Antoine d’Abbadie (1810-1897)

la Revue Générale des Sciences Pures et appliquées — 15 Avril 1897
Vendredi 18 mars 2011 — Dernier ajout vendredi 10 octobre 2014

Antoine d’Abbadie, dont nous avons récemment annoncé la mort, était né à Dublin en 1810 ; mais, Basque d’origine et Français de nationalité, c’est surtout en France qu’il vécut quand son humeur aventureuse ne l’entraînait pas hors d’Europe. Il est entré à l’Académie des Sciences en 1867, alors que l’Académie, modifiant son règlement, décida de porter de trois à six le nombre des membres de sa Section de Géographie et Navigation. Cette élection récompensait deux sortes de travaux : les uns, relatifs aux méthodes géodésiques, relèvent des sciences astronomiques ; les autres, consacrés à l’exploration de l’Éthiopie, sont du ressort de la Géographie physique et de la Géographie politique. Deux ordres de compétences étant nécessaires pour les juger, nous avons demandé la présente Notice à un géodésien et li. un géographe. (Note de la Direction.)

I - Le géodésien et l’astronome

Peu de voyageurs laisseront le souvenir d’un géographe expérimenté, comme l’a été Antoine d’Abbadie. Son exploration de l’Éthiopie est un modèle de ce que peut fournil’ à la science géographique le savoir et la conscience alliés à la volonté, au courage et à l’abnégation.

D’Abbadie n’avait pas vingt ans quand il conçut le projet de parcourir l’Afrique orientale, où, dit-il, « l’étude des langues, des religions, de la littérature, aussi bien que des constitutions politiques et législatives paraissait devoir offrir des particularités dignes d intérêt, ces régions étant restées isolées de l’état stagnant ou 1 décrépit de l’Orient comme de l’élan progressif de l’Europe ».

Il passa d’abord près de six années a étudier les sciences nécessaires pour voyager avec fruit, et. il était sur le point de partir quand Arago lui demanda d’aller observer les variations de l’aiguille aimantée au Brésil (1836). Ce voyage à peine terminé, il s’embarque pour l’Égypte, où l’attendait son frère Arnauld (1837), et fait d’abord une reconnaissance rapide jusqu’à Gondar ; puis il rentre en France (1839), s’outille d’instruments et repart quelques mois après. Cette fois, le voyage dure dix ans (1839-1849) ; il nous a valu une exploration scientifique des plus complètes de l’Éthiopie.

Ce qui caractérise l’œuvre de d’Abbadie, c’est sa méthode d’observation. Ce savant s’était rendu compte du peu de précision qu’offrent les positions géographiques indépendantes, o est-à-dire celles qui sont obtenues par l’observation directe des astres avec des instruments de campagne et dont les meilleures ne sont exactes qu’à un ou deux kilomètres près. Il a imaginé la géodésie expéditive qui consiste à former un enchaînement de triangles, lesquels sont plus ou moins bien conformés, mais permettent de recouper tous les signaux naturels qu’on découvre des stations improvisées sur les hauteurs où l’on a pu s’arrêter. Cette méthode donne une précision dix fois supérieure à celle des positions indépendantes et elle offre des ressources précieuses de vérification. D’Abbadie a établi ainsi en Éthiopie un réseau qui embrasse 8°32’ de latitude sur 3° de longitude et fournit les positions de 857 points. Ses observations ont été faites avec un petit théodolite, l’instrument à la fois le plus pratique, et le plus précis en voyage, qu’il a même perfectionné en maintenant la lunette parallèle au limbe horizontal ; cette lunette, tournant sur elle-même, peut être pointée, grâce à l’interposition d’un prisme, en avant de l’objectif, sur tout objet en azimut et en hauteur ; il a constitué ainsi un appareil nouveau, auquel il a donné le nom d’Aba.

L’ouvrage de d’Abbadie, intitulé Géodesie de l’Éthiopie, devrait être le guide de tous nos voyageurs. Ceux-ci y trouveront, non seulement l’exposé des méthodes d’observation et de calcul, mais les conseils les plus autorisés sur la pratique des explorations. C’est un précieux service que ce savant a rendu a la science géographique que d’avoir frayé la voie à suivre par les explorateurs vraiment soucieux de rapporter des documents capables de contribuer efficacement au développement de nos connaissances sur les régions qu’ils parcourent.

Esprit très original, très chercheur, d’Abbadie ne s’était pas cantonné dans la géodésie expéditive. Il fut également astronome à ses heures. Il alla observer une éclipse de soleil en Norvège (1851), une autre en Espagne (1860) ; il fut aussi le chef d’une des Missions de l’Académie des Sciences, chargée d observer aux Antilles le passage de Vénus sur le Soleil (1882).

