La criminalité juvénile

Dr A. Vermey, La science Illustrée n°740 – 1 février 1902
Vendredi 2 août 2013 — Dernier ajout jeudi 28 mars 2024

Dr A. Vermey, La science Illustrée n°740 – 1 février 1902

Cet article a plus d’un siècle. Certes, les causes les arguments présentés ne sont plus les mêmes, mais les préoccupations qu’il exprime sont toujours d’actualité au début du XXIe siècle.

Dans une remarquable étude récemment présentée au congrès d’anthropologie tenu à Amsterdam, M. le Dr Paul Garnier, médecin en chef de l’infirmerie spéciale de la préfecture de police, nous démontre avec chiffres indiscutables à l’appui, l’importance énorme de l’augmentation de la criminalité juvénile.

Cette question, bien que sortant un peu du domaine médical, ne présente pas moins un très grand intérêt pour le médecin, plus que pour tout autre ; nous n’ignorions pas, en effet, que depuis une douzaine d’années environ, la criminalité française avait changé de caractère ; si les crimes commis contre les personnes sont devenus plus fréquents surtout dans les villes, une bien triste constatation a malheureusement été faite, c’est que depuis cette même époque, l’échafaud s’était Lien souvent dressé pour des hommes qui n’avaient pas atteint leur vingtième année, et la précocité dans le crime est telle à l’heure actuelle, que l’on s’habitue peu à peu à voir sur les bancs de la cour d’assises des meurtriers qui sont presque des enfants ! Et les plus hardis parmi ces « pâles voyous », idéalisés bien à tort par quelques poètes, vauriens aux professions vagues ou suspectes, ceux qui acceptent avec le plus de désinvolture, l’hypothèse de l’assassinat dans les coups qu’ils préparent, les plus cyniques, en un mot, ce sont les plus jeunes.

Précocité navrante, mais grave et pénible constatation !

Il ne suffit pas de signaler le fait, il en faudrait trouver les causes, et se préoccuper d’appliquer des remèdes. Les principales raisons de cette précocité des criminels, nous les connaissons déjà : d’abord, l’éducation défectueuse du peuple, dans les grandes villes ; à quinze ans, dans ces milieux, il n’y a plus d’enfants, par conséquent plus d’autorité et pas de respect ; l’amour des ouvriers pour le plaisir, le goût de la boisson qui augmente encore, la nécessité économique du travail pour l’enfant qui s’émancipe par l’atelier, tout cela détruit la discipline ; puis il y a l’exemple que la jeunesse du peuple trouve chez elle et enfin la rue, corruptrice encore plus que l’atelier et la maison ; on a dit encore : l’école, insuffisante aujourd’hui, qui commence trop tôt à vouloir faire des citoyens. bien que les programmes de morale civile soient superbes, puis l’hérédité et l’indifférence des parents, et enfin — beaucoup de gens sensés, de vrais philosophes l’on dit et écrit — la suppression de l’instruction religieuse, et l’église vide et suspectée ; telles sont les principales causes de cet inquiétant phénomène moral et de cette plus troublante multiplicité d’assassins à veine dans leur vingtième année.

M. Garnier incrimine un nouveau facteur d’une importance capitale, un agent criminogène à qui reviendrait la plus grande part de la genèse des crimes ou délits, et c’est l’alcoolisme ; oui, l’alcoolisme, qui vient surajouter, à son action directe et immédiate, une influence médiate et lointaine, c’est-à-dire, sa répercussion par voie d’hérédité, faisant dégénérer le type normal de l’individu et créant des convulsifs, des épileptiques, des imbéciles et des idiots, des fous et des criminels ; du reste, voici des chiffres statistiques à l’appui, chiffres fournis par M. Garnier : en treize ans, la criminalité juvénile annuelle (gens âgés de seize à vingt ans,) monte de 20, en l’année 1888, à 140, qui est le chiffre de 1900, chiffre sept fois plus fort que le premier ! Pendant ce même laps de temps, la criminalité adulte, pour la même période égale, montait à 25 en 1900 tandis qu’elle n’était que de 20 en 1888 ; ce qui revient à dire qu’à la date de 1900 la criminalité juvénile est six fois plus fréquente que la criminalité adulte.

