Hilbert : Problèmes mathématiques

D. Hilbert, La Revue Générale des Sciences Pures et Appliquées — 28 février 1901
Lundi 14 mars 2011 — Dernier ajout samedi 30 mars 2024

D. Hilbert, La Revue Générale des Sciences Pures et Appliquées — 28 février 1901

Quels seront les buts particuliers auxquels tendront les principaux génies mathématiques des générations à venir ? Quelles nouvelles méthodes et quels nouveaux faits restent à découvrir, dans le riche et large champ de la pensée mathématique ?

L’histoire de la Science nous enseigne la continuité de son développement. Nous savons que chaque époque a ses problèmes propres, que l’époque suivante résout ou laisse de côté comme stériles pour les remplacer par d’autres, Si nous voulons nous faire une idée du développement probable du savoir mathématique dans les temps qui vont nous suivre immédiatement, il nous faut passer en revue les questions que se pose la Science présente et dont elle attend la solution de l’avenir,

Il est difficile et souvent impossible de préjuger exactement la valeur d’un problème ; cette valeur se décide, en fin de compte, par le gain qu’il procure à la Science. Nous pouvons cependant nous demander s’il existe des signes généraux capables de nous faire reconnaître les problèmes utiles.

Un tel problème doit tout d’abord être bien défini ; son sens et sa portée doivent être faciles à saisir. Puis, il faut qu’un problème mathématique soit difficile, afin de nous attirer, mais non cornplètement inabordable, pour ne pas déjouer tous nos efforts.

Les mathématiciens des siècles passés avaient l’habitude de s’adonner avec un zèle passionné à la solution de quelques problèmes difficiles. Je rappellerai, à cet égard, le problème posé par Jean Bernoulli, de la ligne de plus courte descente. L’expérience montre, dit Bernoulli en publiant l’énoncé de ce problème, que rien n’excite plus les grands esprits à travailler pour l’augmentation du savoir, que les problèmes difficiles et en même temps utiles qu’on leur. propose ; aussi, espère-t-il mériter la reconnaissance du monde mathématique en posant, à l’exemple d’hommes comme Mersenne, Pascal, Fermat, Viviani, une question aux analystes, pour leur permettre de juger de l’excellence de leurs méthodes et de mesurer leurs forces. C’est à ce problème de Bernoulli et à d’autres semblables que le Calcul des Variations doit son origine.

De même, le problème bien connu de Fermat sur l’équation xn + yn = zn nous offre un exemple frappant de l’action qu’un problème très spécial et, en apparence, peu important peut exercer sur la marche de la Science. C’est le problème de Fermat qui a suggéré à Kummer l’introduction des idéaux et la décomposition des nombres d’un corps issu de la division du cercle en idéaux premiers, proposition qui, étendue à tous les corps algébriques, a pris place au centre même de la Théorie des Nombres moderne et dont la signification s’étend, bien au delà des frontières de la Théorie des Nombres, au domaine de l’Algèbre et de la Théorie des Fonctions.

Pour parler d’un tout autre domaine de recherches, je rappellerai le problème des trois corps. M. H. Poincaré a entrepris de traiter à nouveau. cette difficile question et d’approcher d’avantage de la solution, et c’est à cette circonstance que nous devons les méthodes si fécondes et les principes à si haute portée dont ce savant a enrichi la Mécanique Céleste [1].

Je dirai un mot des conditions qu’il est légitime d’imposer à la solution d’un problème mathématique : parmi ces conditions, j’ai, avant tout, en vue celle qui consiste à répondre à la question par un nombre fini de raisonnements fondés sur un nombre fini d’hypothèses venant de la position même du problème et que l’on doit toujours formuler exactement. Cette exigence de la déduction logique par un nombre fini de conclusions n’est autre que l’exigence de la rigueur dans la démonstration, C’est, d’ailleurs, une erreur de croire que cette rigueur soit l’ennemie de la simplicité, De nombreux exemples nous montrent, au contraire, la méthode rigoureuse comme étant en même temps la plus simple et la plus aisée à saisir. En même temps, le souci de la rigueur ouvre la voie à des méthodes plus susceptibles de développement que les anciennes, C’est ce qui est arrivé pour la théorie des courbes algébriques (par l’application de la Théorie des Fonctions) et surtout pour le Calcul des Variations.

