Rudolf Virchow

Jacobi, la Revue Scientifique — 29 avril 1882
Mardi 11 mai 2010 — Dernier ajout samedi 14 septembre 2019

Rudolf Virchow est né le 13 octobre 1821, à Schivelbein, petite ville de la Poméranie (Allemagne du Nord). En 1843, il prit ses degrés en médecine à l’université de Berlin ; en 1846, il fut nommé prosecteur de l’hôpital de la Charité et eut la direction de toutes les pièces anatomiques de ce grand établissement ; il Y commença ses conférences sur l’anatomie pathologique, En 1847, il fut reçu comme agrégé (privat-docent) à l’Université ; la même année, il fondait avec Reinhardt, qui mourut en 1852, les Archives d’anatomie et de physiologie pathologiques et de médecine clinique, qui en est aujourd’hui à son quatre-vingt-huitième volume.

En 1848, il fut envoyé en mission dans la haute Silésie pour y étudier une épidémie de typhus famélique. Son rapport est un chef-d’œuvre ; il contient des observations remarquables au point de vue médical et social, très appréciées par les savants et, comme son autre livre sur la disette dans les montagnes du Spessart, il est tenu en haute estime par l’administration.

En 1849, il éditait la Réforme Médicale en collaboration avec Leubüscher [1], qui mourut trop tôt, comme Reinhardt. Les idées qu’il proclamait, sa participation au mouvement libéral de 1848 déplurent au gouvernement ; on lui retira les positions publiques qu’il occupait ; mais les Sociétés médicales de Berlin furent toutes si unanimes dans leurs efforts pour le retenir, qu’il fut réinstallé. Tant il est vrai qu’il existe une force plus puissante que celle des sabres et des baïonnettes, même dans la militaire Allemagne, l’opinion publique. Toutefois, il ne resta pas longtemps à Berlin. il accepta la Chaire d’anatomie pathologique à l’Université de Wurzbourg et l’occupa jusqu’en 1856, époque à laquelle il fut rappelé à Berlin pour y remplir une position semblable.

Avant de quitter Wurzbourg, il avait publié ses Contributions à la médecine scientifique (Francfort-sur-le-Mein , 1856). Son célèbre mémoire sur les Essais en faveur de l’unité dans la médecine scientifique, publié pour la première fois en 1849, se trouve en tète de cette publication. Je ne ferai que mentionner les titres des autres mémoires, pour rappeler aux plus anciens de mes auditeurs les grands changements qui ont eu lieu de notre temps en physiologie et en pathologie : Propriétés physiques et chimiques, métamorphoses, origine et coagulation de la fibrine, ont été écrits en 1845 et dans les années suivantes, On y retrouve également ses travaux célèbres : Sur les globules blancs du sang et la leucémie, qui datent de 1845 ; ses 500 pages sur le Thrombosis et l’Embolisme ; l’Inflammation des vaisseaux sanguins ; l’infection septique (1846-1853) ; Contributions à la gynécologie ; État puerpéral (1847) ; Formation du placenta (1853) ; Flexions utérines (1850) ; Chute de l’utérus (1846) ; Grossesse extra-utérine (1850-1856) ; Élimination de l’acide urique dans le fœtus et le nouveau-né (1846) ; Hydronévrosis congénitale (1854) ; Apoplexie du nouveau-né (1850) ; Contributions à la pathologie du cerceau, qui comprennent les Mémoires sur les Granulations des parois des ventricules cérébraux (1846), sur le Crétinisme (1851-1852), les Difformités crâniennes, Hétéroptasie de la substance grise (1851), État sénile des os plats (1852), et enfin, un mémoire sur les Cancroïdes et les Papillomata (1850).

A la même époque, il s’occupait d’autres questions. Sa collection de traités se rapportant à la médecine publique et à l’épidémiologie (Berlin, 1879) contient un certain nombre de mémoires qui datent de la même époque. Ils comprennent aussi différents articles écrits de 1848 à 1879, sur l’Hygiène publique, la Reforme de la médecine, les Épidémies et les Endémies, les Statistiques de morbidité et de mortalité, les Hôpitaux, la Médecine militaire, l’Assainissement des villes, l’Hygiène scolaire, les Lois criminelles et la médecine légale.

Toutefois, lorsqu’on prononce le nom de Virchow, on fait naitre tout d’abord dans l’esprit l’idée d’un savant illustre entre tous, par ses découvertes dans l’anatomie pathologique.

L’anatomie pathologique est cette branche de la science qui traite de l’origine, du développement et de la nature des altérations qui se produisent dans les parties solides et liquides du corps et qui constituent la maladie. Ces « itérations furent étudiées sérieusement à l’origine, seulement à un point de vue grossier et macroscopique, plus tard d’après la méthode morphologique, avec ou sans la chimie pathologique plus récente encore que l’anatomie pathologique proprement dite. Parler de l’origine du développement et de la nature des altérations, c’est caractériser la science actuelle ; car, autrefois, on ne s’occupait que des changements accomplis des organes. Théophile Bonetus, qui réunit en 1675 les trois mille autopsies connues depuis deux mille ans ; Morgani, dans son célèbre livre : les Sièges et les causes des maladies, étudiés au point de vue anatomique (1761) ; Bichat (1801), dans ses Essais d’étude des tissus malades ; Aloys Vetter [2] (1803), dans ses Aphorismes d’anatomie patholoqique ; Biermayer, premier prosecteur de l’hôpital général de Vienne, fondé par l’empereur Joseph, sous l’invocation : Saluti et Solatio, et Wagner, son successeur, ne s’occupèrent pas d’autre chose.

Le successeur de Wagner, dans cette chaire, fondée le 26 juin 1812, fut Carl Rokitanski.

