Il nous est apparu que cette importance serait encore soulignée par les extraits inédits de la correspondance des frères Montgolfier, que nous publions. Les originaux font partie des archives du château de Colombier-le-Cardinal (Ardèche), appartenant à Mme de la Lombardière de Canson et l’auteur tient à remercier M. Jean Frachon, administrateur des Papeteries de Vidalon (l’ancienne Manufacture royale où naquirent et vécurent les frères Montgolfier), archiviste bénévole autant que compétent, qui a bien voulu l’autoriser à les reproduire. Il tient aussi à remercier M. Camille Rostaing dont l’inépuisable complaisance l’a beaucoup aidé dans ses recherches sur les frères Montgolfier.
Le lundi 15 décembre 1806, Lazare Carnot — le Grand Carnot — ayant à rendre compte à ses collègues de l’Académie des Sciences d’un mémoire déposé par M. Lenieps (sic) [1], décrivant une machine baptisée Pyréolophore s’exprimait en ces termes : « C’est toujours une chose précieuse que la découverte d’un nouveau principe moteur dans la nature lorsqu’on peut parvenir à en régulariser les effets et le faire servir à ménager l’action des hommes et des animaux… Telles sont les poudres fulminantes et particulièrement la poudre à canon ; telle est la force expansive de l’eau réduite en vapeur ; telle est la force ascensionnelle qui lance l’aérostat dans les airs par la légèreté relative du gaz hydrogène qu’il contient… C’est la recherche d’un semblable agent qui fait l’objet du mémoire dont nous avons à rendre compte. Les auteurs MM. Nieps (sic) ont cru l’apercevoir dans la propriété qu’a le calorique de dilater promptement l’air atmosphérique et leurs premiers essais annoncent déjà des résultats importants. Quoique cette propriété fut bien connue, il ne paraît pas qu’on eut jamais pensé, ou, du moins, qu’on eut jamais réussi à l’employer comme force mouvante. MM. Nieps par son moyen et sans aucune intervention de l’eau en nature, sont parvenus à occasionner dans un espace déterminé des commotions si fortes que les effets paraissent en être comparables à ceux de la machine à vapeur ou pompe à feu ordinaire [2] ».
Nous arrêtons là cette citation, n’ayant point pour but de décrire, après d’autres, la remarquable invention de Nicéphore Niepce, qui, on le sait, réalisa bien avant Diesel, un moteur à combustion ; malheureusement, il ne put guère le faire fonctionner qu’en brûlant de la poudre de lycopode, combustible fort coûteux. Si nous avons tenu à citer le passage dans lequel Carnot, avec une précision et une clarté de mathématicien, expose le principe de l’invention de Niepce, c’est que, contrairement à la déclaration soulignée, quelqu’un avait déjà pensé et même réussi à employer comme force mouvante la propriété qu’a le calorique de dilater l’air. Ce précurseur n’était autre que l’inventeur — ou plutôt les inventeurs — des aérostats. En effet, le mercredi 9 juin 1784, soit plus de vingt-deux ans avant les événements dont il vient d’être question, le marquis de Condorcet, secrétaire perpétuel de l’Académie royale des Sciences, notait, en rédigeant le compte rendu de la séance de ce jour : « J’ai demandé le dépôt d’un paquet cacheté qui m’a été remis le 29 mai par Monsieur de Mongolfier — accordé [3] ». L’Académie se prêtait volontiers à ce mode d’enregistrement d’une idée nouvelle — découverte scientifique ou invention — que son auteur tenait à conserver momentanément secrète (la chose est d’ailleurs encore pratiquée de nos jours, par les savants tout au moins, car les inventeurs sont maintenant protégés par la législation des brevets).
Le paquet ainsi déposé existe encore dans les archives de l’Académie des Sciences. La suscription en est la suivante : « Mémoire secret déposé par Monsieur Joseph Montgolfier le 29 Mai 1784 et présenté le 9 Juin 1784 ».
Ajoutons à cela le numéro d’enregistrement : 235 et la signature pour dépôt du marquis de Condorcet. Enfin la fermeture est assurée par un cachet de cire rouge, _ovale, portant l’empreinte des armes [4] concédées aux Montgolfier, récemment anoblis en récompense de leur invention des « machines aérostatiques ». Ce cachet s’est trouvé rompu, nul ne sait par qui. La Révolution, qui brisa bien d’autres choses (et en particulier l’Académie royale et quelques-uns de ses membres les plus éminents) peut bien avoir défait ce fragile sceau, et il s’ensuit que l’historien peut aujourd’hui publier le texte de ce « mémoire secret ».