D’autre part, en posant la rigueur de démonstration comme condition d’une solution parfaite, je suis en même temps opposé à cette idée que les notions de l’Analyse, — ou mieux encore celles de l’Arithmétique — soient seules susceptibles d’un traitement entièrement rigoureux. Cette opinion, qui a trouvé parfois les représentants les plus autorisés, je la tiens pour complètement erronée : une interprétation aussi étroite de la nécessité de la rigueur nous conduirait à l’ignorance de toutes les notions issues de la Géométrie, de la Mécanique et de la Physique, à l’interruption de tout apport de nouveaux. matériaux fournis par le monde extérieur, et même, finalement, au rejet des notions du continu et du nombre irrationnel. Mais, quel nerf vital serait enlevé aux Mathématiques si l’on retranchait la Géométrie ou la Physique mathématique ! Je pense, au contraire, que partout où, soit la Géométrie, soit les Théories de la Philosophie naturelle, introduisent des concepts mathématiques, il incombe aux Mathématiques d’élucider les principes qui sont à la base de ces concepts et de faire reposer ces principes sur un système simple et complet d’axiomes, de telle sorte que ni par leur précision, ni par la manière dont ils se prêtent à la déduction, les nouveaux concepts ne le cèdent en rien aux anciennes notions arithmétiques.

J’ajouterai quelques remarques sur les difficultés que peuvent offrir les problèmes mathématiques et la manière dont nous surmontons ces difficultés.

Lorsque la réponse à une question quelconque persiste à nous échapper, la raison en est souvent que nous n’avons point reconnu le point de vue général d’où le problème proposé apparaît comme appartenant à une chaine de problèmes de la même famille et où il suffit de se placer pour simplifier la solution de tous ces problèmes. On peut prendre comme exemple l’introduction des intégrales prises suivant des chemins imaginaires dans la Théorie des intégrales définies par Cauchy, et celle des idéaux dans la Théorie des Nombres, par Kummer.

Un rôle plus important encore est, à mon sens, dévolu, dans la recherche des problèmes, à la spécialisation. Dans la plupart des cas peut-être, où l’on cherche en vain la solution d’une question, cet insuccès provient de ce que des problèmes plus simples et plus faciles que celui qu’on se propose n’ont pas encore été ou ont été imparfaitement éclaircis. On est donc conduit il trouver quels sont ces problèmes plus faciles et il les résoudre par les méthodes les plus parfaites possible et les plus susceptibles de généralisation.

Il arrive, parfois, que l’on cherche la réponse à l’aide d’hypothèses insuffisantes ou dans un sens erroné et que l’on n’arrive pas au but par suite de cette circonstance. Alors se pose la question de prouver l’impossibilité de la solution avec les hypothèses données et dans le sens demandé. C’est ainsi que d’antiques et difficiles problèmes : — démonstration de l’axiome des parallèles ; quadrature du cercle ; résolution par radicaux des équations du 5e degré — ont reçu, quoique dans un sens diffèrent de celui que l’on avait eu en vue primitivement, une solution complètement satisfaisante et rigoureuse.

Ce fait remarquable est une des raisons qui font naître en nous une conviction, partagée certainement par tout mathématicien, mais que personne, jusqu’à présent, du moins, n’a étayée sur une démonstration : je veux parler de la conviction que toute question mathématique précise est susceptible d’être élucidée rigoureusement, soit qu’on arrive à donner la solution de la question posée, soit qu’on arrive à démontrer l’impossibilité de cette solution. Il n’y a pas d’ « ignorabimus » en Mathématiques.

Infinie est la multiplicité des problèmes qui se posent. Que l’on me permette de donner, comme échantillons, un certain nombre de problèmes empruntés aux différentes disciplines des Mathématiques et qui paraissent propres à faire avancer la Science.