Pour bien apprécier toute l’influence qu’exerça ce dernier, il faut examiner quelles. étaient les facilités du diagnostic à celle époque. Prenons pour exemple les fièvres. On distinguait les fièvres catarrhales avec prédominance d’un léger catarrhe ; lorsqu’il y avait douleur des muscles ou des articulations, la fièvre devenait catarrho-rhumatismale ou gastro-rhumatique ; lorsqu’on se trouvait en présence de symptômes gastriques, c’était une fièvre gastro-catarrhalo ou gastro-rhumatique ; une mauvaise langue, une douleur dans l’épigastre, droit, en faisaient une fièvre bilieuse, ou gastro-bilieuse, ou bilieuse rhumatique ; avec de la céphalalgie ou du délire, c’était une fièvre gastrique nerveuse ou bilio-nervo-rhurnatique. C’étaient des complications sans fin de termes et de symptômes : mais, à celle époque, on ne pouvait faire mieux. La plupart des maladies étaient diagnostiquées d’après les symptômes les plus superficiels du pouls, de la langue, etc. C’était l’époque où Hahnemann, son système, son école, sa secte, se trouvait sur un pied d’égalité avec le système, l’école et la secte du premier venu se qualifiant de savant. Le rôle de Rokitanski fut de prouver, comme Andral l’avait fait peu de temps avant lui, et de proclamer plus haut qu’Andral n’avait pu le faire que la maladie suppose un changement de structure et non de sensations ou de symptômes. Il sut indiquer, suivant l’heureuse expression de Virchow, un certain nombre de types pathologiques naturels et facilement reconnaissables.

En appelant votre attention sur un seul exemple, celui de la fièvre typhoïde, dont Rokitanski a su faire une entité anatomique, au lieu de la ranger dans les fièvres nerveuse, bilio-nerveuse et gastrique, nous avons indiqué le service rendu par un grand homme à l’anatomiste et au médecin, Il prouva que les symptômes les plus variés peuvent dépendre de changements anatomiques identiques ou à peu près semblables et que d’autres fois des symptômes identiques ou très semblables peuvent dépendre des changements différents. La similitude de plusieurs symptômes dans la fièvre typhoïde et la tuberculose aiguë a donné lieu à bien des erreurs, à bien des études, jusqu’au jour où Skoda résolut ce grave problème du diagnostic différentiel. Rokitanski a mérité une place dans l’histoire de la médecine ; toutefois, il n’est pas le juge suprême et impeccable dans toutes les questions anatomiques et histologiques ; au contraire, ses travaux, tels qu’on les trouve dans le premier volume de son Manuel d’anatomie pathologique, furent entrepris et en partie terminés pendant le temps où Schwann, le premier, trouvait que tous les tissus animaux dérivent des cellules. Aussi la partie histologique, même dans le second volume (1846), est-elle défectueuse ; c’est là son premier défaut. La seconde erreur, qui fut aussi celle de son école, consista à reprendre les idées de la pathologie humorale. La mixtion anomale du sang (crasis), théorie qui prit naissance des recherches chimiques faites par les auteurs français Gavarret et Andral, fut regardée par lui comme la cause première d’une foule de maladies générales et constitutionnelles.

La troisième erreur capitale de Rokitanski fut de croire et d’agir suivant la conviction que la branche de la pathologie qui faisait l’objet de ses études comprenait tout ce qu’il importait de connaitre en médecine.

Cependant il convient de ne pas oublier que ce savant passa sa vie dans l’amphithéâtre de dissection, que, du 1er novembre 1817 au 8 octobre 1878, on fit, à Vienne, 70087 autopsies, et l’on excusera, tout en la déplorant, cette étroitesse de vue qui lui fit croire que ses efforts étaient suffisants pour l’étude théorique et pratique de la médecine. Il vit des organes détruits ou altérés : la vie semblait incompatible avec cette destruction ou cette altération, il ne sut pas trouver le remède et se borna à déclarer la science impuissante.

Il devint ainsi le chef de cette sol-disant école de Vienne qui fit faire de rapides progrès aux connaissances anatomiques et au diagnostic des maladies, mais qui se bornait à lever les mains au ciel, avec désespoir, alors que le malade réclamait la santé ou le soulagement.

Les grands défauts de Rokitanski et de son école furent donc l’ignorance, le mépris de l’histologie ; les tendances à la pathologie humorale et un scepticisme en thérapeutique qui partit de Vienne pour aller, de là, corrompre une grande partie des praticiens du globe.

Revenons à Virchow et voyons comment il combattit ces défauts, ces erreurs et ces difficultés.

A l’époque où Rokitanski travaillait et écrivait, au temps où Virchow commençait sa carrière, la science médicale allemande n’avait ni indépendance ni originalité.

Il n’y avait pas de pays en Europe où l’observation des faits fût moins en honneur. L’Angleterre, depuis John Hunter, s’était adonnée avec ardeur à l’étude de l’anatomie pathologique ; Carswell, dans son Anatomie pathologique (1833), avait étudié les formes élémentaires des processus morbides. Des physiologistes comme Bell et Marshall Hall avaient développé les connaissances positives ; de grands médecins, Bright, Abercrombie, Hope, Williams, et après lui Stokes, avaient enrichi le champ de la pathologie. Cette période, jusqu’en 1880 correspond aussi à une des époques les plus brillantes de la médecine française. Jamais la science ne fut représentée dans ce pays par un aussi grand nombre d’hommes illustres et laborieux. Bichat, Bayle, Dupuytren, Laennec, Cruveilhier, Rostan, Chomel, Gendrin, Bretonneau, Andral, Louis Billard, Piorry, Magendie et bien d’autres élevèrent la médecine française au premier rang.

Pendant ce temps, la médecine allemande était dirigée par ce qu’on appelait la philosophie de la nature.

Le seul grand philosophe de la fin du siècle précédent, Emmanuel Kant, avec sa grande intelligence, son jugement droit, ses profondes connaissances en mathématiques et sa méthode scientifique, était oublié ou mal compris. Sa Critique de ka raison pure date aujourd’hui d’un siècle. Fichte, Schelling, Hegel, Feuerbach, le disciple le plus remarquable d’Hegel, ne suivirent pas la voie qui leur avait été ouverte par le génie si droit et si élevé de Kant. Sous l’influence de la philosophie allemande de cette époque après Kant, si peu intelligible qu’on l’appela profond, si abstrait qu’un donna à tous les Allemands le titre de penseurs, tout ce qui, en médecine, était laissé de côté comme vieilli et traditionnel devint un sujet de spéculation a priori, Les bases de ces spéculations s’appuyaient sur des raisonnements et non sur des faits, sur des théories et non sur l’expérience, moins encore sur l’expérimentation.