Estimant qu’il en vaut la peine, nous le reproduisons ci-après in extenso :
LE MÉMOIRE DE MONTGOLFIER
« Ayant réfléchi sur les causes du prodigieux effort avec lequel la poudre à canon chasse le boulet dans le moment qu’elle s’enflamme ainsi que la promptitude avec laquelle le canon s’échauffe nous avons pensé que le phénomène pouvait être dû en grande partie à la difficulté que la chaleur produite par cette combustion éprouvait à filtrer au travers du canon dans un temps excessivement court et peut-être aussi au développement subit d’une quantité de fluide électrique qu’on peut supposer entrer d’une manière fixe dans la composition du charbon et faire un de ses éléments. Plusieurs expériences que nous fismes nous persuadèrent de cette théorie que les gazs (sic) inflammables et l’air déphlogistiqué contenu dans la poudre étaient les seules matières qui constituent sa force lors de leur déflagration. Nous cherchâmes en conséquence à nous procurer l’effet de la poudre à canon en embrasant par le moyen de l’électricité un mélange de ces deux fluides que nous avions renfermés dans un fort vaisseau de fer à demy plaint (sic) d’eau au bas duquel était une ouverture à laquelle était adapté un tube pour former un jet d’eau et nous vismes que l’eau s’écoula par le tube avec une promptitude et rapidité prodigieuses.
« Nous conclûmes de cette expérience qu’on pouvait d’après cette théorie, faire élever sur des coteaux de grandes masses d’eau, par des procédés aussi simples que économiques relativement au produit, et qu’il suffisait pour celà de construire un puits d’un grand diamètre dont le fond ne serait que de quelques pieds " au-dessous du niveau de la rivière ou de l’étang dont on voudrait élever les eaux, que le puits fût voûté par dessus au moins à la même hauteur au-dessus du niveau de l’eau que le puits aurait de diamètre et la voûte chargée à raison de la hauteur à laquelle on se propose d’élever les eaux, qu’il y a (sic) un tuyau d’un grand diamètre qui communiquase (sic) du fond du puits au fond du réservoir supérieur qu’on se propose de remplir et d’alimenter. Sur cette ouverture supérieure du tuyau serait établi un clapet ou sous pape (sic) pour que les eaux une fois entrées dans le réservoir ne pussent plus descendre dans le puits. On établirait un autre tuyau de communication de la rivière au fond du puits sur lequel serait placé un autre clapet ou sous pape pour empêcher que l’eau de la rivière, une fois introduite dans le puits, ne puisse par la pression être l’envoyée. Enfin il y aurait aussi deux autres tuyaux pour changer l’air, l’un communiquant dans une direction verticale du sommet intérieur de la voûte jusqu’au sommet extérieur. C’est-à-dire qu’il traverserait l’épaisseur de la voûte et de sa charge un bouchon formant une sous pape fermerait ce tuyau à son orifice intérieur et défendrait la sortie de l’air intérieur dans le moment de la pression, le second communiquerait du dehors dans le puits dans une direction horizontale, à un demi pied au-dessus du niveau de l’eau, un clapet léger en fermerait l’entrée intérieure de manière que lors de la pression l’air ne puisse sortir du puits. Les choses en cet état on disposerait dans le puits à des distances convenables des petits fagots les moins serrés possible du bois le plus menu, le plus sec et de la plus prompte combustion, ensuite, on les enflammerait tous dans le même instant par le moyen de l’électricité ou de tout autre. Pendant le tems que les fagots brûleront l’eau du puits s’élèvera promptement dans le réservoir supérieur et sera remplacée sitôt après la combustion par l’eau de la rivière alors le directeur de la machine abaissera le bouchon placé au sommet intérieur de la voûte et sur le champ l’air intérieur s’échappera par le tuyau supérieur et sera remplacé par l’air extérieur qui affluera par le grand tuyau horizontal, lequel servira en même tems de passage au directeur de la machine pour entrer dans le puits avec une provision de nouveaux fagots qu’il placera comme à la première fois pour répéter la même opération.