1. — Problèmes relatifs aux notions fondamentales

§ 1. - Problème de Cantor sur la puissance du continu,

Deux systèmes, autrement dit deux ensembles de nombres réels ordinaires (ou de points), sont dits, d’après Cantor, équivalents ou de même puissance, lorsqu’on peut établir entre eux une relation telle qu’à chaque nombre du premier ensemble en corresponde un et un seul du second. Les recherches de Cantor sur de tels ensembles de points rendent très vraisemblable une proposition dont cependant la démonstration n’a pu être obtenue. en dépit d’efforts les plus persévérants, et qui s’énonce ainsi :

Tout système de quantités réelles en nombre infini, c’est-à-dire tout ensemble infini de nombres (ou de points), est équivalent soit à l’ensemble des entiers naturels 1, 2, 3.,., soit à l’ensemble de tous les nombres réels et, par conséquent, au continu, c’est-à-dire à l’ensemble formé par les points d’un segment ; au sens de l’équivalence, il n’y a, d’après cela, que deux ensembles de nombres : l’ensemble numérable et le continu.

De cette proposition résulterait encore que le continu est la première puissance après celle des ensembles numérables ; sa démonstration jetterai t donc un pont entre l’ensemble numérable et le continu.

Rappelons encore une autre assertion très remarquable de Cantor, en l’apport étroit avec la proposition précédente et qui fournirait peut-être la clef de la démonstration demandée. Un système de nombres est dit ordonné lorsque, de deux nombres quelconques du système, il est spécifié lequel est l’antérieur et lequel le postérieur, cette spécification étant telle que si a est antérieur à b et b à c, a est aussi forcément antérieur à c. L’ordre naturel des nombres d’un système est celui dans lequel le plus petit est qualifié d’antérieur, le plus grand de postérieur ; mais il existe évidemment une infinité d’autres ordres possibles pour un système quelconque.

Un ordre déterminé quelconque assigné à un système de nombres permet évidemment d’ordonner tout système partiel extrait du premier. Cantor considère alors en particulier les ensembles qu’il appelle bien ordonnés, caractérisés par cette circonstance que non seulement l’ensemble lui-même, mais chacune de ses parties l’enferme un nombre antérieur à tous les autres. Le système des nombres entiers dans leur ordre naturel est manifestement bien ordonné. Par contre, le continu dans son ordre naturel n’est pas bien ordonné : Car, si nous en extrayons un ensemble partiel composé de tous les points d’un segment de droite il l’exception du point initial, cet ensemble partiel n’aura pas de premier élément. La question se pose alors de savoir si l’ensemble de tous les nombres ne se laisserait pas ordonner d’une autre façon, de manière que chaque partie de l’ensemble ait un premier élément, c’est-à-dire si le continu peut être envisagé comme un ensemble bien ordonné, Cantor croit à une réponse affirmative. Il me semble hautement désirable d’obtenir une démonstration directe de cette rue de Cantor, par exemple en indiquant un ordre qui possède la propriété indiquée.

§ 2. - Axiomes de l’Arithmétique.

Lorsqu’on veut approfondir les principes d’une Science, on a à constituer un système d’axiomes représentant exactement et complètement toutes les relations qui existent entre les notions élémentaires de cette Science. Les axiomes ainsi constitués sont en même temps les définitions de ces notions élémentaires, et une proposition quelconque appartenant au domaine de la Science actuellement examinée n’est valable qu’autant qu’elle dérive, par des raisonnements en nombre fini, du système des axiomes. On doit ensuite se demander si quelques-uns de ces axiomes ne se commandent pas mutuellement, ou si ces axiomes ne renferment pas de parties communes qu’il faut laisser de côté si l’on veut obtenir un système d’axiomes indépendants.

Mais, avant toute autre question relative aux axiomes, je voudrais signaler, comme la plus importante, celle qui consiste à montrer que ceux-ci sont compatibles entre eux, c’est-à-dire qu’on ne peut fonder sur eux aucun système de conclusions logiques en nombre fini conduisant à des résultats contradictoires,

En Géométrie, cette preuve se fait par la construction d’un système de nombres, tels qu’aux axiomes géométriques correspondent des relations analogues entre ces nombres et que, par conséquent, toute contradiction entre ceux-là se montrerait également dans celles-ci ; autrement dit, en ramenant la compatibilité des axiomes géométriques à celle des axiomes arithmétiques. Mais, pour ces derniers, la démonstration devra se faire par une voie directe.