Virchow, le premier, déclara que les faits et l’expérimentation devaient être, en dépit des difficultés à les réunir et à les établir, les seules bases de la médecine scientifique. Il comprit parfaitement aussi que la littérature des deux mille ans écoulés contenait un grand nombre de points dignes d’intérêt ; et personne mieux que lui ne sut réunir des matériaux et les faire accepter. Chacun de ses livres, discours, conférences ou essais dénote une critique sérieuse et des recherches littéraires faites avec soin. D’après Virchow, les études classiques sont nécessaires au savant. Il soutient aussi que, pour étudier l’organisme, il faut connaître à fond le développement graduel du corps humain. De la même manière on ne peut apprécier la médecine ou une doctrine quelconque sans connaître les travaux qui ont amené son achèvement graduel, soit qu’on se trouve en présence d’un progrès uniforme, soit qu’on ait affaire, et c’est le cas le plus fréquent, à des alternatives d’avance et de recul, car l’histoire du progrès de l’humanité est en partie l’histoire de ses erreurs.

Un étudiant qui n’a pas de notions historiques ne saurait se faire une idée de l’état de la science il y a seulement trente ou quarante ans. Beaucoup de mes auditeurs, beaucoup des savants professeurs d’aujourd’hui, ont fait leurs études à une époque où les vaisseaux capillaires n’étaient pas considérés comme de véritables vaisseaux possédant une paroi propre, où la distribution des nerfs périphériques n’était pas même admise par les esprits les plus audacieux, où l’action des fibres organiques musculaires avec leur influence sur les fonctions de chaque organe était jugée impossible, où l’on ne songeait même pas au nerf trophique.

La médecine rationnelle, « l’École physiologique », fut la première à faire opposition à l’influence de la soi-disant philosophie de la nature dans la science médicale. Elle avait à sa tète des savants et des hommes distingués tels que Wunderlich et Roser. Cette école dirigea les opinions et les actes de beaucoup de bons esprits pendant nombre d’années. Dès lors, et pendant longtemps, la pathologie fut regardée comme une partie de la physiologie. Elle n’avait plus, en tout cas, d’indépendance propre. Elle devait gagner une place désormais reconnue dans les sciences naturelles. Cette « émancipation de la pathologie », sa mise au rang des sciences naturelles, son union féconde avec l’anatomie et la physiologie, date d’avril 1847 , époque à laquelle Virchow publia son mémoire sur les bases de la médecine scientifique, dans le premier volume des Archives d’anatomie et de physiologie pathologique, et de médecine clinique.

« Il ne faut pas, disait-il, se faire d’illusions sur l’état actuel de la science médicale. Il est évident que les médecins sont fatigués du grand nombre de systèmes nouveaux et hypothétiques adoptés, puis laissés de côté, comme sans valeur, et remplacés par d’autres qui ne valent pas mieux. Nous reconnaîtrons bientôt que l’observation et l’expérimentation ont seules une valeur durable. La physiologie pathologique trouvera enfin sa place, non par l’effet d’un enthousiasme passager, mais grâce aux travaux d’un grand nombre de chercheurs soigneux. On reconnaîtra qu’elle est la citadelle de la médecine scientifique dont les forts détachés sont l’anatomie pathologique et les recherches cliniques. »

Cinq ans après, il pouvait dire : « La méthode scientifique des recherches médicales est aujourd’hui fermement établie. Je ne me fais pas un mérite de l’avoir découverte. On l’aurait trouvée sans moi et l’on aurait suivi ce nouveau chemin. Mais je crois que la bataille livrée à l’alliance d’un rationalisme arbitraire et d’un grossier empirisme par mes Archives, aidées particulièrement par l’introduction de la méthode générique, a dû contribuer beaucoup à donner de nouvelles forces à la pathologie. »

Vous vous souvenez qu’il y a un peu plus de quarante ans, Schleiden découvrit que la cellule était la base élémentaire du tissu végétal. Schwann reconnut que ce même élément était le fondement de la structure de tous les tissus animés. Une longue série d’observations et d’expérimentations démontra à Virchow la prolifération continuelle, la reproduction des cellules dans l’individu. Après cinq ans d’hésitation, il publia la première introduction à sa pathologie cellulaire dans le quatrième volume de ses Archives, et, trois ans après, il publiait un article sur le même sujet dans le huitième volume.

Il prouva, et notre expérience l’a confirmé, que la vie demande une formation spéciale pour se manifester et un certain conglomérat de substances, qui sont les cellules et leurs composés. Comme l’individu dans son entier, la cellule est un corps physique auquel est liée l’action d’une substance mécanique. C’est grâce à elle qu’il peut exercer ses fonctions de « vie ». Dans l’état normal de ce conglomérat, c’est la substance mécanique qui agit d’après les principes chimiques et physiques.

Le processus pathologique dans les éléments, d’après la pathologie cellulaire, est celui-ci : « Une cellule vivante reçoit une influence extérieure ; cette influence extérieure amène un changement mécanique ou chimique dans la cellule. Ce changement mécanique ou chimique est un désordre ou une maladie. Si une action ou une réaction est provoquée dans la cellule par cette cause, le changement es appelé irritation et la cause est dite irritante. S’il n’y a pas de réaction, c’est alors une lésion simple, peut-être une paralysie. La même cause peut agir, soit comme irritant, soit comme faisant lésion ; elle peut être une source de paralysie. La différence des résultats dépend de la différence dans les conditions des différentes cellules. Cette différence dans la condition de la cellule est, ou plutôt, forme sa prédisposition. »

La pathologie cellulaire eut pour but de démontrer la nature cellulaire de tous les processus vitaux, physiologiques et pathologiques. Ainsi, contrairement aux théories humorales et solidaires, legs des temps préhistoriques, l’unité de la vie dans chaque élément organique fut proclamé un fait d’expérimentation ; la mécanique et la chimie moléculaires de la cellule furent opposées victorieusement à la théorie de la mécanique et de la chimie de l’organisme composée.

