Gardons-nous de confondre avec les bibliomanes ces hommes doués d’esprit et de goût qui n’ont des livres que pour s’instruire, que pour se délasser, et qu’on a décorés du nom de bibliophiles. « Du sublime au ridicule, dit un spirituel amateur de livres, il n’y a qu’un pas, du bibliophile au bibliomane, il n’y a qu’une crise. » Le bibliophile devient souvent bibliomane quand son esprit décroît, ou quand sa fortune augmente, deux graves inconvénients auxquels les plus honnêtes gens sont exposés ; mais le premier est bien plus commun que l’autre. « Le bibliophile, ajoute M. Charles Nodier, sait choisir les livres ; le bibliomane les entasse : le bibliophile joint le livre au livre, après l’avoir soumis à toutes les investigations de ses sens et de son intelligence ; le bibliomane entasse les livres les uns sur les autres, sans les regarder. Le bibliophile apprécie le livre, le bibliomane le pèse ou le mesure ; il ne choisit pas, il achète. L’innocente et délicieuse fièvre du bibliophile est, dans le bibliomane, une maladie aiguë poussée jusqu’au délire. Parvenue à ce degré fatal, elle n’a plus rien d’intelligent, et se confond avec les manies. » S’il m’était permis d’ajouter un dernier trait pour résumer ce judicieux parallèle, je dirais que le bibliophile possède des livres, et que le bibliomane en est possédé.
Parmi toutes les manies de collections, celles des livres m’a paru tout à la fois la plus répandue, la plus séduisante, et la plus lentement ruineuse. Je me bornerai à en citer un exemple. C’est celui d’un collectionneur pur sang, et parfait homme de bien ; homme rare dans son espèce, qui n’aurait pas même soustrait un Elzévir à dix-huit lignes de marge, qui poussait la délicatesse jusqu’à rendre fidèlement les moindres livres qu’on lui prêtait, et à qui il n’est jamais entré dans l’esprit de dépareiller un bon ouvrage, dans l’espoir de l’acheter un jour à vil prix.
M. Boulard, homme de goût et littérateur instruit, avait acquis une grande fortune dans le notarial, qu’il exerça à Paris pendant de longues années et de la manière la plus honorable. Bien différent des notaires de notre époque, M. Boulard n’était pas un homme du monde ; c’était l’homme de son étude, le guide, l’ami de ses clients ; et il ne se décida à quitter sa charge que lorsqu’il put la transmettre à un fils qui héritait de son intelligence, de son zèle et de ses vertus.
Jusqu’alors M. Boulard avait cru devoir faire le sacrifice du goût prononcé qu’il avait pour les livres ; mais dès qu’il se vit maître de sa personne et de son temps, il ne songea plus qu’à se former une collection d’ouvrages rares et curieux.
Le voici donc à l’œuvre, passant une partie du jour chez les libraires, et l’autre chez les bouquinistes, feuilletant, flairant, mesurant et achetant toujours les éditions rares, les bonnes éditions, les seules où se trouve la faute, la bienheureuse faute, étoile polaire des vrais amateurs. Les anciens de la librairie assurent ne l’avoir jamais vu rentrer chez lui sans qu’il rapportât sous le bras plusieurs volumes. Du reste, ses nombreux achats étaient toujours payés comptant ; aussi, au bout de quelques années, était-il considéré dans tout Paris comme la seconde providence des bouquinistes. A ce train, les rayons qui tapissaient son appartement furent bientôt remplis, et il fallut de toute nécessité songer à préparer de la place pour les acquisitions futures. En femme prudente et économe, madame Boulard avait maintes fois conseillé à son mari de se mettre à lire avant de continuer d’acheter ; mais ce conseil, tout au plus bon pour un bibliophile, n’était nullement du goût de notre bibliomane. Les nouveaux volumes, qui depuis quelque temps arrivaient par masses, par toises carrées, furent donc mis eu pile devant la bibliothèque, désormais inabordable, et jusque dans la chambre à coucher, convertie un beau jour en quatre grandes rues, toutes garnies de rayons.