Je suis convaincu que l’on doit arriver à cette démonstration en modifiant d’une manière convenable les méthodes usitées dans la théorie des nombres irrationnels.

Les axiomes de l’Arithmétique ne sont au fond autres que les lois connues du calcul, avec addition de l’axiome de continuité. Je les ai énoncés récemment [2], en remplaçant l’axiome de continuité par deux autres plus simples, qui sont l’axiome connu d’Archimède et un axiome (axiome d’intégrité) d’après lequel les nombres forment un système d’objets auquel on ne pourrait rien ajouter en conservant tous les autres axiomes.

La preuve de la compatibilité des axiomes arithmétiques n’est autre que celle de l’existence mathématique du continu. Elle enlèverait tout fondement aux objections qui ont quelquefois été formulées contre l’existence du système des nombres réels. Celui-ci serait alors envisagé, non comme l’ensemble de tontes les fractions décimales (ou l’ensemble de toutes les lois de formation des séries fondamentales), mais comme un ensemble d’objets régis par les axiomes précédemment constitués et entre lesquels sont vraies toutes les propositions, et celles-là seulement qui sont (par des déductions en nombre fini) conséquences de ces axiomes. Je suis persuadé qu’on montrerait de même l’existence (au sens que je viens d’indiquer) des ensembles cantoriens de puissance supérieure. Par contre, pour l’ensemble de toutes les puissances (ou des alephs cantoriens), on peut démontrer qu’on ne saurait constituer un système d’axiomes compatibles (à mon sens), de sorte qu’on ne doit pas, d’après ma définition, considérer cet ensemble comme une idée ayant une existence mathématique.

§ 3. - Étude mathématique des axiomes de la Physique.

Les recherches faites sur les principes de la Géométrie nous conduisent à essayer de traiter sur le même modèle les théories physiques oilles Mathématiques jouent déjà un rôle : celles-ci sont tout d’abord le Calcul des Probabilités et la Mécanique.

En ce qui concerne les axiomes du Calcul des Probabilités, il me parait désirable de joindre à leur étude logique un développement rigoureux et satisfaisant de la méthode des. moyennes en Physique mathématique, spécialement en Théorie cinétique des gaz.

Relativement aux principes de le Mécanique, il a été fait d’importants travaux du côté des physiciens ; j’ai en vue les écrits de MM. Mach, Hertz, Boltzmann, Volkmann. Il serait donc très désirable de voir une tâche analogue entreprise aussi par des mathématiciens. Il serait, par exemple, intéressant d’établir d’une manière rigoureuse les passages à la limite qui, dans le livre de M. Boltzmann, conduisent de la conception atomistique au mouvement des corps continus.

Pour constituer les axiomes de la Physique sur le modèle de ceux de la Géométrie, nous essaierons d’embrasser, par un petit nombre d’axiomes, une classe aussi générale que possible de phénomènes physiques, puis d’arriver aux théories spéciales par adjonctions successives de nouveaux axiomes.

De plus, une tâche revient aux mathématiciens : celle de vérifier exactement, dans chaque cas, si le nouvel axiome ajouté n’est pas en contradiction avec les précédents. Le physicien se voit souvent forcé, par les résultats de ses expériences, de faire, au cours même de la théorie, de nouvelles hypothèses, en se fiant, relativement à leur compatibilité, à ses expériences mêmes et à un certain sens physique : c’est cette marche qui est logiquement inacceptable.

II. — Problèmes empruntés à l’Arithmétique et à l’Algèbre.

Après avoir, dans ce qui précède, envisagé quelques questions relatives aux principes des différentes branches des Mathématiques, nous allons passer à des problèmes plus spéciaux empruntés à ces différentes branches, en commençant par l’Arithmétique et l’Algèbre.

§ 1. — Irrationalité et transcendance de certains nombres.

