous ne pouvons pas aller.

Puisque nous croyons qu’Anaximandre peut être considéré comme le premier des précurseurs de Darwin, nous avons tout intérêt à examiner la petite collection des fragments qui ont survécu et qui constituent des sources authentiques d’information en ce qui concerne ses idées sur l’Évolution organique. Ceux qui désirent vérifier les textes oriiginaux les trouveront d ns les ouvrages indispensables de MM, Ritter et Preller [2], Mullach [3], Diels [4], Tannery [5] et autres.

Sources originales relatives aux Doctrines Évolutionnistes d’Anaximandre.

PSEUDO-PLUT. Stromat, 2 (Dox.579). - Il (Anaximandre) ajoute encore qu’à l’origine l’homme sortit d’animaux ayant une autre forme ; car, si les autres animaux peuvent bien vite trouver eux-mêmes leur pâture, l’homme seul a besoin de longs soins nourriciers ; si donc il avait été à l’origine tel qu’il est actuellement, il n’aurait pu subsister.

HIPPOLYT. Philosoph, I, 6. (Dox.660). - Les animaux primitifs sont nés (de l’humide) évaporé par le soleil ; au commencement l’homme avait une forme tout autre et ressemblait à un poisson.

AÉTIUS. Plac. V, 19,4. (Dox. 430). - Anaximandre enseigna que les premiers animaux furent engendrés dans l’eau, et recouverts d’une écorce épineuse ; ayant pris assez d’âge, ils émergèrent sur terre ; l’écorce se déchira et, au bout de peu de temps, ils changèrent de vie.

PLUT. Symp. VIII, 8,4. - C’est pourquoi ils (les Syriens) soutiennent une philosophie plus raisonnable que celle d’Anaximandre en considérant le poisson comme étant de la même origine et de la même famille que l’homme. Car le dernier déclare, non pas que les poissons et les hommes furent produits en même temps ; mais que ce fut tout d’abord sous la forme de poissons que les hommes naquirent ; et que, croissant comme des requins, ils continuèrent à se développer jusqu’au moment où, capables de se nourrir eux-mêmes, ils s’avancèrent vers la terre sèche.

CENSOR. Dies Natal, IV, 7. - Anaximandre de Milet croit que de l’eau et de la terre échauffées sortirent soit des poissons, soit des animaux très semblables aux poissons, dans lesquels grandirent en même temps des hommes qui y restèrent retenus comme des fœtus, mais jusqu’à leur puberté ; alors seulement, l’enveloppe Se déchirant, sortirent des hommes et des femmes capables de se nourrir.

On remarquera que les quatre premiers passages se tiennent l’un l’autre par la conformité de leur partie essentielle, comme on pouvait s’y attendre, puisqu’ils dérivent d’une source commune, à savoir l’ouvrage de Théophraste. Cet ouvrage contenait, sans nul doute, une copie très fidèle des doctrines d’Anaximandre, puisque, d’une part, ses propres termes semblent avoir été cités ; et que d’autre part il est dit que les écrits de ce dernier ont été entre les mains d’Apollodore, personnage plus récent. IL y a donc tout lieu de supposer que Théophraste les avait devant les yeux quand il écrivit ses « Opinions », Lorsque nous revenons à Censorinus, cependant, nous trouvons une version tellement absurde et dont la différence est si frappante, qu’on ne peut douter qu’elle repose sur une traduction erronée du vieux texte grec ; pourtant la majorité des écrivains modernes l’ont acceptée comme rendant fidèlement les conceptions de l’ancien Milésien.

Dès l’année 1819, M. Heinrich Ritter, à qui nous devons la première collation satisfaisante des textes pré-socratiques, explique qu’Anaximandre enseignait qu’après que les premières créatures imparfaites et de vie courte eurent été engendrées dans la vase, il y eut progrès des plus bas aux plus hauts degrés de la vie, jusqu’à la formation de l’homme. Cuvier, dont l’exacctitude générale et l’érudition sont incontestables alla si loin qu’il attribua à notre philosophe la croyance que les hommes avaient été tout d’abord des poissons, puis des reptiles, puis des mammifères et enfin ce qu’ils sont maintenant. « Ce système » remarque-t-il plus loin, « nous le trouvons reproduit dans des temps très rapprochés des nôtres et même daus le XIXe siècle [6]. Il Plus conservatrice est l’opinion de Sir Charles Lyell qui, tout en admettant que le grand Ionien, vingt cinq siècles avant notre époque, s’est approché quelque peu de la doctrine moderne de l’évolution, nie cependant qu’il ait devancé Lamarck dans sa theorie du développement progressif [7].

M. Edouard Zeller, dont l’autorité est hors de question, parle des idées évolutionnistes d’Anaximandre dans les termes suivants : « Les animaux, également, pensait-il ; tiraient leur origine d’un limon primitif sous l’influence de la chaleur du soleil ; et, comme l’idée d’une succession graduelle d’espèces animales correspondant aux périodes de formation géologique était naturellement hors de sa portée, il prétendait que les animaux terrestres, l’homme y compris. avaient été tout d’abord des poissons, et qu’ensuite, quand ils furent capables de se développer sous leur nouvelle forme, ils s’avancèrent sur le rivage et se débarrassèrent de leurs écailles [8].