« D’après les essais que nous avons faits nous sommes fondés à espérer de pouvoir élever par ce moyen 1.200 mille pieds cube d’eau par jour à la hauteur de 50 pieds pour une consommation d’environ 100 quintaux de bois. Nous sommes occupés dans le moment à diminuer encore cette consommation mais comme les divers essais que nous avons faits jusqu’à ce jour nous ont été dispendieux et que la situation de notre fortune ne nous permet pas de les suivre avec la célérité que nous désirerions et que d’autre part, nous n’avons pu faire ces essais sans être aperçus de plusieurs personnes que nous avons même lieu de soubsoner (sic) que nous avons été épiés, nous prions la companie (sic) de vouloir bien recevoir sous le cachet le présent ainsi que le détail de diverses expériences que nous avons faites ou ferons par la suite sur cet objet important afin de nous conserver par ce moyen la priorité de l’idée de l’entreprise si elle a lieu un jour. »
LES ESSAIS DE LA NOUVELLE POMPE A FEU
Le texte précédent n’est accompagné dans l’original par aucune figure, mais il est aisé de reconstituer l’image de l’engin décrit, engin qui est incontestablement, en l’état actuel de nos connaissances, le prototype du moteur à explosion (si l’on excepte le moteur à poudre de Huyghens qui ne fut qu’un essai sans portée mettant en œuvre, d’ailleurs, un principe différent). Si l’on se réfère aux idées générales exposées au début du mémoire, on ne peut manquer d’être frappé de l’analogie avec celles énoncées par Carnot, à propos de la machine de Niepce et ceci comme nous le faisions pressentir, démontre bien l’antériorité des conceptions de J. Montgolfier. Notons, par ailleurs, que ses idées n’ont été en aucun point démenties par les progrès de la science, si l’on néglige l’impropriété de l’expression « développement subit d’une quantité de fluide électrique » ; encore cette impropriété est-elle, si l’on peut dire, purement verbale, le fluide électrique désignant dans la terminologie contemporaine une chose autre que le dégagement de chaleur qui entre en jeu dans le phénomène décrit. Dans la suite du texte, l’électricité est à nouveau invoquée et cette fois d’une manière conforme à nos idées actuelles puisque l’allumage par étincelle (on disait en ce temps « bleuette ») est maintenant universellement adopté.
Enfin les chiffres formulés donnent une idée de la puissance envisagée et des rendements escomptés. Si nous les traduisons en unités métriques [5], au cours de laquelle le problème de la navigation aérienne aurait pu absorber toute leur activité, on est frappé par le fait qu’ils semblent attacher plus d’importance encore à la réalisation de la pompe à feu. Sans que la chose puisse être formellement prouvée, il semble bien que la conception initiale doive en être attribuée à Joseph. Au mois de mai 1783 il avait eu l’occasion, à Nîmes, d’étudier une machine à vapeur assez maladroitement copiée sur celle de Watt et en avait fait, dans une lettre à son frère Étienne, une critique pertinente. Il ne semble pas cependant qu’il ait cherché, comme tant d’autres le firent à cette époque, à démarquer l’invention du grand ingénieur écossais, car, au mois de septembre de la même année il parlait, dans une lettre au même Étienne, de sa pompe à air, ce qui correspond déjà sans nul doute au schéma décrit dans le mémoire secret. A la même date (le 20 septembre) [6], l’abbé Alexandre écrivait, de son côté, à Étienne, en ces termes : « … mais actuellement je t’avoue que je serais presque tenté de te regarder en pitié en te voyant t’appliquer à quelque chose d’aussi mesquin qu’une machine aérostatique. Je m’occupe, sous mon maître s’entend [7] à combiner une pompe à feu qui nous élève l’eau du Rhône jusqu’à la cime de Pila. Les tuyaux seuls nous embarrassent. Nous dissertâmes beaucoup à cet égard en revenant de baptiser ta fille [8] lorsque tous les poils de nos vêtements étaient des tuyaux pour la pluie. Mais ils étaient descendants et ils les faut ascendants… Au reste tu sens que la découverte de l’air inflammable répandu dans la patarisse [9] nous servira merveilleusement pour la pompe à feu. C’est, ma foi, la plus belle invention connue. Nous voulons l’essayer en petit avec l’air inflammable… Mais que Sa Majesté me donne une abbaye [10] et je lui ferai refaire la machine de Marly suivant nos principes, qui lui donnera trois fois plus d’eau que celle d’aujourd’hui. »
La machine de Marly, construite sous Louis XIV, donnait alors bien des soucis à l’État, par sa vétusté et les frais élevés de son entretien.