Les théorèmes arithmétiques de M. Hermite sur la fonction exponentielle et leur continuation par M. Lindemann exciteront l’admiration de toutes les générations de mathématiciens. Mais il serait nécessaire d’aller plus loin dans la voie ainsi frayée. Une classe de problèmes me semble s’offrir tout d’abord. Quand nous reconnaissons qu’une fonction transcendante, parmi celles qui jouent un rôle en analyse, prend des valeurs algébriques pour certains arguments algébriques, ce fait nous apparaît comme très remarquable. Tout en sachant qu’il existe des fonctions transcendantes qui, pour toutes les valeurs algébriques de la variable, prennent des valeurs algébriques et même rationnelles, nous tiendrons cependant pour très probable que la transcendante e2fπz par exemple, qui, pour les valeurs rationnelles de z, prend des valeurs toutes algébriques, est au contraire toujours transcendante lorsque z prend une valeur algébrique, mais irrationnelle. Géométriquement, cette affirmation s’énoncerait ainsi : Si, dans un triangle isocèle, le rapport de l’angle à la base à l’angle au sommet est algébrique, mais irrationnel, le rapport de la base au côté est toujours transcendant. Malgré la simplicité de cet énoncé et sa ressemblance avec ceux de MM. Hermite et Lindemann, je tiens sa démonstration pour très difficile, ainsi que celle du théorème suivant : L’expression αβ, formée avec une base algébrique α et un exposant algébrique irrationnel β (par exemple le nombre $$$ 2^\sqrt{2}$$$ ou $$$ i^{-2i}=e^{\pi}$$$) représente toujours un nombre transcendant. Ces démonstrations conduiraient sans doute à de nouvelles méthodes et à de nouvelles vues sur la nature de certaines transcendantes.

§ 2. — Problèmes sur les nombres premiers.

Dans la théorie de la distribution des nombres premiers, des progrès essentiels ont été faits dans ces derniers temps par MM. Hadamard, de La Vallée Poussin, von Mangoldt et d’autres. Pour la complète résolution des problèmes que pose le mémoire de Riemann « Sur le nombre des nombres premiers inférieurs à une quantité donnée », il faut cependant encore prouver l’exactitude de l’assertion de Riemann : les zéros de la fonction $$$ \zeta(s)$$$ représentée par la série :

$$$ \zeta(s)= 1 + \frac{1}{2^s} + \frac{1}{3^s} + \frac{1}{4^s}+ ...$$$

ont tous pour partie réelle 1/2 (si l’on fait abstraction des zéros entiers négatifs connus). Une fois cette démonstration obtenue, resterait à étudier de plus près la série infinie par laquelle Riemann représente le nombre des nombres premiers inférieurs à x et à décider, en particulier, si la différence entre ce nombre et le logarithme intégral de x n’est, en effet, que de l’ordre 1/2 en x, et également, si les termes dépendant des premiers zéros complexes de $$$ \zeta(s)$$$ déterminent réellement la condensation, par places, qui se manifeste dans les énumérations de nombres premiers.

Nous serons peut-être alors en état d’aborder la solution rigoureuse du problème de Goldbach ; Tout nombre pair est-il la somme de deux nombres premiers ? ou de celui-ci : Existe-t-il une infinité de nombres premiers différant entre eux de deux unités, ou, plus généralement : l’équation ax+by+c=0, où les coefficients a.b,c sont premiers entre eux deux à deux, est-elle toujours soluble en nombres premiers x, y ?

Mais je considère comme non moins intéressant, et d’une portée peut-être plus grande, l’extension des résultats obtenus sur la distribution des nombres premiers ordinaires à la distribution des idéaux premiers dans un corps de nombres quelconque donné k, question qui se ramène à l’élude de la fonction, correspondant au corps considéré,

$$$ \zeta(s)=\Sigma \frac{1}{n(J)^s}$$$

la somme étant étendue à tous les idéaux J du corps k et n(J) représentant la norme de J

§ 3. — Caractères topologiques des courbes et des surfaces algébriques.