Grâce aux perfectionnements des instruments et à ces nouveaux principes, toute la médecine se rapprocha trois cents fois des processus naturels (Virchow).

Toute la médecine, disons-nous, c’est, en effet, une particularité des recherches et des conclusions de Virchow, que toutes ont eu des résultats immédiats pour la théorie et la pratique de la médecine et même du diagnostic.

Les progrès du diagnostic ont suivi les progrès des connaissances positives. Les maladies furent reconnues comme des anomalies locales, à mesure que la vieille pathologie humorale, autrefois combattue par Vésale et Paracelse, cessait d’expliquer tous les désordres physiques. Il y a cent ans, le diagnostic de la plupart des maladies locales était fort imparfait. Une fièvre avec dyspnée, avec ou sans toux, était une fièvre thoracique ou une fièvre pulmonaire. Lorsque Morgagni eut publié son livre sur le Siège et les causes des maladies, après que Laennec et Dupuytren eurent perfectionné les moyens de diagnostic, la maladie fut étudiée de plus près ; on la trouva dans les organes et dans les parties des organes. Une pleurésie fut distinguée d’une pneumonie, une pneumonie du côté droit d’une pneumonie du côté gauche, une pneumonie des lobes supérieurs d’une pneumonie des lobes inférieurs. Bichat, bien qu’il ne put pas le prouver, insista sur la nécessité de diagnostiquer les maladies des différents tissus constitutifs.

La pathologie cellulaire de Virchow est proclamée par lui comme l’exécution des principes et des postulats de ces prédécesseurs. La localisation de la maladie est considérée comme une nécessité. On la cherche dans les éléments organiques, dans la cellule, car les organes ne sont autre chose que des compositions de cellules.

Le blastoderme, le protoplasme n’ont pas une vie propre ; . on ne les reconnaît pas comme des organismes en eux-mêmes, soit qu’on les considère comme le produit du sang, ainsi que les anciens auteurs le voulaient, soit qu’on en fasse la masse sans forme et amorphe des récents auteurs. L’organisme le plus petit que nous connaissions, celui qui a une action indépendante et une vie propre susceptible dé changement sous l’influence des irritants extérieurs, c’est la cellule. Placer la maladie dans la cellule ou dans un groupe de cellules, c’est la localisation la plus approchée. En fait, nous avons presque toujours affaire à un groupe de cellules, de même que les chimistes se trouvent en présence des groupes d’atomes.

Ce n’est pas seulement dans son diagnostic et dans son pronostic que le praticien a pu faire des progrès quand il a étudié les altérations locales de l’organisme, sa thérapeutique aussi a subi d’importants changements. On les doit, en grande partie, à des observations plus correctes et aussi à la méthode expérimentale adoptée d’une manière générale depuis ces dix ou quinze dernières années, dans l’étude des effets des médicaments sur le système animal, sur les organes ou les tissus. La thérapeutique s’est de plus en plus localisée. La méthode hypodermique nous a appris que l’ellet local d’un narcotique est beaucoup plus net lorsque le remède est appliqué sur la partie affectée. La strychnine injectée dans un membre paralysé est beaucoup plus active que si elle est administrée intérieurement. On a découvert la relation qui existe entre certains organes et certains remèdes. On a remarqué que la quinine agit sur les corpuscules blancs du sang ; que l’ergotine a une action spécifique sur les fibres musculaires lisses ; l’atropine sur les ganglions nerveux intestinaux et sur l’iris ; l’éserine et le calabar ont des effets locaux. Nous avons des remèdes avec effets spécifiques sur les muscles tels que l’acide salicylique ; sur les nerfs, sur le cerveau, sur les cordes spinales, nous nous servons de la faradisation et des courants continus pour des besoins locaux. En devenant expérimentale, la thérapeutique a fait de grands pas en avant ; ces progrès ont profité non seulement au traitement des maladies, mais aussi aux opérations chirurgicales. Toute l’expérience accumulée des opérateurs restés célèbres n’a pas fait autant pour leur succès et leur innocuité que le raisonnement théorique d’un chirurgien anglais de nos jours, dont le nom est prononcé avec reconnaissance par tous les médecins.

La pathologie cellulaire ne prétend pas être un système qui renferme tout, c’est un principe. Chaque découverte nouvelle d’un fait pathologique a trouvé une explication prête, grâce à ce principe. et aux méthodes qui en découlent. Les changements dans les corpuscules blancs du sang et ceux qui sont produits par ces mêmes corpuscules, les transformations bénignes et malignes des cellules épithéliales, les influences réelles ou imaginaires des bactéries n’ont fait que fortifier cette théorie. S’il existe une entité pathologique, celte entité, c’est la cellule dans l’état de maladie. En dépit de la variété des processus vitaux. dans les différents organes, la vie, qu’il s’agisse d’un groupe de cellules, d’un organe, d’un individu sain ou malade, est toujours une et la même ; elle dépend de l’action uniforme et semblable d’une cellule indépendante [3].

Les trois volumes sur les Tumeurs morbides publiés en 1863 et 1867 forment un travail qui suffirait il remplir la vie d’un travailleur et d’un pathologiste et à perpétuer son nom dans les annales de la science. Jamais on n’avait traité d’une manière aussi étendue, aussi complète, la monographie du sarcome. Jamais on n’avait étudié avec autant de savoir et de conscience tout ce qui avait été fait sur ce sujet. L’étiologie, le développement ; le pronostic des tumeurs morbides, tout cela fut, pour la première fois, discuté d’une façon intelligible conformément aux principes de la pathologie cellulaire et la thérapeutique elle même ne fut pas négligée. Les chapitres sur la scrofule, la tuberculose, la syphilis, sujets déjà traités dans un grand nombre, trop grand peut-être, d’ouvrages, contiennent à chaque page des recherches originales et des résultats nouveaux.

Les difformités congénitales sont toujours décrites dans leurs relations avec le développement embryonnaire des parties, tantôt comme des arrêts de développement, tantôt comme le résultat d’une action inflammatoire. Ce n’est pas un des moindres mérites de l’ouvrage que cette manière de traiter d’après un point de vue uniforme tout ce qui a trait à la médecine et à la chirurgie, ophtalmologie, dermatologie, gynécologie.

