La Catastrophe du Zenith

Chronique de la Revue Scientifique du 24 Avril 1875
Vendredi 20 février 2009 — Dernier ajout dimanche 27 décembre 2009

Tout le monde connaît la catastrophe dont MM. Sivel et Crocé-Spinelli viennent d’être victimes, Ces deux jeunes savants sont morts à bord du ballon le Zénith, le 16 avril 1875. L’aérostat est monté jusque dans des régions où la raréfaction de l’air a déterminé l’asphyxie. M. Gaston Tissandier, qui accompagnait les deux victimes, a survécu. Nous ne pouvons mieux faire pour instruire nos lecteurs des incidents de cette catastrophe que de reproduire la lettre qu’il a adressée à M. le secrétaire de la Société française de navigation aérienne :

à Ciron (Indre), 16 avril 1875.

« Cher monsieur,

« Un télégramme envoyé par voie officielle vous a appris l’épouvantable malheur qui nous a frappés. Sivel et Crocé-Spinelli ne sont plus. L’asphyxie les a saisis dans les hautes régions de l’air que nous avons atteintes. Je vous dirai ce que je puis savoir de ce drame ; car, pendant deux heures consécutives, je me suis trouvé dans un état d’anéantissement complet.

L’ascension de l’usine à gaz de la Villette s’est bien accomplie ; à une heure de l’après-midi, nous étions déjà à plus de 5000 mètres (pression 400 millimètres).

Nous avions fait passer l’air dans les tubes à potasse, tâté nos pulsations, mesuré la température intérieure du ballon, qui était de 20 degrés, tandis que l’air extérieur était de moins 5 degrés. Sivel avait arrimé la nacelle ; Crocé s’était servi de son spectroscope. Nous nous sentions tout joyeux.

Sivel jette du lest ; bientôt nous montons, tout en respirant de l’oxygène qui produit un excellent effet. A une heure vingt, le baromètre marque 320 millimètres. Nous sommes à l’altitude de 7000 mètres. La température est de -10 degrés, Sivel et Crocé sont pèles et je me sens faible. Je respire de l’oxygène qui me ranime un peu. Nous montons encore.

Sivel se tourne vers moi et me dit : « Nous avons beaucoup de lest ; faut-il en jeter ? » Je lui réponds : « Faites ce que vous voudrez. » Il se tourne vers Crocé, lui fait la même question. Crocé baisse la tête avec un signe d’affirmation très énergique,

Il y avait dans la nacelle au moins cinq sacs de lest (le sac de lest pèse 25 kilog.) ; il y en avait quatre au moins pendus en dehors par des cordelettes. Sivel saisit son couteau et coupe successivement trois cordes. Les trois sacs se vident et nous montons rapidement. Je me sens tout à coup si faible que je ne peux même pas tourner la tète pour regarder mes compagnons qui, je crois, se sont assis. Je veux saisir le tube à oxygène, mais il m’est impossible de lever le bras. Mon esprit était encore très-lucide. J’avais les yeux sur le baromètre et je vois l’aiguille passer sur le chiffre de la pression 290, puis 280 qu’elle dépasse. Je veux m’écrier : « Nous sommes à 8000 mètres », mais ma langue est comme paralysée. Tout à coup je ferme les yeux et je tombe inerte, perdant absolument le souvenir. Il était environ une heure et demie.

« A 2 heures 8 minutes, je nie réveille un moment.

Le ballon descendait rapidement ; j’ai pu couper un sac de lest pour arrêter la vitesse et écrire sur mon registre de bord les lignes suivantes que je recopie :

Nous descendons. Température - 8 degrés. Je jette lest. Hauteur, 315. Nous descendons.Sivel et Crocé encore évanouis au fond de la nacelle. Descendons très fort. »

A peine ai-je écrit ces lignes qu’une sorte de tremblement me saisit et je retombe évanoui encore une fois. Je ressentais un vent violent qui indiquait une descente très rapide. Quelques moments après je me sens secoué par les bras et je reconnais Crocé qui s’est ranimé. « Jetez du lest, me dit-il, nous descendons, »

Mais c’est à peine si je puis ouvrir les yeux et je n’ai pas vu si Sivel était réveillé. Je me rappelle que Crocé a décroché l’aspirateur qu’il a jeté par-dessus bord, et qu’il a jeté du lest, des couvertures, etc. Tout cela est un souvenir extrêmement confus qui s’éteint vite, car je retombe dans mou inertie plus complètement encore qu’auparavant et il me semble que je m’endors d’un sommeil éternel.

Que s’est-il passé ? Je suppose que le ballon délesté, imperméable comme il l’était, et très-chaud, a remonté encore une fois dans les hautes régions. A trois heures quinze environ, je rouvre les yeux, je me sens étourdi, affaissé ; mais mon esprit se ranime. Le ballon descend avec une vitesse effrayante. La nacelle est balancée avec violence et décrit de grandes oscillations. Je me traîne sur nies genoux et je tire Sivel par le bras ainsi que Crocé. « Sivel, Crocé, m’écriai-je, réveillez-vous !  » Mes deux compagnons étaient accroupis dans la nacelle, la tête cachée dans leur manteau. Je rassemble mes forces et j’essaye de les soulever. Sivel avait la figure noire, les yeux ternes, la bouche béante et remplie de sang. Crocé-Spinelli avait les yeux fermés et la bouche ensanglantée.

« Vous dire ce qui se passa alors m’est impossible. Je ressentais un vent effroyable de bas en haut. Nous étions encore à 6000 mètres d’altitude. Il y avait dans la nacelle deux sacs de lest que j’ai jetés.

Bientôt la terre se rapproche ; je veux saisir mon couteau pour couper la cordelette de l’ancre : impossible de le retrouver. J’étais comme fou et continuais à appeler : Sivel ! Sivel ! Par bonheur, j’ai pu mettre la main sur un couteau et détacher l’ancre au moment voulu. Le choc à terre fut d’une violence extrême. Le ballon sembla s’aplatir et je crus qu’il allait rester en place. Mais le vent était violent et l’entraîna. L’ancre ne mordait pas et la nacelle glissait à plat sur les champs. Les corps de mes malheureux amis étaient cahotés çà et là et je croyais à tout moment qu’ils allaient tomber de la nacelle. Cependant j’ai pu saisir la corde de soupape et le ballon n’a pas tardé à se vider, puis à s’éventrer contre un arbre. Il était quatre heures.

En mettant pied à terre, j’ai été saisi d’une surexcitation fébrile violente, et bientôt je me suis affaissé en devenant livide. J’ai cru que j’allais rejoindre nies amis dans l’autre monde.

« Cependant je nie remis peu à peu. J’ai été auprès de mes malheureux compagnons, qui étaient déjà froids et crispés. J’ai fuit porter leurs corps à l’abri dans une grange voisine. Les sanglots m’étouffaient et m’étouffent encore.

« Je suis à Ciron, près Le Blanc, où j’ai trouvé l’hospitalité la plus parfaite. J’ai eu la fièvre toute la nuit. Je n’ai pas encore pu manger quoi que ce soit et je suis bien faible.

« Je vous embrasse,

« GASTON TISSANDIER. »

Les corps de MM. Sivel et Crocé-Spinelli ont été ramenés à Paris. Les obsèques ont eu lieu au milieu d’une affluence considérable. Paris n’a pas manqué de rendre hommage à ces deux martyrs de la science.

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