Le nombre maximum de traits fermés et séparés dont sc compose une courbe plane algébrique d’ordre n a été déterminé par M. Harnack [3] ; reste à se demander quelle situation respective ces traits peuvent occuper dans le plan. Pour les courbes du 6e ordre, j’ai pu — par une voie assez indirecte — me con vaincre que les 11 traits possibles d’après les résultats de Harnack ne peuvent pas être extérieurs les uns aux autres, mais qu’il doit toujours y en avoir un auquel un seul autre soit intérieur et les neufs restants extérieurs, ou inversement. Une étude approfondie des relations des traits entre eux, dans le cas du nombre maximum, me parait aussi intéressante que la recherche correspondante du nombre, de la forme et de la situation des nappes d’une surface algébrique dans l’espace ; jusqu’ici, on ne sait même pas encore combien une surface du quatrième ordre peut posséder de nappes séparées.

Je joindrai à ce problème purement algébrique une question qui me semble pouvoir s’aborder par la même méthode de variation continue des coefficients et dont la réponse aurait une importance toute pareille, pour la topologie des courbes définies par des équations différentielles : la question du nombre et de la situation des cycles-limites de M. Poincaré pour une équation du premier ordre et du premier degré de la forme :

$$$ \frac{dy}{dx}=\frac{Y}{X}$$$

où X et Y sont des polynômes du nème degré en x et y.

III. — Division de l’espace en polyèdres égaux.

Lorsqu’on cherche les groupes de déplacements dans le plan pour lesquels existe un domaine fondamental, on sait que la réponse est très différente suivant qu’on considère un plan Riemannnien (elliptique), Euclidien ou Lobatschewskien (hyperbolique). Dans le cas elliptique, il y a un nombre fini de sortes de groupes et chacun d’eux comprend un nombre fini de répétitions du domaine fondamental pour remplir le plan tout entier sans lacunes. Sur le plan hyperbolique, il y a un nombre infini de catégories essentiellement différentes de domaines fondamentaux (les polygones bien connus de M. Poincaré) ; pour recouvrir entièrement le plan, il faut un nombre infini de domaines égaux à l’un de ces polygones. Le cas du plan euclidien est intermédiaire : car alors il n’y a qu’un nombre fini de groupes de déplacements (à domaine fondamental) essentiellement distincts ; mais, dans chacun d’eux, le plan ne peut être recouvert tout entier que par une infinité de domaines homologues entre eux.

Les mêmes conclusions sont valables dans l’espace à trois dimensions. La limitation du nombre des groupes de déplacements dans l’espace elliptique est une conséquence immédiate d’un théorème de M. Jordan. Les groupes de l’espèce hyperbolique ont été étudiés dans les Leçons sur les Fonctions automorphes de MM. Fricke et Klein, et enfin MM. Fedorow , Schœnflies, Rohn ont démontré que, dans l’espace euclidien, il n’y a qu’un nombre fini de catégories distinctes de groupes de déplacements à domaine fondamental.

Mais, tandis que les démonstrations relatives à l’espace elliptique et à l’espace hyperbolique sont immédiatement valables, quel que soit le nombre des dimensions, la généralisation du théorème relatif à l’espace euclidien semble offrir de notables difficultés, de sorte qu’il serait désirable de rechercher si, dans l’espace euclidien à n dimensions, le nombre des catégories essentiellement distinctes de groupes de déplacements à domaine fondamental est encore fini.

De plus, on peut aussi demander s’il existe des systèmes de polyèdres égaux remplissant l’espace entier sans lacunes, sans que l’un de ces polyèdres soit domaine fondamental d’un groupe de déplacements. Je signalerai également une question voisine, importante pour la Théorie des Nombres et aussi, sans doute, pour la Physique et la Chimie ; étant donné une infinité de corps d’une même forme donnée (par exemple, des sphères de rayon donné ou des tétraèdres réguliers d’arête donnée), comment peut-on les emballer le plus serré possible, c’est-à-dire les placer de manière que le rapport de l’espace rempli à l’espace non rempli soit le plus grand possible ?

IV. — Problèmes empruntés à la théorie des fonctions.

Si nous considérons le développement de la Théorie des Fonctions dans ce siècle, nous remarquons, avant tout, le rôle fondamental que jouent et que continueront sans doute à jouer les fonctions que l’on nomme analytiques.