Cependant M. Boulard devenait moins aimable et plus mystérieux, Le matin il commençait ses excursions beaucoup plus tôt qu’à l’ordinaire, à une heure où les libraires n’ont pas encore ouvert, ni les bouquinistes étalé ; il lui arrivait assez souvent de ne pas venir déjeuner ; il ne rentrait plus dîner que fort tard ; un jour même, il ne rentra ni dîner ni coucher. En vain madame Boulard, alarmée, presse son mari de questions sur cette conduite scandaleuse : il s’obstine à garder le silence, ou ne fuit que des réponses évasives. Dès ce moment, on suit tous les pas, on épie toutes les actions de ce mari dérangé, et l’on ne tarde pas à apprendre que depuis quelque temps il passe des journées entières dans une de ses maisons dont il avait successivement congédié tous les locataires ; et qu’il venait de métamorphoser en une vaste bibliothèque. Quant à la nuit que l’époux avait oublié de passer sons le toit conjugal, c’était précisément celle pendant laquelle il rangea trois voitures de livres, dont il n’avait pas osé avouer avoir fait par hasard l’acquisition. On s’explique alors, on pleure de part et d’autre, et l’on finit par signer la paix ; mais à quelle condition ! Notre bibliomane s’est engagé sur sa parole d’honneur, sur sa foi d’ancien notaire, à commencer tout de suite son catalogue, et à ne plus acheter un seul volume sans l’autorisation expresse de madame.
Fidèle à ses promesses, l’honnête, le vénérable M. Boulard se met à l’ouvrage ; il sort encore assez fréquemment, il est vrai, mais ce n’est plus que pour visiter ses anciennes galeries, et jamais pour acheter. Quelques mois après cette courageuse résolution, sa santé commença à décliner ; il perdit peu à peu l’appétit et les forces, il commença à maigrir ; son caractère, autrefois aimable et enjoué, devint tout à fait sombre et mélancolique ; enfin, miné par une fièvre nerveuse, il fut réduit à ne plus pouvoir quittr le lit. Alors seulement le médecin qui lui donnait des soins soupçonna que cette fièvre consomptive pourrait bien provenir d’une espèce de nostalgie, de l’ennui qu’éprouvait le malade de ne plus acheter de livres ; et, de concert avec madame Boulard, il s’avisa du stratagème suivant : un brocanteur vient étaler dans la rue quelques centaines de volumes devant la fenêtre du bibliomane ; puis, à un signal convenu, il se met à vendre ses livres à la criée, attirant les passants par les éclats de sa voix forte et sonore. « Qu’y a-t-il là ? » demande M. Boulard à sa femme. « Rien, mon ami, c’est un revendeur qui cherche à se défaire de quelques vieux livres. » Ici un profond soupir s’échappe de la poitrine du malade : « Si je pouvais au moins aller les voir ! il me semble que le grand air me ferait du bien. - Si tu veux t’habiller et prendre mon bras, nous essaierons de descendre, et, ma foi ! pour aujourd’hui, je te permets d’acheter les volumes qui te conviendront. » Ces derniers mots sont à peine prononcés, que le malade saute à bas du lit ; en un instant il est habillé, et, malgré son état de faiblesse, il descend assez facilement l’escalier. Arrivé auprès du bouquiniste, il quitte le bras de sa femme, et la force à remonter chez elle. Alors, l’œil humide de joie, un genou en terre, il parcourt avec rapidité tous les ouvrages, il les ouvre, les referme, les ouvre encore, pour les palper plus longtemps. La plupart sont bons, quelques-uns même sont assez rares ; lesquels doit-il acheter ? Dans rembarras du choix, il les achète tous. Le lendemain matin, notre bibliomane était sensiblement mieux ; il avait passé une nuit excellente ; un air de sérénité brillait sur chacun de ses traits ; la guérison ne se fit pas attendre.
Grâce à de semblables permissions, qu’il fallut renouveler plus d’une fois, M. Boulard parvint à une longue carrière. On le voyait encore, à soixante-quinze ans, cheminer sur les quais, enveloppé d’une immense redingote bleue, ses vastes poches de derrière chargées de deux in-4°, et celles de devant d’une dizaine d’in-18 ou d’in-12 : c’était alors une vraie tour ambulante : mais il trouvait son fardeau agréable, et pour tout l’or du monde il n’eût pas consenti à en être soulagé.
Hélas ! tout finit ici-bas. Le 6 mai 1825, le bon M, Boulard eut le regret de quitter la vie sans pouvoir emporter ses six cent mille volumes [1] ; deux mois après, on les vendait à vil prix. Encore quelques années d’existence, et, malgré son immense-fortune, notre bibliomane serait très probablement mort dans un état voisin de la misère.
Cette observation, qui m’a paru intéressante sous le rapport médical, ne l’est pas moins au point de vue religieux. Au moment de la vente de M. Boulard, on pénétra, non sans difficulté, dans une pièce dont la porte était barricadée, et que l’on trouva remplie des ouvrages les plus immoraux et les plus obscènes. L’homme religieux ne les avait achetés que pour les livrer aux flammes : sa passion dominante lui en fit retarder indéfiniment le trop pénible autodafé.