Aussi en proclamant l’unité de la vie dans ses manifestations les plus diverses, Virchow a-t-il facilité cette connaissance qu’après tout, les tendances spécialistes de la médecine moderne, naturelles et nécessaires dans une certaine mesure, doivent subir une correction et une limitation.

Ses recherches sur le développement de la base du crâne dans l’état de santé et de maladie et son influence sur la forme du cerveau et la formation de la face (Berlin, 1857) sont la continuation de celte collection de mémoires dont nous avons déjà parlé. Ils. ont rendu de grands services à l’anatomie, à la psychologie et à la pathologie. Pour lui-même, ces études ont été d’une très grande importance. A la suite des Leuret, des Gratiolet et des Huschke, il s’est adonné aux études anthropologiques, et nous citerons en tête de ses ouvrages son Mémoire sur quelques particularités crâniennes dans les races humaines inférieures (1875) et son traité sur l’Anthropologie physique des Allemands (1876). Avant ces publications, ses études sur le crâne l’avaient conduit à la paléontologie et à l’archéologie ; il fut membre fondateur de la Société allemande d’anthropologie et d’archéologie, dont il devint président par la suite. Sans vouloir analyser tous ses travaux, nous nous bornerons à faire observer qu’ils n’ont jamais été étrangers à l’anatomie et à la médecine. Ses articles sur les tombes préhistoriques et d’autres publiés dans un journal d’anthropologie sont une preuve de la puissance et de l’étendue de son esprit qui lui permettait de s’occuper à la fois d’études et d’occupations si diverses.

Toutefois, ses principaux travaux ont porté sur la pathologie et sur tout ce qui a trait à l’anatomie pathologique. Ses mémoires sur le trombosis et l’embolisme suffiraient il l’immortaliser. Ils ont été comme une révélation nouvelle qui a permis de comprendre une quantité de faits et de processus pathologiques jusqu’alors mal expliqués.

On pourrait citer de lui un grand nombre d’autres travaux sur la pathologie ; je me borne à mentionner ses recherches sur la dégénération osseuse et tuberculeuse et sur la diphthérie. Ce que le docteur Billings disait récemment à Londres est absolument exact. En pathologie nous nous adressons aux Allemands, mais il serait plus juste de dire à Virchow et à ses élèves. Jamais on ne pourra lui donner une place trop grande et jamais il n’aurait dû être nécessaire de l’entendre s’exprimer ainsi :

« Depuis de longues années je suis habitué il voir mes travaux utilisés par d’autres ; je m’en plaignais en 1856, à plus forte raison maintenant. Un grand nombre de ceux qui assistaient aux conférences dans lesquelles je faisais connaître les résultats de mes recherches ont oublié quelle avait été l’origine de leurs connaissances et souvent ils n’ont pas été à même de me rendre justice lorsqu’ils ont publié leurs livres. Je ne veux pas dire qu’il y ait eu toujours mauvaise intention. Nous vivons dans un mouvement et dans une agitation perpétuels ; ce que nous recevons, nous le considérons comme à nous et nous oublions qui nous l’a donné. Quiconque a réuni autour de lui de nombreux élèves pendant de longues années doit s’attendre à voir ses idées lui revenir de bien loin. (Préface de ges. Abh. etc., Berlin, 1879.)

La première université allemande où fut créée une chaire d’anatomie pathologique, sans compter Vienne, fut Wurtzbourg. C’est là et à Berlin que Virchow enseigna devant des milliers d’élèves et qu’il instruisit des hommes qui devaient plus tard occuper dans d’autres universités les chaires d’anatomie pathologique. Rindfleisch, Recklinghausen, Hüter, Vegner, Cohnheim, Grohe, Klebs, Orth, Ponfick, Hoppe-Seyler, Kühne, Liebreich et beaucoup d’autres lui doivent leur développement et leur situation. Grâce à lui, les études dans les Universités allemandes ont complètement changé. Virchow a toujours été un travailleur infatigable ; ses travaux ont été plus féconds que bruyants. D’anciens élèves à lui, qui voudraient passer pour ses égaux, ont prétendu qu’il ne travaillait pas, parce qu’il ne jugeait pas à propos de faire imprimer la moindre recherche ou l’observation la plus futile. Ce doute a même été exprimé publiquement On a même attaqué sa soi-disant résistance au progrès, sen manque d’élévation dans les idées. C’est ce qui a eu lieu en particulier au sujet des théories modernes sur les parasites dans les maladies infectieuses et sur le darwinisme. Voyons ce que ces reproches ont de fondé.