Son château d’Abbadia, près d’Hendaye, dont il a fait don à I’Académie et où il passait six mois de chaque année renferme un véritable observatoire pour les recherches astronomiques et physiques qu’il poursuivait ; c’est là qu’il étudiait, en particulier, depuis longtemps les variations périodiques de la déviation de la verticale.

Sa passion pour toutes les choses intéressant la Géodésie de voyage nous a valu l’introduction en France d’une nouvelle méthode pour la mesure rapide des bases géodésiques : la méthode Jäderin, qui paraît appelée à. rendre les plus grands services dans les opérations de campagne.

Rappelons, en terminant, que d’Abbadie a fait de nombreuses et savantes publications sur la Météorologie la Linguistique et l’Ethnographie des contrées qu’il a explorées ; ces mémoires forment un ensemble qui met en relief la variété de ses connaissances profondes.

Colonel Bassot, de l’Académie des Sciences.

II. - L’explorateur de l’Éthiopie

Antoine d’Abbadie partit pour l’Éthiopie en 1837, à l’âge de vingt-sept ans. Depuis sa sortie du collège, il projetait une exploration en Afrique. Indifférent aux contrées du Soudan occidental, qui lui paraissaient habitées par des barbares, il Jeta son dévolu sur l’Éthiopie pour plusieurs motifs. Il était curieux de l’antique civilisation de ce pays, avec laquelle ses lectures assidues des voyages de l’Écossais Bruce l’avaient déjà familiarisé. Catholique très fervent, « sachant (ce sont ses propres expressions) que le temps avait altéré la foi des chrétiens du Tigré et de l’Amura, il se proposait de travailler à la rétablir », Enfin il espérait découvrir en Éthiopie « la solution du problème des sources du Nil », question qui, à cette époque, primait toutes les autres dans les préoccupations des géographes.

Il arriva à Gondar, le 28 mai 1838, en compagnie d’Arnauld d’Abbadie, son frère. Arnauld et Antoine ont voyagé en Éthiopie en même temps, mais rarement ensemble. Il existait entre leurs caractères des différences très marquées. « Né pour commander, dit Antoine, mon frère prenait son parti rapidement et s’exprimait sur un ton qui n’admettait pas la contradiction … Ma manière était toute différente : au lieu de surmonter hardiment l’obstacle, je trouvais qu’il était plus facile de le tourner. »

Néanmoins, et bien qu’ils aient travaillé sur le même terrain beaucoup plus simultanément qu’en collaboration, leurs noms resteront unis dans l’histoire de l’exploration de l’Afrique.

Son voyage de Massaoua à Gondar avait prouvé à Antoine d’Abbadie qu’il était insuffisamment armé pour procéder à des relevés topographiques précis. Il revint en France pour se pourvoir de bons instruments.

En 1840, il était de retour dans la mer Rouge. Il séjourna longtemps sur la côte orientale d’Afrique, cherchant à pénétrer dans l’intérieur par des routes non frayées, à gagner le Harrar de Berberah, ou le Choa de Tadjoura. Mais toutes les portes se fermant devant lui, il vint à Gondar par la voie ordinaire (juin 1842). Dès lors il commença à travers l’Éthiopie, du nord au sud, de l’est à l’ouest, ses longues courses, dont témoignent les lignes multiples d’itinéraire, qui s’entrecroisent sur sa carte.

Il passa l’année 1843 dans l’Inarya, sur la rive gauche de l’Abaï ou Haut-Nil Bleu.

Il y conquit la faveur d’un chef, qui lui ouvrit l’accès du Kaffa, pays isolé et fermé, où aucun Européen n’avait encore pénétré. Il figura dans une mission chargée par ce chef d’aller lui chercher à Bonga, en Kaffa, sa douzième femme. D’Abbadie partit pour le Sud avec mille hommes d’escorte, porteurs des cadeaux destinés à la fiancée.

De 1843 à 1846, il voyagea entre l’Inarya et Gondar, et fit des séjours prolongés dans le GodJam. Ses courses dans l’Est le conduisirent Jusqu’au rebord oriental du plateau éthiopien.

L’année 1847 fut consacrée à l’exploration de l’Agamé et 1848 à celle du Simen, où il fit l’ascension du Ras Dajan, dont l’altitude atteint 4.600 mètres.

A cette époque, M. Charles d’Abbadie, inquiet d’être depuis longtemps sans nouvelles de ses frères, partit à leur recherche.

Comme, en arrivant à Massaoua, il était muni d’un firman de recommandation très pressant de Méhémet-Ali, pacha d’Égypte, qui, malgré sa défaite diplomatique de 1840-1841, exerçait encore une action prépondérante dans la mer Rouge, l’aga turc se mit avec grand zèle en quête d’information. M. Charles d’Abbadie sut où étaient ses frères et les rejoignit. En sa compagnie, Antoine d’Abbadie quittait définitivement Massaoua et l’Éthiopie le 4 octobre 1848.