Peu après, une nouvelle lettre de l’abbé à Étienne [11] nous apprend que Joseph, alors à Lyon, a exécuté un modèle réduit de sa pompe à feu, modèle dont nous savons peu de chose si ce n’est qu’il est en fer-blanc et a coûté 12 livres. De plus, son étanchéité et sa résistance devaient laisser à désirer car l’abbé (décidément fort ingénieux pour un modeste garçon physicien) suggère de donner à l’enceinte où doit se faire la combustion, la forme d’un tonneau, muni de deux fonds concaves vers le dehors « ce qui donne une force terrible de résistance [12] ». Peu après [13], nouvelle lettre du même au même, déclarant que si Joseph, en montant un ballon qu’il saurait diriger (projet alors sérieusement envisagé par lui) parvient à atterrir à Versailles devant toute la cour, il ne devra pas manquer de demander un privilège exclusif pour sa pompe à feu, capable d’élever de l’eau à 3 ou 400 pieds s’il le faut. Ceci montre une fois de plus l’importance considérable attribuée, dans l’esprit des frères Montgolfier, à cette pompe, par rapport à l’aérostation et ce doit d’autant plus être souligné que si .Joseph, le flegmatique physicien de ses frères, fut souvent chimérique, Étienne et l’abbé étaient des esprits rassis et peu enclins à s’illusionner sur les possibilités d’une découverte nouvelle.
Au début de 1784, Joseph parle à Étienne de ses expériences [14] et exprime le désir de la présence de son frère qu’il sait plus apte que lui-même à faire aboutit, une affaire, mais c’est surtout dans une lettre du 17 mai 1784 [15] qu’il se décide à donner quelques chiffres qui font la fortune de l’historien.
Citons le passage :
« La combustion de la sixième partie d’un grain de cire a absorbé environ la sixième partie de l’air contenu dans un vaisseau de verre de la contenance d’environ 14 pouces cube mais elle n’a pas fourni de pulsation sensible. La combustion de 12 grains de papier dans un vaisseau de terre de la contenance d’environ 200 pouces cube a produit une pulsation de 1 livre pesant d’eau à plus de deux pieds de hauteur. Celle de 1 gros de papier dans un vaisseau de fer blanc de la contenance d’environ 1200 pouces cube a produit une pulsation de 12 livres d’eau à plus de 6 pieds de hauteur. Enfin celle de 2 onces de papier dans un vase de fer blanc de la contenance d’environ 4 pieds cube a produit une pulsation d’environ 120 livres d’eau à une hauteur de près de 8 pieds mais cette dernière expérience n’a [pas] produit tout son effet parce que le vase perdait beaucoup ».
Cette lettre donne des chiffres extrêmement precis sur le résultat des expériences réalisées. Nous ne nous attarderons pas à les traduire, chacun pouvant facilement le faire [16] et s’apercevoir ainsi que ceux du mémoire sont un peu optimistes, si tant est que Joseph n’ait procédé à aucune autre expérience, chose vraisemblable, car c’est sous le même pli qu’il envoie à Étienne, alors sur le point de quitter Paris le fameux « paquet » destiné il l’Académie royale des Sciences.
Passé cette date, l’affaire tombe en léthargie. Rentré à Vidalon, Étienne se préoccupe surtout de rétablir les affaires de la papeterie, alors en assez mauvais point. quant à Joseph, de nouveaux problèmes viennent occupe ; son esprit. En 1806, il semble avoir tout à fait perdu de vue sa machine à feu et bien que familier alors de la nouvelle Académie (il avait déjà été proposé pour en être membre à la séance du 1er décembre 1806 et fut élu à celle du 16 février 1807), la publication du mémoire de Niepce ne provoqua aucune manifestation de sa part [17]. Il faut voir là un effet de la magnifique indifférence du flegmatique physicien à l’égard des innombrables idées qu’il sema et dont d’autres profitèrent. D’un autre côté, son petit-neveu et héritier spirituel, l’illustre Marc Seguin, semble n’avoir recueilli de sa bouche que de vagues indications sur le sujet, si nous croyons ce qu’il en écrit : « J’avoue ne pas avoir compris tous les détail, d’exécution. Elle [la machine] consistait essentiellement en un tube recourbé contenant une colonne d’eau. Cette colonne oscillant sous la pression d’une masse d’air chauffée par un fourneau (?) qui se trouvait en communication avec la partie vide de la colonne et avec l’air ambiant se déversait en partie dans un réservoir supérieur et revenait ensuite comprimer l’air du foyer, faire évacuer l’air vicié, produire une nouvelle aspiration d’air et, sous la pression de celui-ci, recommencer le mouvement décrit [18] », etc.