Berzèlius et Liebig ont développé la théorie de la catalysis (transformation) chimique à ce point que non seulement la chimie organique a fait d’énormes progrès, mais que les symptômes d’infection, nous ne parlons pas ici de contagion, y ont trouvé aussi une explication satisfaisante. A cette époque, en 1854, le mémoire de Virchow sur les plantes parasites prouve suffisamment l’intérêt qu’il portait à ce sujet et la connaissance qu’il en avait. Un travail spécial de lui, publié en 1856, dans le IXe volume de ses Archives, a trait à la nature botanique et à la classification de certaines formes de parasites auxquels on devait attribuer une grande importance en nosologie. Ce fut lui qui, à la même époque, trouva et fit usage pour la première fois du mot mykosis, qui est aujourd’hui généralement accepté. Davaine, en 1854, et Pollender en 1855, trouvèrent dans l’anthrax le parasite auquel on a depuis donné le nom de Bacterium anthracis Cohn, Les recherches de Brauell, sur le mêrne sujet, parurent dans les Xle et XIVe volumes des Archives et commencèrent cette série considérable de mémoires qui furent publiés dans les Archives et dans d’autres journaux. C’est dans le service hospitalier de Virchow qu’Obermeyer, son assistant en 1873, trouva les Spirochœte dans le sang de malades atteints de fièvre récurrente, Ce fut aussi Virchow qui, à la suite d’un voyage en Norvège où il avait été envoyé par le gouvernement de ce royaume pour étudier la lèpre, appela l’attention sur l’origine diététique de la maladie et particulièrement sur le poisson que les habitants mangeaient en grande quantité. On lui a beaucoup reproché de n’avoir pas trouvé le Bacillus leprus qui fut découvert par Armauer Hansen vingt ans après, à la suite de quatre ans de travaux préparatoires. Ce reproche nous prouve que l’on attend tout de Virchow, plus parfois qu’il ne peut donner. Aujourd’hui, et depuis longtemps déjà, la découverte de toute espèce possible et impossible de parasites est à l’ordre du jour. Ici, de ce côté de l’Océan, Salisbury, le premier, a excité cette ardeur pour les nombreuses et perpétuelles découvertes de ce genre. Il n’y eut pas une maladie, un microscope, un individu désireux d’attirer l’attention sur sen nom, qui n’en vint augmenter le nombre. De nouveaux noms se créaient chaque jour, jamais le dictionnaire grec ne fut consulté avec plus de soins. Nous citerons la fièvre intermittente et le rhumatisme au nombre des dernières maladies dans lesquelles Klebs et Crudeli déclarèrent avoir trouvé des parasites végétaux, qui passent pour être la véritable cause de ces affections. Ici encore on a fait à Virchow le reproche de n’avoir pas publiquement accepté le bacillus de la malaria et le bacillus du rhumatisme. Ceux-là mêmes qui accusent Virchow d’incompétence dans ce qu’il regarde comme la seule base de la nosologie des maladies infectieuses épidémiques ou endémiques n’ont pas manqué cependant de lui dédier les mémoires qu’ils ont écrits et les observations qu’ils ont publiées. On voudrait qu’il refît les expériences, qu’il donnât son appréciation et ses louanges et qu’il arrivât aux mêmes conclusions.S’il ne le fait pas, on l’accuse d’incompétence. Un de ses élèves et assistants, l’un des plus connus, mais non des plus reconnaissants, est Klebs, qui a fait dernièrement une conférence devant une des sections du congrès de Londres. Il parait avoir démontré, à son entière satisfaction personnelle, que son malheureux maître mériterait d’être son élève. Entre autres nouveautés, Klebs a découvert que la pathologie cellulaire est incompatible avec le nouvel évangile de la théorie parasitaire au point de vue des maladies infectieuses. Écoutons ce que Virchow répond à cette accusation (Archiv, volume LXXIX, p. 209, 1880).

« Klebs a placé toute la discussion sur un mauvais terrain. Les parasites végétaux et animaux sont des causes de maladie, leur place se trouve dans l’étiologie ; aussi est-il facile de comprendre qu’ils n’aient pas trouvé place dans ma pathologie cellulaire, ainsi que Klebs me le reproche. Je n’avais pas plus à m’occuper des parasites que des traumatismes ou des corrosions. Le but que je me suis proposé dans ma pathologie cellulaire a été d’indiquer les modifications qui se produisent dans l’organisme suivant les formes générales des maladies. La théorie de l’essentialité de lu maladie devait s’appuyer là-dessus. Les causes particulières n’ont été abordées que comme exemples, l’intoxication par exemple ; quant aux parasites, je les ai brièvement mentionnés sans les étudier à fond. La pathologie cellulaire n’a jamais eu la prétention d’être une pathologie générale ; si cela avait été, l’étiologie y aurait certainement trouvé Sa place. »

On a souvent blâmé Virchow d’avoir réservé son opinion, ou plutôt de n’avoir pas donné une opinion favorable sur des gens qui se seraient prévalus de son approbation. Nous sommes tous d’avis, cependant, qu’il convient d’être réservé dans le jugement à porter sur des assertions qui demandent confirmation. Une trop grande précipitation, jointe à une aimable ignorance, peut être dangereuse ; l’exemple du professeur, Klebs nous le prouve. Tout récemment , dans un journal d’Europe, je trouve, sous son nom, la description d’un appareil de cuisine destiné à préserver des bactéries le lait qu’on y fait bouillir. Klebs est enthousiasmé de cette invention. On pourra, déclare-t-il, préserver des bactéries le lait de vache et, désormais, la diarrhée infantile ne pourra plus se développer. La diarrhée Infantile n’est, suivant lui, que l’effet de millions de bactéries dans les intestins des enfants et ces bactéries sont les mêmes que celles qui se trouvent dans le lait de vache décomposé. Mais comment prouve-t-il cette assertion ? D’une façon bien simple. Il a trouvé des bactéries dans les déjections d’enfants qui avaient la diarrhée, d’où la preuve que cette diarrhée est le résultat, et le seul, de la présence des bactéries. Toutefois, si le professeur avait examiné les déjections d’enfants bien portants, il y aurait trouvé également ces millions de bactéries. La sage omission de cet examen a sauvé sa théorie. D’où il résulte que si un peu de science est chose dangereuse, un peu d’ignorance n’est pas moins à redouter.

La théorie parasitaire n’est pas encore un système scientifique, la plupart de ses prétentions ne sont pas encore justifiées, beaucoup de prétendues découvertes de germes morbides caractéristiques qui ont vu le jour il y a peu d’années ont déjà disparu dans le plus profond oubli, Pour résumer la question, je dirai que j’attends avec anxiété, que j’appelle de mes vœux la découverte de faits qui simplifieront la pathologie des maladies infectieuses et contagieuses ; mais, pour l’instant, je maintiens le verdict que j’inscrivais dans ma préface du traité sur la Diphtérie (1880) : « sans preuve ».

On a aussi reproché à Virchow son hésitation à reconnaitre, non seulement ce qu’on a appelé le darwinisme, mais encore les enseignements et les affirmations des disciples et des apôtres de Darwin. En 1849, dans ses Essais en faveur de l’unité dans la médecine scientifique, Virchow déclarait que l’origine de la vie était une nécessité mécanique. Dans un discours prononcé en 1858, un an avant l’apparition de l’Origine des espèces, et publié dans une brochure contenant Quatre discours sur la vie et la maladie (Berlin, 1862), il indiquait le changement et la transmutabilité des espèces comme la base nécessaire de la théorie mécanique de la vie. Il était donc tout préparé à recevoir les théories de Darwin ; mais il savait, et personne ne le savait mieux que Darwin lui-même, que la transmutabilité des espèces, la lutte pour l’existence, la théorie de la sélection, la doctrine de l’hérédité ne pouvaient pas être comparées à Minerve sortant de la tête de Jupiter, brusquement et inopinément.