On pourrait, de bien des manières, abstraire, de l’infinie variété des fonctions possibles, des classes étendues de fonctions plus particulièrement intéressantes. On peut envisager, par exemple. la classe des fonctions satisfaisant à une équation différentielle algébrique (ordinaire ou aux dérivées partielles). Mais, nous pouvons le remarquer immédiatement , nous laisserions ainsi de côté certaines fonctions issues de la Théorie des Nombres et qui ont pour nous une très grande importance. C’est ainsi que la fonction ζ(s) ne satisfait à aucune équation différentielle algébrique, comme on le voit aisément à raide du théorème analogue de Hölder sur la fonction Γ et de la relation connue entre ζ(s) et ζ(1-s).

D’un autre côté, si nous considérions (comme nous y conduisent des raisons arithmétiques et géométriques) la classe de toutes les fonctions continues et indéfiniment dérivables, nous serions alors privés de l’instrument si commode que nous fournissent les séries de puissances et obligés de renoncer à la propriété d’après laquelle la fonction est déterminée par ses valeurs dans un intervalle aussi petit qu’on veut. Tandis que notre première limitation du domaine fonctionnel était trop étroite, celle-ci est trop large.

Au contraire, la notion de fonction analytique embrasse tout le trésor des fonctions les plus importantes pour la Science, qu’elles nous viennent de la Théorie des Nombres, de la Théorie des Équations différentielles ou de la Théorie des Équations fonctionnelles algébriques, ou de la Géométrie ou de la Physique mathématique. C’est par là que les fonctions analytiques occupent à bon droit le premier rang dans l’ensemble des fonctions.

§ 1. — Caractère analytique de certaines fonctions rencontrées en Calcul des Variations.

Un fait des plus remarquables, au point de vue de la Théorie des Fonctions analytiques, est qu’il existe des équations aux dérivées partielles dont les intégrales sont toutes nécessairement des fonctions analytiques : qui, en un mot, n’admettent que des solutions analytiques. Les plus connues de ces équations sont l’équation des potentiels :

$$$ \frac{d^2f}{dx^2}+\frac{d^2f}{dy^2}=0$$$

et certaines équations linéaires étudiées par M. Picard, ainsi que l’équation :

$$$ \frac{d^2f}{dx^2}+\frac{d^2f}{dy^2}=e^f$$$

l’équation des surfaces minima et d’autres. Le plus grand nombre de ces équations ont un caractère commun : elles sont les équations de Lagrange correspondant il certains problèmes de Calcul des Variations, lesquels sont de la forme :

$$$ \int\int F(p,q;z;x,y)dxdy = Minimun$$$ $$$ [p=\frac{dz}{sx}, q=\frac{dz}{dy}]$$$

la fonction F satisfaisant, pour tous les arguments que l’on a à considérer, à l’inégalité :

$$$ \frac{d^2F}{dp^2}\frac{d^2F}{dq^2}-(\frac{d^2F}{dp dq})^2$$$0 >

et étant d’ailleurs analytique. Nous dirons qu’un tel problème de Calcul des Variations est régulier. Les problèmes de Calcul des Variations réguliers sont ceux qui jouent le rôle le plus important en Géométrie, en Mécanique et en Physique mathématique, et il y a lieu de se demander si leurs solutions ne sont pas nécessairement analytiques, c’est-a-dire si toute équation aux dérivées partielles de Lagrange correspondent à un problème régulier de Calcul des Variations n’a pas la propriété de n’admettre que des solutions analytiqnes. même lorsque — comme c’est le cas pour le problème de Dirichlet, — on détermine l’intégrale par des valeurs au contour quelconques, analytiques ou non.

Je remarquerai encore qu’il existe, par exemple, des surfaces à courbure constante négative représentées par des fonctions continues et dérivables, mais non analytiques, tandis que, probablement, toute surface à courbure constante positive est forcément analytique. On sait que les surfaces à courbure constante positive sont liées au problème régulier de Calcul des Variations qui consiste à faire passer par une courbe fermée de l’espace la surface de plus petite étendue possible parmi celles qui enferment avec une surface donnée un volume donné.

§ 2. — Existence d’équations différentielles linéaires à groupe de monodromie donné.