Il semblerait résulter de ce texte un peu vague que Joseph de Montgolfier aurait eu l’idée de la compression préalable — clé de l’invention du moteur à explosion — et l’aurait mise en œuvre d’une manière analogue à ce qui a été fait, à l’époque contemporaine, dans la pompe Humphrey. Ceci augmenterait encore singulièrement la portée de ses conceptions, mais nous avouons que le texte n’est pas assez concluant et, imitant la réserve de Marc Seguin, nous laisserons le lecteur juge.
Il n’en reste pas moins que, dans l’instant même où ils réalisaient l’aérostat, ses inventeurs — croyant d’ailleurs explorer un tout autre domaine — découvraient le principe et le schéma du moteur qui, bien des années plus tard, devait permettre à d’autres hommes de parachever la conquête de l’air en donnant la direction au ballon et l’essor à l’avion. Si imparfaite que puisse nous paraître aujourd’hui la première ébauche, cet extraordinaire rapprochement vaut d’être noté.
En conclusion de notre dernier article sur J. de Montgolfier [19] nous avions admis qu’ayant conçu le schéma du moteur à combustion interne et après en avoir, fort loin pour l’époque, poussé la réalisation, l’inventeur, distrait par d’autres recherches et indifférent au sort de ses idées, aurait abandonné la voie si féconde qu’il avait eu le bonheur d’ouvrir. Tout récemment, nous avons retrouvé des documents de nature à modifier considérablement ces conclusions, car ils prouvent que, si les « distractions » ne manquèrent pas à Montgolfier, dont le génie s’essaya en de multiples domaines, il ne perdit jamais de vue sa « pompe à feu » et en poursuivit la réalisation et le perfectionnement avec persévérance, en dépit de bien des traverses.
Après la période de succès et de gloire, éclatante mais combien brève, que lui apporta, ainsi qu’à ses frères, l’invention des aérostats, une ère de revers s’était ouverte pour lui. Il entre dans nos intentions de parler un jour en détail de tout cela ; il nous suffira de mentionner ici que, la papeterie de Voiron et quelques autres entreeprises ayant été liquidées dam des conditions désastreuses, l’inventeur vint s’installer à Paris où il devait demeurer jusqu’à sa mort, d’abord 25, rue Mouffetard [20], puis 18, rue des Juifs [21], et enfin au Conservatoire des Arts et Métiers dont il devait être nommé administrateur en 1800.
De Thérèse Filhol, qu’il avait épousée en 1771, il eut cinq enfants ; deux seulement vécurent, et parmi ceux-ci un fils Pierre-François, né en 1775, qui devait être pour lui un fidèle collaborateur.
Enfin le peu de succès de ses affaires précédentes ne l’empêcha point d’en entreprendre à nouveau et il s’associa avec deux industriels et chimistes fort distingués :
Clément et Desormes, comme il résulte de la pièce suivante extraite du registre des délibérations du Conseil d’État en date du 30 octobre 1806 [22] :
« Napoléon, Empereur des Français et Roi d’Italie, « Sur le rapport de notre Ministre de l’Intérieur, notre « Conseil d’État entendu, nous avons décrété et décrétons « ce qui suit :
ARTICLE PREMIER.
« Il est fait concession pour cinquante années aux Sieurs « Montgolfier, Desormes et Clément du droit d’exploiter, pour la fabrication du sulfate de fer et d’alumine, les terres noires vitrioliques existantes sur le territoire des Esserlés « et de la Baiôte (commune d’Arcy département de l’Oise) « dans une étendue de surface de 17 km2 1/2, comme aussi il leur est permis de traite ; ces substances dans l’usine qu’ils ont construite à Verberie sur les bords de l’Oise.
ART. 2.
« Cette concession est limitée, conformément au plan, « ainsi qu’il suit : savoir au sud à partir du clocher d’Arcy « par une suite de lignes droites se dirigeant sur les clochers « de Moyviller, Rémy et la ferme de Bauquy et de ce point « par une autre ligne dirigée sur le clocher d’Arcy, point de « départ. »
etc ….
Pour ce qui est, tout au moins, de la recherche invenntive.,Montgolfier avait trouvé des associés dignes de lui et l’usine de Verberie fut un véritable laboratoire de recherche scientifique ainsi qu’une pépinière de procédés et d’appareils nouveaux [23].
