Nous reproduisons les paroles que M. Hanriot, agrégé de la Faculté de médecine, a, au début de sa première leçon à la Faculté, consacrées à son collègue Henninger, dont nous avons à déplorer la perte récente. Nos lecteurs s’associeront à cet hommage rendu à jeune savant d’un rare mérite, que la mort cruelle nous enlève si prématurément. Tous ceux qui ont connu Henninger l’ont aimé non seulement pour sa belle intelligence, mais encore pour son caractère, ses manières pleines de grâce et de charme.
Ch. R. [1]
La chaire de chimie de la Faculté de médecine de Paris vient de perdre en cinq mois Würtz et Henninger, l’un des deux agrégés attachés à cette chaire, disparus tous deux en pleine activité, et sans que rien eût pu faire prévoir cette cruelle épreuve.
M. Gautier vous a rappelé magistralement hier la vie de Würtz [2] comme professeur : il vous a montré son influence prépondérante sur le développement de la science chimique. Permettez-moi de consacrer à mon tour quelques paroles à mon ami et collègue Henninger.
Arthur Henninger était né en 1850 à Oberursel, près de Wiessbaden, dans le duché de Nassau. En 1867, lors de l’annexion de ce pays, la famille d’Henninger s’expatria pour ne pas devenir prussienne et vint se fixer en France. C’est alors qu’il entra, âgé de dix-sept ans, au laboratoire de Würtz : il s’y fit bientôt remarquer par son talent d’expérimentateur.
Deux ans après il publiait avec Tollens un mémoire sur l’alcool allylique, et avec Vogt un autre sur la synthèse de l’orcine.
Mais le moment était mal choisi pour le jeune émigrant : les événements de 1870 imposant l’expulsion de tout ce qui était allemand, la famille d’Henninger dut s’expatrier de nouveau et se réfugier au Brésil. Seul, Arthur Henninger ne partit pas ; il passa le temps de la guerre en Suisse, modeste employé dans une pharmacie de Porentruy.
Würtz, qui pressentait en lui le chimiste de l’avenir et qui connaissait le fond de ses sentiments envers notre patrie, le retint près de lui et le soutint contre ceux que son origine irritait. Il se l’attacha d’abord comme préparateur particulier en 1872, dès qu’il eût passé sa licence, puis, quelques années plus tard, comme préparateur de son cours.
Malgré les difficultés de tout genre qui se dressaient devant lui, malgré le temps considérable qu’il devait consacrer aux nécessités de l’existence, il continuait ses études médicales et ses travaux scientifiques.
Ils furent tellement remarqués que, à l’époque où il demanda le titre de Français, il obtint après une enquête minutieuse les lettres de grande naturalisation réservées à ceux qui peuvent contribuer à honorer notre patrie.
En 1878 il conquit le grade de docteur en médecine après une thèse remarquable sur les peptones qui lui valut la médaille d’argent ; il fut aussitôt après, à la suite d’un brillant concours, nommé agrégé à l’unanimité. Dès lors il fut chargé chaque année, soit du cours complémentaire, soit de la suppléance de Würtz, que de trop nombreuses occupations obligeaient d’abandonner son cours favori. Ceux qui vous ont précédés ont gardé le souvenir de ses leçons si claires et si savantes, et la plupart des jeunes chimistes se rappellent le soin et le zèle avec lesquels il dirigeait les élèves du laboratoire de Würtz.
C’est dans ce laboratoire qu’il a effectué ses travaux. Je me contenterai de vous énumérer les principaux. Celui qui l’a occupé pendant la majeure partie de son existence a trait à la réduction par l’acide formique des alcools polyatomiques, et spécialement de l’érythrite. Cette étude lui a fait découvrir de nombreux corps et l’a conduit à formuler une méthode générale qui permet de passer d’un alcool à un autre d’atomicité moindre.
Le perfectionnement qu’il avait introduit avec son ami Lebel dans la pratique de la distillation fractionnée lui a permis d’examiner avec soin divers liquides fermentés et lui a fait trouver le glycol dans le vin.
En collaboration avec Würtz, il a étudié divers dérivés cyaniques, entre autres le biuret dont ils ont réalisé la synthèse.
La chimie biologique avait également sa part dans ses études. Il montra dans sa thèse inaugurale sur les peptones qu’elles peuvent, sous l’action des déshydratants, régénérer de véritables matières albuminoïdes. Récemment encore, il donnait un mémoire sur la méthémoglobine, et modifiait, de façon à le rendre pratique pour les essais médicaux, un procédé de dosage total d’azote dans les urines. Mais ce qu’il a publié était peu, je crois, à côté de ce qu’il réservait. Il avait en voie d’exécution de nombreuses recherches scientifiques et un traité de chimie biologique, exposé des leçons qu’il avait faites ces dernières années dans cet amphithéâtre.
Son enseignement à la Faculté et ses travaux scientifiques avaient tellement attiré l’attention sur lui, que, lors de la création de l’École de chimie industrielle, on lui confia la place de professeur, malgré son jeune âge. Là encore, il sut répondre à la confiance de ceux qui l’avaient appelé, et créa cet enseignement tout nouveau avec un succès mérité.
Bien d’autres occupations venaient prendre une partie de son temps. Son travail continuel, sa connaissance approfondie de plusieurs langues, sa mémoire prodigieuse, avaient fait de lui un érudit hors ligne. Aussi le Bulletin de la Société chimique) dont il rédigeait la partie physiologique, le Dictionnaire de chimie) pour lequel il a écrit des articles considérables, et dont il est finalement devenu sous-directeur, ont-ils recueilli le plus grand profit de ces connaissances si généralisées.
Les honneurs ne manquèrent pas à celui qui avait tant fait pour le travail. Nommé officier d’académie, puis officier d’instruction publique, il fut reçu membre de la Société de biologie en 1882, et, cette année, l’Association française pour l’avancement des sciences l’avait élu président de la section de chimie au congrès de Blois .
Tant d’occupations et de fatigues dépassaient ses forces, et la maladie le guettait, escomptant cet excès de travail. Il en avait ressenti les premières atteintes en 1876, mais il se flattait d’y avoir échappé, et cependant, chaque année, sa santé recevait quelque nouvelle secousse vite réparée ; quand, le 4 octobre dernier, il tomba pour ne plus se relever, et mourut après une agonie de cinq semaines.
C’est une perte pour la Faculté et pour la science ; mais il nous laisse un grand enseignement, à savoir ce que peut un jeune homme sans fortune et sans appui, quand il a pour lui la volonté et le travail.
À propos de ses travaux :