Gœthe et Lamarck n’étaient pas Inconnue et la question de la conservation de l’individu était un legs de la biologie des temps passés. Qui donc sait mieux que Darwin et Virchow que les hypothèses ne sont pas des faits, les problèmes des articles de foi et les généralisations exagérées d’élèves enthousiastes, les productions d’esprits supérieurs ! D’un autre coté, bien des points qui inspiraient, il y a trente ans, des craintes et des doutes sont aujourd’hui considérés comme des faits établis. Il y a vingt ans, la chaire tonnait contre Darwin et ce qu’on appelait sa théorie des singes. La foule jetati des pierres aux conférenciers et l’on chauffait un enfer tout spécial pour y brûler Darwin et ses partisans. Ne tendaient-ils pas à détruire la croyance en tout ce qui était sacré, judaïsme et christianisme ? La religion n’était-elle pas basée sur cette certitude que la création du monde datait de 5700 ans, quelques milliers d’années après l’établissement des civilisations de la Chine, des Indes et de l’Égypte ? Et. n’était-ce pas une chose connue de tous que le singe avait été créé le vendredi et l’homme le samedi ?

La plupart d’entre vous, messieurs, se rappellent fort bien cette époque — elle n’est pas encore entièrement effacée — où l’on employait les expressions les plus violentes lorsqu’il s’agissait des théories de Darwin, de ses élèves et de ses collaborateurs. Il faut reconnaître que plusieurs d’entre eux sont tombés dans les excès que nous reprochons à leurs adversaires. Quiconque n’était pas entièrement avec eux et n’admettait pas toutes leurs conclusions était contre eux. A cet égard, il n’est pas d’homme illustre qui ait eu, plus que Virchow, à souffrir de ce zèle exagéré.

Certaines séances publiques, des congrès annuels des médecins et naturalistes allemands, ceux de Munich et de Cassel entre autres, furent remplis par une discussion entre Virchow, d’un côté, Hœckel et Klebs, de l’autre. C’est à Hœckel surtout que l’on doit la popularisation en Allemagne de la théorie de Darwin. Savant distingué par ses recherches originales, enthousiaste pour la science, fermement convaincu qu’elle doit féconder la vie de l’homme et des peuples, Hœckel, en prenant en main la cause de Darwin et de ses théories, a grandement contribué à faire du darwinisme la propriété intellectuelle des Allemands éclairés. Dans une de ses conférences publiques, il déclara que lès théories sur la sélection devaient faire partie de l’enseignement élémentaire dans les écoles publiques. Virchow s’éleva contre cette idée, déclarant qu’on ne devait enseigner dans les écoles que des faits et des résultats bien établis et non des hypothèses. Il n’en fallut pas davantage pour attirer sur lui les reproches de tous les partisans de Darwin. On insinua que Virchow était tellement absorbé dans ses travaux de tout genre que l’embryologie et le darwinisme étaient pour lui ’lettre close. Il fallait plaindre ce savant auquel on devait tant ; son âge avancé l’empêchait de se tenir au courant des travaux de ses anciens élèves, et ceux-ci, placés maintenant au-dessus de lui, pouvaient embrasser un plus large horizon intellectuel. Ces attaques de la part d’Hœckel, et surtout de Klebs, font peine à lire. On y remarque une aigreur.rune amertume qui ne devrait pas trouver place dans des œuvres scientifiques et qui ne se sont jamais rencontrées sous la plume de Virchow.

Il y a, du reste, dans cette controverse un courant particulier peu visible à la surface, mais cependant facilement reconnaissable pour un observateur attentif. Pour le bien comprendre, il ne faut pas oublier que les hautes études en Allemagne sont surtout des études classiques, tout à fait indépendantes de vues. et de tendances religieuses ou antireligieuses. Toutefois, il est hors de doute que les idées antireligieuses sont en majorité. La statistique ne prouve pas que, dans un pays civilisé, la vertu, le vice et le crime dépendent de la présence ou de l’absence d’une croyance religieuse quelconque : judaïsme, christianisme ou autre. L’étendue de l’instruction, la nature de l’éducation paraissent, au contraire, jouer un grand rôle dans cette question. Le mouvement antisémite de l’Allemagne moderne a sa cause non pas dans l’influence prépondérante de la religion chrétienne, mais dans le manque des écoles, C’est un fait prouvé par la statistique que les districts de Poméranie et de Mecklembourg, où les juifs sont assassinés, où leurs maisons et leurs boutiques sont pillées et démolies, ont moins d’écoles, ont une population chez laquelle l’écriture et la lecture sont moins développées que dans les autres parties de l’Allemagne.

On admettra avec nous que les études classiques, les tendances philosophiques des classes élevées chez les Allemands n’empêchent pas de rencontrer parmi eux des étudiants laborieux, des hommes de bien, des amis fidèles. Les Grecs et les Romains étaient, eux aussi, des hommes. Ils ont connu la haine et l’amitié, le mépris et le respect. Comme les peuples qui les ont précédés et qui les ont suivis, il y avait aussi parmi eux des fanatiques. Socrate fut mis à mort pour avoir affirmé une croyance nouvelle ; on l’accusa d’avoir cherché à bouleverser l’État ; accusation au nom de laquelle, deux mille ans plus tard, l’Église devait brûler des milliers d’adversaires. Dans le pays de la libre pensée et de la philosophie transcendante, il s’est passé dernièrement quelque chose d’analogue : Hœckel, le disciple classique, le philosophe profond, le travailleur original, reproche à Virchow de ne pas avoir approuvé toutes ses propositions, favorisé tous ses plans, adopté toutes ses opinions et ses méthodes. Hœckel a ceci de particulier, et d’assez rare chez un savant allemand, que ses études ont porté presque exclusivement sur l’embryologie et la biologie. Ses idées religieuses ont un caractère négatif ; suivant lui, les idées religieuses pour être admises doivent avoir une base scientifique ; en cela il diffère de ceux qui pensent et écrivent que les croyances, la foi et la religion n’ont rien à voir avec les recherches scientifiques. Lorsque son livre sur l’évolution le conduisit à la conclusion Il que l’existence d’un Dieu personnel était inutile Il, d’accord en cela avec Laplace, qui déclarait n’avoir point besoin de cette hypothèse, il exprima cette idée en termes très nets et lui consacra même tout un chapitre. Mais il est d’autres savants qui pensent que la découverte des vérités n’a rien à voir avec les opinions religieuses et les articles de foi, et que les controverses religieuses ne doivent pas trouver place dans les publications scientifiques. Cette opinion, Virchow la professa toute sa vie et il y a plus de trente ans, il écrivait ce qui suit :