C’est au témoignage de ces éminents collaborateurs, ainsi qu’à la piété filiale de Pierre-François, que nous devons de ne point ignorer ce qu’il advint du moteur à combustion conçu en 1783. Le 2 janvier 1816, six ans après la mort de J. de Montgolfier, l’Académie des Sciences acceptait le dépôt d’un pli cacheté enregistré sous le n°35 et portant la suscription suivante : « Perfectionnement des machines à feu agissant par l’air dilaté, par MM. Desormes et Clément, paquet déposé à l’Institut de France le 2 janvier 1816 pour n’être ouvert que sur la demande de l’un de nous — pour Desormes absent et pour moi : Clément ».
Les déposants furent sans doute, eux aussi, distraits par d’autres soucis ,car ils ne demandèrent jamais l’ouverture et le pli, après cent années, devint, en conformité du règlement, la propriété de l’Académie des Sciences. Celle-ci a estimé que l’intérêt de l’histoire des sciences commandait de briser les sceaux de ce document, ce qui fut fait au cours de la séance du 11 mai 1936.
C’est ainsi qu’il nous a été possible d’en prendre connaissance et Messieurs les Secrétaires Perpétuels ont bien voulu nous autoriser à le publier, ce pourquoi nous tenons à leur exprimer ici toute notre respectueuse gratitude.
Le texte est de la main de Clément et nous en citons ci-après un extrait :
« On a soupçonné depuis longtemps que l’emploi de l’air « atmosphérique comme agent matériel de la force motrice que le feu peut donner, serait plus avantageux que celui de la vapeur d’eau … Montgolfier avait étudié cette question et l’avait vue bien. profondément selon son habitude, à l’aide d’une méthode qu’on n’avait point employée avant lui, il avait estimé le maximum de force motrice que peut donner une certaine quantité de charbon appliquée à produire de la vapeur d’eau et il avait comparé cet effet théorique à l’un des effets réels de l’air dilaté par la combustion d’une même quantité de charbon, le mouvement d’un boulet de canon de 24 dont la vitesse est connue et dont par conséquent, on peut apprécier la force motrice. Cette force n’est qu’une fraction de celle développée par l’explosion de la poudre et cependant elle est bien plus considérable que toute celle que la théorie promet dans l’emploi ordinaire de la vapeur d’eau … Montgolfier frappé de ces avantages et se les confirmant de plusieurs autres manières se livra avec sa persévérance, son opiniâtreté ordinaires à la recherche d’une machine propre à réaliser ses espérances si bien fondées, si certaines à ses yeux.
« Il eut bientôt trouvé diverses machines et les exécuta successivement … ; il ne se hâtait pas de les faire connaître parce qu’elles ne lui semblaient point assez parfaites et il ne se hâtait pas de les finir parce qu’il était toujours distrait soit par le soin de ses affaires de commerce, soit par d’autres découvertes comme les aérostats et le bélier hydraulique auxquelles il donnait la préférence sans pour cela les croire plus importantes, [24] mais plutôt poussé par la contradiction que ces deux découvertes rencontrèrent.
« Enfin après avoir quitté le négoce et terminé le bélier hydraulique il voulut reprendre ses anciennes idées … ;’ déjà nous avions une machine en activité lorsque notre ami fut frappé de la maladie qui nous l’a enlevé [25].
« Nous avons dû regarder son fils comme son successeur naturel et respecter ses droits à l’héritage des anciens travaux de son père qui ne lui avaient pas peu coûté ; c’est à lui qu’il appartient de les publier ….
« Nous sommes instruits qu’il s’occupe à Londres de l’exécution des machines imaginées par son père … »
Interrompons ici la citation, car notre curiosité n’a pas de raisons pour s’imposer la réserve de Clément et Desormes. Si nous suivons Pierre-François de l’autre côté de la Manche, nous apprenons qu’il déposa, à la date du 13 septembre 1816, en son nom et en celui de son ami et collaborateur Dayme (ou d’ Ayme) un brevet décrivant la fameuse machine à feu sous le titre : « Machinerie pour obtenir et utiliser de la puissance motrice » [26].
Le texte du brevet comporte 11 pages que nous nous dispenserons de citer, nous contentant de reproduire ci-joint la figure qui les accompagne. En bref la machine agit par la dilatation de l’air injecté dans le foyer à charbon A. Elle est alternative et les pulsations sont produites par l’oscillation de la colonne d’eau dont une partie est, à chaque coup, refoulée dans le réservoir supérieur L. Nous glisserons enfin sur les divers dispositifs - au demeurant fort ingénieux - prévus pour alimenter en charbon le foyer, extraire les cendres et limiter l’aspiration de la « cylindrée » d’air neuf.