Pendant ces voyages, il fut aux prises avec de graves difficultés et entouré de dangers.

Il traversa parfois des districts où la lèpre est si répandue qu’on n’y demande pas, lors des pourparlers matrimoniaux, s’il y a de la lèpre dans la famille, car on n’en doute pas, mais seulement s’il yen a beaucoup. M, d’Abbadie me racontait les angoisses dans lesquelles la crainte d’avoir contracté la lèpre l’avait une fois jeté. Par charité, il avait pris comme secrétaire un lépreux, qui souffrait tellement qu’un jour, par espoir de soulagement, il lui arriva de se couper une phalange d’un doigt. M. d’Abbadie Iui avait fait cadeau d’une de ses chemises, Or, un soir, celui-ci la déposa par mégarde dans la case, sur la pierre où était généralement placée la chemise de nuit de son maitre. A. d’Abbadie, se couchant à tâtons, vu que dans ce pays tout mode d’éclairage fait défaut, prit la chemise et la revêtit, d’autant plus sûr que c’était la sienne qu’elle portait le petit rabat, insigne des lettrés. Mais quelle ne fut pas sa stupeur, quand, au jour, il reconnut qu’il avait dormi dans la chemise du lépreux. Il se voyait déjà atteint de l’horrible maladie et dans l’impossibilité de retourner en Europe. Il s’était heureusement alarmé trop vite : « Je passai une rivière à la nage, disait-il en concluant, j’entrai dans une contrée où la lèpre est presque inconnue, et j’oubliai mes vaines terreurs. »

Il connut encore d’autres soucis. Les guerres civiles, qui vers 1840 sévissaient en Éthiopie, l’obligèrent souvent à des arrêts prolongés, à d’immenses détours. Les populations ne lui étaient pas toujours favorables. Dans le Djimma, il dut rester caché des semaines dans une hutte isolée au milieu des bois, car un explorateur anglais avait tué un notable Djimma et les habitants, par représailles, avaient juré la mort de tout voyageur blanc.

D’Abbadie triompha de toutes ces difficultés et de bien d’autres par la patience, la persévérance et la résolution.

A aucune époque de sa vie, il ne fut un homme pressé. Il réussissait à lasser des gens, pour qui cependant le temps n’a pas de valeur. Il ne redoutait pas les conversations Interminables avec les indigènes, dans lesquelles il est question de tout, de la pluie, de l’herbe qui pousse, du bétail qui engraisse, dans lesquelles on échange des niaiseries pendant des heures avant d’arriver au véritable sujet de discussion, Il est resté plus de dix ans de son existence en Éthiopie, revenant sur ses pas, recoupant ses itinéraires. Il se plaisait à dire : « J’aime les voyages lents. » Il différait donc complètement de nos explorateurs contemporains, qui traversent une contrée à la hâte, bien plus qu’ils ne l’étudient à loisir. La figure graphique de leurs voyages est un trait fin et continu qui coupe en deux le blanc de la carte. Un réseau aux mailles irrégulières mais serrées, couvrant toute la superficie du pays, telle est l’image de ceux de d’Abbadie.

Je me plais à m’imaginer que d’Abbadie, qui s’était fait de la persévérance une règle de conduite, devait parfois se comparer à un personnage dont il connaissait bien l’histoire, puisque c’est un saint vénéré en Éthiopie, saint Yared, qui, lui aussi, réussit par l’effort continu. Yared en sa jeunesse était un mauvais écolier. Un jour qu’il ne savait pas ses psaumes, il fut battu. Il se sauva, maudissant les maîtres et ce qu’ils enseignent. Cependant, s’étant arrêté dans la campagne devant un arbre, son attention fut captivée par le manège singulier d’un insecte. Il le voyait grimper sur le tronc de l’arbre, tomber à terre, puis reprendre son ascension, retomber de nouveau, recommencer, et ainsi de suite plusieurs fois, sans lassitude, tant qu’enfin l’insecte ayant atteint une feuille, évidemment objet de ses désirs, s’arrêta et la mangea.

Ce fut pour Yared un trait de lumière, Il se remit à l’élude avec acharnement, inventa le plain-chant si original des Éthiopiens, ainsi que leur poésie sacrée et fut considéré comme un grand homme de son vivant avant de passer pour un saint après sa mort.

De même d’Abbadie prouva, pal’ sa persévérance, qu’il était inaccessible au découragement ; il savait bien qu’on glisse plusieurs fois de l’arbre avant d’atteindre la haute branche que d’en bas on a avisée et de s’y établir solidement.

