La Science française vient encore de perdre un de ses plus dignes représentants en la personne d’un maître illustre, Edmond Frémy, qui s’est éteint à l’âge de quatre-vingts ans, dans son appartement du Muséum d’histoire naturelle, après une longue maladie. La carrière de ce savant est une des plus longues, des plus belles et des mieux remplies que l’on puisse trouver parmi celles des hommes qui ont honoré leur pays.
Edmond Frémy était né à Versailles, le 28 février 1814 ; les sciences avaient toujours été en honneur dans sa famille, et il fut élevé avec une touchante sollicitude par son père qui était un homme de beaucoup de mérite, professeur de chimie
à l’École de Saint-Cyr. Après avoir terminé ses études, Edmond Frémy devint préparateur des cours de Gay-Lussac, à l’École polytechnique, dont à cette époque Pelouze était répétiteur. Il ne tarda pas à se faire remarquer par son ardeur au travail, par les qualités de son intelligence et par sa rare habileté expérimentale ; il suppléa plus tard, à l’École polytechnique, ainsi qu’au Collège de France, Pelouze qui était devenu professeur à ces deux établissements.
Le jeune professeur ne s’en tint pas là ; il remplaça pendant quelque temps Gay-Lussac au Muséum d’histoire naturelle et succéda enfin à ses deux maitres en 1843 et en 1850. Avant d’occuper les deux chaires de chimie de l’École polytechnique et du Muséum, Frémy avait fait des cours aux Écoles centrale et du commerce. La parole du maître était claire, son élocution facile ; il avait cependant gardé la forme du discours un peu pompeuse qui était en honneur au commencement du siècle.
Frémy, malgré ces tâches déjà multiples du professorat, se livrait à de nombreuses recherches dans son laboratoire. Ses travaux étaient généralement couronnés de succès, et des découvertes importantes que nous allons énumérer un peu plus loin, ne tardèrent pas à le placer au rang des chimistes les plus distingués de notre époque. En 1857, il fut nommé membre de l’Académie des sciences en remplacement du baron Thénard.
En 1879, Frémy succéda à Chevreul dans la direction du Muséum ; c’est pendant qu’il était à la tête de cet établissement, que fut inaugurée la grande Galerie, ct que l’on ouvrit les grands laboratoires de la rue de Buffon.
Décoré de la Légion d’honneur en 1844, l’éminent savant a été promu officier en 1862, et commandeur en 1878.
Le chimiste dont nous résumons la belle existence, laisse après lui une riche moisson de travaux et d’applications nouvelles. Ses premiers Mémoires datent de 1855 ; ils s’adressent aux métaux précieux, à l’or, à l’argent, aux métaux rares et peu connus de la famille du platine. Ses recherches sur l’ozone (en collaboration avec Becquerel), sur les bases ammoniacales du cobalt, sur les fluorures, sur les synthèses des minéraux cristallisés, ont successivement attiré l’attention, et ont parfois contribué aux progrès des arts industriels.
On doit à Frémy des travaux importants en chimie organique. Il apporta des faits nouveaux à l’histoire ou à la production des acides gras, de la saponification ; il étudia les baumes, les résines, les gommes, les matières pectiques, et sut éclairer d’une vive lumière tous les sujets dont il abordait l’étude.
Appartenant au Muséum d’histoire naturelle, Frémy s’est particulièrement attaché à l’étude des principes immédiats contenus dans les végétaux ; contrairement à l’opinion de Payen, il montra que le genre cellulose comprend plusieurs espèces différentes ; il caractérisa la vasculite, origine des matières ulmiques. Il a également porté ses investigations sur les produits dérivés des animaux ; on lui doit un travail étendu sur la composition des os.
Le savant dont nous analysons les travaux, ne se borna pas à l’étude de la science pure ; il se trouva associé à de grandes exploitations. Administrateur des usines de Saint-Gobain, il sut apporter des améliorations aux fabrications de la soude, de l’acide sulfurique, du verre et des produits qui sont la base de l’industrie moderne. Il se livra encore à de nombreuses recherches sur les aciers, la fonte, le métal des canons ; il découvrit un alliage de fer et d’acier d’une ténacité remarquable. A la fin de sa vie, le célèbre chimiste publiait, avec un de ses élèves, M. Verneuil, les résultats de ses travaux sur la production artificielle du rubis ; il avait exposé dans une salle de son appartement du Muséum, les nombreux échantillons de cristaux de rubis qu’il avait obtenus par synthèse [1]. Ce fut son dernier travail.
Nous venons de voir qu’Edmond Frémy a rendu les plus grands services à la chimie appliquée : mais on ne doit pas oublier que pendant sa longue carrière il a joué aussi un rôle important dans l’enseignement expérimental.
Dès son entrée au Muséum, il avait ouvert libéralement son laboratoire à tous les jeunes chimistes qui se présentaient à lui. Plusieurs de nos célébrités scientifiques comptent parmi ses élèves. Cloëz, qui mourut il y a quelques années examinateur à l’École polytechnique, avait été élève de Frémy. Notre collaborateur et maître, M. Dehérain, membre de l’Académie des sciences, est entré au laboratoire de M. Frémy en 1850 ; il y est resté plusieurs années. Plus tard, l’enseignement expérimental de la chimie fut très développé quand Frémy put lui ouvrir les vastes laboratoires de la rue de Buffon. M. Moissan, membre de l’Académie des sciences, débuta dans les nouveaux laboratoires avant de devenir l’élève de M. Dehérain ; MM. Etard, Verneuil, Ogier ont manipulé rue de Buffon sous la direction immédiate de M. Terreil qui a été assistant de M. Frémy pendant quarante ans.
Les publications du maître ont été fort nombreuses et de la plus grande utilité. Le Traité de chimie en six gros volumes de Pelouze et Frémy, est resté longtemps l’ouvrage fondamental de l’enseignement classique. En 1881, Frémy a commencé la publication d’une vaste encyclopédie chimique qui a été faite sous Sa direction avec la collaboration de nos savants les plus compétents, et qui se termine en ce moment.
Frémy a publié plus de cent Mémoires dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences et dans les Annales de chimie ; nous citerons en outre parmi ses ouvrages : ses Conférences sur l’oxygène et l’ozone, le Métal à canon, et son dernier livre fort bien édité : la Synthèse du rubis.
Quand Edmond Frémy, arrivé déjà à un âge avancé, devint incapable de continuer ses fonctions de directeur du Muséum, il fut mis à la retraite. Il en éprouva un chagrin extrême, d’autant plus que l’Administration, assurément mal inspirée, supprima sa chaire et ferma son laboratoire. A partir de cette époque, M. Frémy, qui avait été jusque-là très accueillant, enjoué, brillant causeur, devint morne et silencieux. Il vécut dans la solitude jusqu’à sa mort.
L’œuvre qu’il laisse après lui, ne périra pas. C’était un homme de bien, qui a semé, pendant sa longue existence, les découvertes utiles et les travaux féconds : sa mémoire est digne de notre reconnaissance.
Gaston Tissandier
Voir pour complément l’article de Georges Kersaint : L’École de chimie de Frémy extrait de la Revue d’histoire de la pharmacie