Cette machine, qui, nous le savons par le texte de Clément et Desormes, fut bien effectivement construite, ne manque pas d’intérêt historique, surtout en ce qu’elle continue le schéma décrit dans le pli cacheté de 1783. Cependant elle souffre de l’infirmité commune à tous les engins utilisant l’air dilaté par un foyer : un énorme encombrement (par rapport à la puissance obtenue) qui, économiquement, fait disparaître l’avantage du bon rendement. En fait si, au cours du XIXe siècle, des machines suivant le même principe (celles de Stirling et de Bénier, entre autres) furent construites et exploitées, ce ne furent jamais de gros engins et leur domaine resta étroitement limité. Au reste Montgolfier était le premier à s’être aperçu de cet inconvénient car, si nous reprenons le texte de Clément et Desormes, nous y lisons que, malgré l’intérêt de ces machines elles étaient encore :
« … imparfaites au gré même de Montgolfier qui en était toujours mécontent et qui jusqu’à son dernier moment espéra y ajouter ce qui leur manquait à ses yeux, une plus grande ressemblance avec les armes à feu, la promptitude de l’action, cette condition était pour lui la première de toutes, celle qui pouvait donner à la combustion tout son effet.
« Cette rapide combustion qu’il souhaitait tant produire par l’air atmosphérique et un combustible commun, comme elle a lieu dans la détonation de la poudre à canon, avait été tentée plusieurs fois, notamment en dernier lieu par Mrs Nieps (sic) frères dans une machine appelée Pyréolophore …
« le combustible qu’elle employait (Le Lycopodium) est d’une rareté et un prix qui n’en permettent pas l’usage.
…………………….
« Ce fut cependant pour Montgolfier et pour nous une occasion de redoubler de désir de trouver enfin une combustion rapide sans augmenter beaucoup le prix du combustible, nous n’enviions rien au Pyréolophore que ce qu’il avait de commun avec les armes à feu, la rapide combustion. »
Ces phrases ont l’avantage de nous préciser exacte. ment la position des idées de Montgolfier par rapport à l’invention des frères Niepce, car elles mettent en pratique très honnêtement la devise : « cuique sum » Admirons, par ailleurs, la modestie des rédacteurs, eux : mêmes savants et inventeurs fort distingués, lorsqu’ils poursuivent :
« Ce n’a été qu’après sa mort que nous parvînmes à ce but si désiré, mais c’est à son génie que nous devons ce succès. Montgolfier qui avait réfléchi sur tant d’objets divers et qui les avait vus avec un esprit si éclairé, si original, si inventif s’était occupé de la pulvérisation, opération mécanique d’un besoin extrêmement fréquent. il avait imaginé un appareil à pulvériser qu’il n’avait jamais eu occasion d’exécuter et dont il n’avait pas prévu l’étonnant succès. Peu de temps après sa mort on exécuta cet appareil pour la préparation des matières propres à la fabrication de la poudre à canon. On a pu reconnaître la finesse extrême de la poussière de charbon que produit cet appareil, finesse que l’on peut porter aussi loin que l’on veut, en modérant le courant d’air, qui emporte la poussière à mesure de sa production … il devenait très avantageux d’employer ce combustible à cet état de division si grande qu’il peut rester suffisamment de temps suspendu dans l’air et constituer ainsi un gaz inflammable analogue à la poudre à canon … Ainsi nous disons : à la machine à feu de Montgolfier qu’il nommait Pyro-belier à feu nu intérieur ajoutez l’employ du charbon réduit en poussière volatile et suspendue dans l’air et vous aurez le moteur le plus économique possible. »
Craignant encore qu’on puisse les accuser de vouloir usurper la gloire de leur ami, les auteurs de ce texte insistent à nouveau sur l’hommage qu’ils tiennent il lui rendre :
« Nous ne présentons pas cette addition aux travaux de Montgolfier comme une chose qui nous soit propre. il nous en avait laissé tous les éléments ; nous devions tirer cette conclusion ou nous n’aurions pas été dignes de son amitié et de sa confiance. »
De tout cela que conclure ? Tout d’abord que Montgolfier avait bien saisi l’aspect économique du problème, c’est-à-dire la nécessité absolue d’augmenter la rapidité de l’action, donc la puissance massique de la machine, d’une part et de réduire le prix du combustible, d’autre part. S’il chercha à employer le charbon, c’est que les possibilités du pétrole n’apparaissaient point à son époque. Le gaz de houille (récemment découvert par Philippe Lebon) et dont il avait aussi envisagé l’emploi était encore trop coûteux. Diesel, lui-même, qui devait faire aboutir définitivement la question, la reprit d’abord où l’avait laissée son prédécesseur et tenta de se servir du charbon en poudre. Notons d’ailleurs que les recherches de Montgolfier dans cet ordre d’idées furent loin d’être stériles, puisqu’il découvrit, en somme, le brûleur a charbon pulvérisé, tel que nous l’employons de nos jours [27].