M. Théodore Gomperz dans son ouvrage sur les Penseurs Grecs, nous rappelle plusieurs influences qui peuvent avoir servi à donner aux doctrines d’Anaximandre un caractère déterminé. Par exemple, on peut, en remontant jusqu’aux poèmes homériques, suivre la théorie que les premiers animaux furent engendrés dans le limon de la mer : dans ces poèmes l’eau et la terre sont considérées comme les éléments de tous les corps organiques ; et ce qui fortifie cette supposition, remarque l’auteur, c’est la richesse d’espèces vivantes que l’on trouve dans la mer, sans mentionner la découverte des restes de monstres marins préhistoriques. Quant au rejet, par les animaux primitifs, de leurs enveloppes épineuses, le même écrivain observe : « qu’il est possible que les métamorphoses analogues subies par les larves de quelques insectes l’aient conduit à cette hypothèse. Nous ne pouvons guère douter qu’il ait trouvé trace » des ancêtres de la faune terrestre dans les descendants de ces animaux marins, découvrant ainsi un premier et vague indice de la théorie moderne de l’évolution. Une autre suggestion ingénieuse est qu’Anaximandre, en cherchant à expliquer l’origine de l’espèce humaine, tire une analogie du requin, lequel, « d’après une croyance populaire, avalait ses petits quand ils sortaient de leurs capsules, les vomissait à nouveau au dehors, et continuait ainsi, répétant l’opération, jusqu’à ce que le jeune animal fut assez fort pour ’supporter une existence indépendante. »

Nous avons déjà fait allusion à l’admiration sans bornes d’Haeckel et de Schleiermacher pour notre philosophe. Une critique beaucoup plus saine et qui comporte une interprétation bien moins fleurie des sources originale est celle avancée par Je Dr A. Döring dans son récent ouvrage sur l’Histoire de la Philosophie grecque. Selon lui ; « ni les résultats de recherches lointaines, ni les découvertes vraiment scientifiques ne datent d’Anaximandre. Hormis dans un petit nombre d’esquisses générales, il ne peut guère dire qu’il ait jeté les fondements pour une exploitation ultérieure de ses doctrines scientifiques. » On observe d’une façon quelque peu mordante que les descendants intellectuels d’Anaximandre, bien loin d’être prédisposés en faveur de ses théories, se distinguent, dans presque tous les cas par de nouveaux points de départ. « Néanmoins », continue le Dr Döring « nous devons reconnaître que ce pionnier a interprété l’univers avec une subtilité, une ampleur et une puissance d’analyse qui n’ont pu manquer d’inspirer ses successeurs, conduisant ainsi inévitablement vers un progrès futur. Il est impossible de découvrir en Anaximandre le Milésien un personnage comique. Son génie était d’un ordre élevé, c’est un stimulant perpétuel, même quand il se manifeste indirectement dans notre propre progrès scientifique. Comme il planait très haut, il devança la pensée scientifique d’aujourd’hui. Son mérite ne consiste pas dans ses connaissances effectives, mais dans la riche source de réflexions qu’il suggère et dans la direction générale de sa pensée. Par lui, l’uniformité et l’ordre s’étendirent partout. »

Commenter l’ensemble des différentes opinions apportées ici paraît inutile. Il est suffisant que toutes, elles nous présentent l’Ionien comme un perspicace, profond et studieux contemplateur de la nature qui arriva à une vague perception des grandes vérités. Qu’il soit.évolutionniste ou non, le fait qui subsiste est que ses enseignements contiennent des germes d’inspiration de haute puissance, lesquels développent dans la plénitude du temps en conceptions définitives de l’évolution organique et même universelle. Ce qui importe, c’est de savoir que, dans cette période reculée, il est venu à l’idée d’admettre les théories de la survivance du plus apte, de l’adaptation au milieu, de l’évolution, comme une explication de l’origine de toutes les formes vivantes. Qu’elles soient restées seulement à l’état de conjectures, c’était inévitable, sans la connaissance des observations essentielles de la paléontologie. Cependant, après tout ce qui a été dit, nous devons reconnaître que ce n’est pas peu de chose pour le génie ionique d’avoir donné la première impulsion aux formes de la pensée, lesquelles ont profondément influencé toutes les branches de l’intelligence humaine. Ce n’est pas non plus peu de chose de faire admettre que nos questions sur la nature et nos conceptions modernes de la vie répètent aujourd’hui avec une similitude surprenante, les questions et les conceptions qui occupaient l’esprit hellénique il y a plus de vingt-cinq siècles. A ces pionniers intellectuels. nous devons rendre hommage, pour avoir les premiers vivement éclairé le chemin le long duquel s’est avancée la pensée moderne.

Charles-R. Eastman, du Muséum de Zoologie comparée, Cambridge (Mass.)

[1T.-H. HUXLEY, Evolution and Ethics, dans ses Essais Réunis, t. IX, p. 69 (Londres, 1894).

[2Historia Philosophiæ Græcæ, huitième édition. Gotha, 1898.

[3Fragmenta Philosophorum. Græcorum, Paris, 1881.

[4Doxographi Græci, Berlin, 1879. - Idem, Die Fragmente der Vor-Sokratiker, Griechisch und Deutsch, Berlin, 1903.

[5Pour l’Histoire de la science hellène, Paris , 1887.

[6Histoire des Sciences naturelles, t. I, p. 91. Paris 1841.

[7Principles of Geoloqy, 10e éd., t. I, p. 16.

[8Histoire de la Philosophie grecque, t. l,. p. 255.

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