Dans la Théorie des Équations différentielles linéaires à une variable indépendante z, je signalerai un problème auquel Riemann paraît avoir déjà songé et qui consiste à montrer qu’il existe toujours une équation différentielle linéaire de la classe de Fuchs ayant des points singuliers donnés et un groupe de monodromie donné. Cette question exige, par conséquent, la recherche de n fonctions de la variable z ; qui soient régulières dans le plan de cette variable, à l’exception des points singuliers donnés ; en chacun de ceux-ci, elles ne peuvent devenir infinies qu’avec un ordre fini et, lorsque la variable z décrit un contour enveloppant ces points, elles doivent subir les substitutions linéaires données.

L’existence de pareilles équations différentielles est rendue vraisemblable par l’énumération des constantes, mais une démonstration rigoureuse n’a pu être obtenue que dans le cas particulier où les racines des équations fondamentales relatives aux substitutions données sont toutes de module 1. Cette démonstration a été donnée par M. Schlesinger, à raide des fonctions zêtafuchsiennes de M. Poincaré.

§ 3. — Expression de deux variables liées par une relation analytique en fonction uniforme d’une même troisième.

Comme l’a montré M. Poincaré, toute relation algébrique à deux variables peut être uniformisée par les fonctions automorphes d’une variable, c’est-à-dire que, étant donnée une équation algébrique quelconque à deux variables, on peut toujours remplacer celles-ci par des fonctions uniformes et automorphes d’un paramètre auxiliaire, de telle sorte qu’après cette substitution l’équation donnée soit une identité par rapport à ce paramètre. La généralisation de ce théorème fondamental à des relations analytiques quelconques (et non pas algébriques) à deux variables a été également abordée avec succès par M. Poincaré, suivant une voie toute différente de celle qui l’avait mené au but dans le problème spécial. Toutefois, la démonstration de M. Poincaré ne nous assure point qu’il soit possible de choisir les fonctions uniformes du nouveau paramètre de telle sorte que, en faisant décrire à ce paramètre tout le domaine régulier de ces fonctions, on ait effectivement tous les points ordinaires du domaine analytique proposé.

Au contraire, il semble que, dans les recherches de M. Poincaré, outre les points de ramification on doive encore, en général, excepter une infinité de points du domaine donné, auxquels on ne parvient que pour des valeurs limites du paramètre.

Élucider cette difficulté me parait une chose bien désirable, en considération de l’importance fondamentale du problème de M. Poincaré.

Un autre problème de même nature s’offre en même temps que le précédent : c’est l’uniformisation des équations à plus de deux variables — problème que l’on sait résoudre dans un grand nombre de cas particuliers, et dont les récents travaux de M. Picard sur les fonctions algébriques de deux variables semblent préparer la solution générale.

V. — Conclusion.

Les problèmes qui précèdent ne sont que des exemples de problèmes ; ils suffisent cependant à montrer la richesse et la multiple extension de la science mathématique actuelle. Une question s’impose : les Mathématiques ne sont-elles pas destinées à se fractionner (comme il est, depuis longtemps, arrivé à d’autres sciences) en sciences partielles, dont les représentants respectifs se comprendront à peine entre eux et dont les rapports se relâcheront de plus en plus ? Je ne le crois ni ne le souhaite ; la science mathématique est, à mon sens, un tout indivisible, un organisme dont la vitalité dépend de la cohésion de toutes ses parties. Dans la variété des matières traitées en Mathématiques, nous reconnaissons l’identité des moyens logiques, la parenté des idées. D’ailleurs, à mesure qu’une théorie mathématique s’étend, sa construction s’harmonise de plus en plus et des relations insoupçonnées se découvrent entre les branches jusque-là séparées de la Science. C’est ainsi que, dans leur extension, les Mathématiques ne perdent point leur caractère unitaire, mais le manifestent de plus en plus clairement [4].

David Hilbert, Professeur à l’Université de Gœttingue.

[1Voyez l’article de H. Poincaré dans la Revue du 15 janvier 1891, t. II, p. 1 et suiv.

[2Jahresbericht der Deutschen Mathematiker Vereinigung, vol. VIII, 1900, p. 180.

[3Nath. Annalen, tome X.

[4L’auteur a exposé plus amplement ces idées au Congrès international des Mathématiciens. On en trouvera le développement technique dans les Göttingen Nachrichten et dans les Archiv für Mathematik und Physik.

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