D’un autre côté, nous savons maintenant avec précision ce qu’était le Pyrobélier et avons peine à comprendre le détachement avec lequel Marc Seguin en parle. Pierre-François, qui devait quelques années plus tard s’associer avec l’inventeur de la chaudière tubulaire, dut abondamment entretenir celui-ci de l’invention de son père.
On conçoit cependant que Seguin, fort engagé alors clans l’étude et le perfectionnement des engins à vapeur, ait été peu tenté par des recherches dans une voie qui s’écartait considérablement de la sienne.
Quant à Pierre-François nous ne saurions mieux faire juger de son aptitude à faire aboutir une affaire qu’en citant ces paroles de sa cousine germaine, Mme de Canson, fille d’Étienne de Montgolfier …
« … Quel homme en est exempt (d’orgueil). Je n’en connais point, mon père excepté. Peut-être aussi notre humble cousin Joseph [28]. Mais encore n’y en aurait-il pas quelques grains dans cc silencieux et malin sourire avec lequel il écoute quelquefois les sottises qu’on lui débite ? Mais quand on est aussi inoffensif que lui, créé et mis au monde pour être victime de ceux qui l’ont exploité, il est bien permis de sourire à leurs dépens par forme de consolation. C’est plus sage que de s’en tourmenter.
« Le pauvre cher homme ne sait jamais à quelle heure il faut partir pour arriver. Il faut le faire penser à tout et encore n’est-il pas sûr qu’il s’en souvienne. Bien averti de l’heure « où nous dînons, le dernier dimanche qu’il passa à Vidalon, il nous fit attendre à la Lombardière où j’étais sur des épines, non pour moi, mais pour les autres convives. Et encore a-t-il fallu que je lui susse gré de ce retard. Le cher homme avait « été voir un vieux cousin Filhol et s’était oublié avec lui. Ce n’était ni le plus riche ni le plus en vue de tous les cousins qu’il aurait pu voir à Annonay mais un neveu de sa mère, honorable épicier ayant laissé son commerce à son fils [29] »…
Il ressort de ce texte, jusqu’à l’évidence, que Pierre-François fut le vivant reflet de son père. Sans avoir le génie de celui-ci il en avait hérité un grand sens de la mécanique (Seguin trouva en lui un précieux collaborateur) en même temps que la bonté d’âme et l’indifférence aux contingences de la vie.
Quoi qu’il en soit, le moteur à combustion semble bien cette fois retomber dans l’oubli, car de leur côté Clément et Desormes n’avaient eu que le souci de rendre hommage à la mémoire de leur ami et maître, laissant à l’héritier naturel le soin de poursuivre la mise en œuvre de l’invention. Comme il arrive souvent, d’autres durent, plus tard, imaginer à nouveau, pour satisfaire aux exigences d’une industrie évoluée, ce que le génie d’un précurseur avait conçu trop tôt dans un monde trop jeune.
Enfin nous ne saurions terminer sans signaler que, subissant un sort commun à bien d’autres inventeurs, J. de Montgolfier, s’il gagna l’estime des plus. grands esprits de son temps, ne vit guère la fortune lui sourire, pas plus à propos de sa machine à feu que de ses autres inventions. Le document ci-après en fait foi :
Sire,
« Une des pertes des plus sensibles que l’on ait faite depuis quelque temps dans les Sciences et dans les Arts est celle de Joseph Montgolfier, membre de la Légion d’honneur et de l’Institut de France. La découverte des aérostats, l’invention du bélier hydraulique porteront son nom à la postérité.
« Ce n’est pas sans regret que j’ai appris que cet homme célèbre était mort à peu près sans fortune, qu’il ne subsistait que des émoluments de quelques places qu’il avait « obtenues du Gouvernement. ……………………… « C’est dans cet espoir que j’ai l’honneur de présenter à votre Majesté le projet de décret ci-joint et de la prier d’accorder à Mme Montgolfier une pension de 1200 francs.
« Signé : Montalivet [30]. »
Charles Cabanes