Sa façon de voyager fut très originale. Il se départit des habitudes européennes, pour adopter celles de l’Éthiopie. Il prit la profession de mamhir, c’est-à-dire de savant. Il fréquenta les écoles de Gondar, y fit des amis, s’y lia, en particulier, avec ce doux Tawalda madhin, qu’il emmena ensuite en pèlerinage à Jérusalem. Bien loin de railler les coutumes des indigènes, il affecta de s’y conformer, si contraires qu’elles fussent à celles de France. II évitait donc de se promener les mains derrière le dos, car celle attitude est considérée en Éthiopie comme un signe de démence ; il ne buvait pas d’eau, car les personnages de qualité n’en font pas usage ; il marchait pieds nus, car il faut être un rustre ou un lépreux, pour se chausser de sandales.

Si l’on en juge par les résultats, sa méthode n’était pas mauvaise. Toute la partie méridionale de l’Éthiopie était complètement inconnue avant ses explorations, et il contribua à donner des notions bien plus précises sur les régions du Godjam, de Gondar et, du Tigré dans lesquelles il avait eu des prédécesseurs, Sa carte d’Éthiopie, publiée en dix feuilles de 1862 à 1869, est incomparablement supérieure aux travaux analogues de ses devanciers. Il crut même avoir fait une découverte considérable. Il pensa que la rivière Uma constituait le cours supérieur du Nil Blanc. Il défendit cette opinion avec une extrême ténacité. Cette conception était erronée. On sait que Speke a tranché la question de l’origine du Nil Blanc. Quant à l’Uma, on a tout lieu de croire, depuis les explorations de M. Borelli et du comte Teleki, qu’elle se déverse dans le lac Rodolphe.

Il a déterminé huit cents positions, tant par la géodésie expéditive, que par des détails de route et des croquis sur place.

Néanmoins la topographie ne l’occupait pas exclusivement, il s’intéressait à tout dans le pays qu’il visitait, comme en témoigne la variété des études qu’il publia plus tard : La procédure en Éthiopie, Sur les Oromo Ou Galla, Mémoire sur le tonnerre en Éthiopie, etc.

Les questions de philologie avaient pour lui un attrait particulier. Dès son arrivée en Éthiopie, il se mit à l’étude des langues du pays, et il y fit de rapides progrès. Ses connaissances lui permirent de rédiger un dictionnaire amarinna-français. En 1698, Ludolf avait publié un dictionnaire amarinna-latin, et Isenherg, en 1841, un dictionnaire amarrina-anglais. Celui de d’Abbadie est non seulement plus riche, mais encore plus exact, attendu que l’auteur a séparé beaucoup plus rigoureusement que ses prédécesseurs les termes geez ou de la langue liturgique, des mots amarinna ou de la langue vulgaire,

Le goût très vif qu’il avait pour la philologie se manifeste encore dans ses constantes recherches des manuscrits éthiopiens. II réussit à rassembler cette belle collection, dont il a publié le catalogue raisonné, qui comprend plus de deux cents pièces et balance en intérêt les plus réputées des collections publiques.

Toutefois quand on étudie l’œuvre tout entière de d’Abbadie, on sent bien qu’il y manque quelque chose. Il est, en effet, très regrettable qu’il n’ait pas laissé un exposé cohérent et méthodique de ses voyages et de leurs résultats analogue à l’Histoire physique, naturelle et politique de Madagascar que publie M. Grandidier, Ou aux Reisen in Afrika de Junker. Grâce à la collaboration assidue, au travail énorme de M. Radau, qui a contrôlé ses calculs, d’Abbadie a fait paraître en 1873 sa Géodésie d’Éthiopie. Mais tous les autres documents qu’il a rapportés sont dispersés en une quantité de mémoires insérés eux-mêmes dans des recueils très variés.

Quand il sentit l’âge venir, il publia ce singulier volume intitulé : Géographie de l’Éthiopie, ce que j’ai entendu faisant suite à ce que j’ai vu. Mais ce sont des notes sans liaison, c’est la matière d’un ouvrage, non cet ouvrage, qu’on attendit toujours et en vain.

Néanmoins, d’Abbadie laissera un grand nom dans l’histoire de l’exploration de l’Afrique au XIXe siècle. Les études sur l’Éthiopie qui avaient brillamment commencé dans la seconde moitié du XVIe siècle et qui furent interrompues au XVIIe, à la suite de l’expulsion des missionnaires catholiques, reprises par Bruce en 1770, ne furent plus interrompues. Parmi les explorateurs qu’attira ce pays depuis 1830, Salt, Ruppel, Ferret, Galinier, Combes et Tamisier, Lefebvre, Krapf, Beke, de l’aveu même des géographes étrangers, d’Abbadie lient le premier rang.

Son œuvre est durable. Reposant sur des observations exactes, elle a la solidité des vérités mathématiques. Elle résistera aux efforts du temps. comme résiste sur le plateau d’Éthiopie cette civilisation chrétienne, que depuis des siècles ballent en vain les flots de l’Islam.

Henri Dehérain

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