On ne saurait donc trop le répéter avec M. Garnier, dans tout alcoolique il y a un assassin possible sinon probable, c’est-à-dire un être dangereux qui marche droit au crime, et quand ce crime vient dans la suite à être commis, il n y a pas moyen de dire qu’il n’est pas la conséquence fatale d’une longue préméditation, d’un avilissement moral de tous les jours, d un acheminement presque mathématiquement calculé vers la folie. Et puisque la loi nous protège contre la folie involontaire, pourquoi ne nous protégerait-elle pas contre la folie volontaire de l’alcoolique, qui n’est, à l’état aigu, qu’une brute ignoble en même temps qu’une brute dangereuse, indigne de toute clémence et de toute pitié.

Devant fes chiffres aussi précis, des constatations aussi nettes que navrantes, il faudrait que les gouvernements comprissent mieux, combien est devenu impérieux le devoir qui leur incombe, de prendre contre l’alcoolisme des mesures s’inspirant du souci de la santé publique, santé morale aussi bien que physique ; la société aussi comprendra peut-être, à la lin, que c’est, pour elle, une question où sa propre sécurité se trouve en jeu, puisque nous devons maintenant marquer en traits rouges, à l’étiage de la montée alcoolique, les progrès de ce terrible fléau. Il faudrait encore que la déchéance paternelle puisse être prononcée sans aucun retard contre les parents dont l’ivrognerie est notoire, car l’on ne doit pas oublier que cet état d’alcoolisme chronique du père et de la mère sera la semence qui lèvera un jour dans leur descendance, en poussées instinctives, brutales et homicides, ainsi que l’a si bien démontré le Dr Legrain au Congrès international d’anthropologie tenu à Genève en 1896, lorsqu’il disait : « Le fils d’Ivrogne n’a pas besoin de boire pour être incité au crime ; il en est coutumier souvent dès l’enfance avant même d’avoir bu. Dans ma statistique j’ai rencontré la folie morale 45 fois dans 168 familles, à la première génération, et 23 fois sur 98 familles à la deuxième ; l’état d’immoralité est tellement lié à l’état de défectuosité native, le caractère dégénératif est si net, qu’on le voit, dans ces cas, se manifester dès la première enfance, d’ailleurs, comme la tendance à boire ; à Vaucluse, sur plus de 500 jeunes dégénérés, j’ai vu intervenir le crime dans le tiers des cas, et j’ai pu établir que presque tous ces délinquants étaient issus de parents alcooliques. Il résulte donc de tout cela que l’hérédo-alcoolique réalise, mieux que personne, le tableau synthétique auquel on a apposé l’étiquette de criminel-né, et par ce vocable, j ’entends l’ensemble des dispositions natives, toujours dégénératives et par conséquent morbides, qui font de l’individu, un être à peu près incapable de s’adapter au milieu social ; autrement dit, les conditions morales de tout individu issu de parents alcoolisés sont telles, que les réactions antisociales sont, de sa part, naturelles et prévues. »

Il serait donc de toute utilité de former des comités de vigilance qui auraient mission de signaler à l’autorité judiciaire ces lamentables familles, où les scènes scandaleuses amenées par l’ivrognerie, sont à peu près de tous les jours, forment ainsi le premier milieu de « criminiculture » ; on pourrait, de la sorte, faire œœuvre excellente d’hygiène sociale.

De même qu’il y a des maladies évitables, dont on peut combattre la contagion et la propagation par des mesures prophylactiques bien ordonnées ; de même l’étude de l’étiologie du crime doit avoir pour résultat de conduire à l’emploi des moyens de préservation, au moins dans la limite du possible : c’est par l’application de cette formule qu’on a pu dire, avec vérité, que les peuples ont les criminels qu’ils méritent.

Lorsque, présentement, la société considère la pauvreté des moyens qu’elle met en œœuvre contre la production du crime, elle ne peut certes avoir des apaisements complets, et sa responsabilité, dans cette grave question de la criminalité juvénile, restera engagée autant de temps qu’elle n’aura pas fait tout ce qu’elle doit.

Tels sont les résultats nouveaux de l’alcoolisme, présentés par le Dr Garnier, sous un nouveau jour. Le public finira-t-il par comprendre toute l’importance de la lutte engagée contre l’alcool ? Nous avons la dépopulation, nous avons l’alcoolisme, voici la criminalité juvénile, plaies menaçantes qui s’étendent avec une rapidité effrayante…

Qu’on se hâte, devant ces progrès terribles, nous l’avons déjà dit, nous cesserons ne de le répéter : le temps presse !

Dr A. Vermey

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