« La foi n’admet pas la discussion scientifique, car science et foi s’excluent réciproquement. Non pas que l’une d’elles rende l’autre impossible ; mais dans le domaine de la science il n’y a pas de place pour la foi, et celle-ci ne peut commencer que là où l’autre finit. Il est évident que si l’on respecte cette ligne de démarcation, la foi peut avoir encore une large place ; donc la science n’a pas à attaquer la foi, elle doit indiquer et affermir les limites actuelles des connaissances. »

Cette idée, Virchow la professe aujourd’hui encore ; c’est ce qui a attiré sur lui cette animosité qui semble être le propre des sentiments antireligieux, tout autant que le fanatisme qui a engendré autrefois les persécutions féroces et les guerres de religion. Virchow a supporté tout cela paisiblement ; mais nous pouvons regretter qu’il ait été l’objet de ces attaques ; s’il est vrai que la science existe, elle révèle son existence en élevant, en humanisant les hommes ; et le savant doit être et sera le véritable apôtre de l’humanité. La science qui éclaire l’esprit doit purifier le cœur, connaissance logique, raison, tout cela doit marcher la main dans la main avec la sympathie, l’indulgence et la fraternité.

Je terminerai l’histoire de cette controverse entreprise à tort par un homme cependant grand et bon, en citant encore Virchow resté fidèle à ce qu’il exprimait ainsi il y il plus de trente ans :

« La doctrine de l’humanisme, dans son vrai sens, n’est pas l’apothéose du genre humain ; car ce serait alors l’anthropomorphisme : c’est la connaissance scientifique des relations diverses de l’être qui pense avec le monde qui change. Sa base est la science de la nature, sa véritable expression : l’anthropologie. C’est pour cette raison que l’humanisme n’est ni athée ni panthéiste, Pour tout ce qui dépasse la limite actuelle de ses connaissances il n’a qu’une formule : Je ne sais. (Liebig avait dit de même : « La science de la nature doit être modeste. ») L’humanisme n’est ni spiritualiste ni matérialiste, car l’existence de la force et de la matière sont des faits qui ont une égale signification et l’unité de la nature de l’homme une conviction établie. Enfin l’humanisme n’est ni profondément égoïste ni disposé à tous les sacrifices ; car, tout en reconnaissant le droit de chacun à l’existence et au complet développement, il réclame pour lui-même les mêmes droits. »

L’humanisme si bien décrit par lui, Virchow l’a pratiqué. Lorsque les nécessités politiques entrainèrent son changement de Berlin à Wurtzbourg, il montra sa sympathie pour les opprimés. Dans son fameux mémoire, sur la Famine et le typhus en Silésie et dans le Spessart, il prouva la nécessité d’un changement radical dans la position de membres de la société qui mouraient de faim. Ainsi remarquez que Virchow, préoccupé par ses recherches professionnelles, dont la grandeur, la nouveauté et la valeur n’ont été surpassées par les découvertes d’aucun savant dont l’histoire de la médecine gardera le nom, Virchow, dis-je, n’a jamais cessé de croire qu’il appartenait à son pays et non pas seulement à la science abstraite. Comme ses idées scientifiques, ses vues politiques et sociales ont toujours un but pratique. Né dans le peuple, il est resté un ami du peuple. Depuis vingt-deux ans Virchow est membre du conseil municipal de Berlin ; dans ses fonctions, il a toujours apporté l’attention la plus grande. Un grand nombre de mémoires ont été écrits par lui sur l’hygiène, le drainage, la canalisation ; ils indiquent les nécessités locales et les progrès à réaliser et présentent, pour le savant qui les lit, des matériaux d’études et de nouvelles idées. Sa réélection aux mêmes fonctions, son élévation à la vice-présidence du conseil prouvent que ses efforts pour donner une tournure pratique à la science sont appréciés de ses concitoyens et qu’il ne se fatigue pas de travailler au bien-être de tous.

Depuis 1862, Virchow est représentant, d’abord de Saarbrücken, plus tard de la ville de Berlin à la Chambre des députés de Prusse. Il a fait partie de la commission des finances et on le trouve toujours prêt à travailler, à écouter et à instruire. Pour retracer sa vie politique il faudrait passer en revue l’histoire contemporaine de la Prusse et de l’Allemagne : qu’il nous suffise de dire que Virchow, tout en n’étant pas un brillant orateur, est toujours écouté avec attention. On respecte sa sagesse, on admire son courage et sa modération. Il n’est pas nécessaire d’ajouter qu’il siège sur les bancs du parti libéral et progressiste et qu’il fait une opposition constante à l’homme qui, par vingt ans de mesures oppressives : dissolutions de parlement, gouvernement sans le concours des représentants du peuple, changements soudains dans la politique économique et religieuse du pays, coalition des partis, mépris absolu du droit des individus, de la liberté de la presse et des principes de la constitution, bien qu’il ait réussi à augmenter le royaume de Prusse et à donner à l’Allemagne une unité partielle, a plus fait que n’importe quel Allemand dans l’histoire pour affaiblir la politique germanique et démoraliser la conscience publique. Je ne suis pas prophète, mais je prédis ceci : lorsque cet homme de fer et de sang aura terminé sa carrière, on ne verra pas cinquante millions d’individus draper de noir leurs maisons, comme nous en avons été témoins, il y a peu de temps. Une place dans les hautes sphères de la politique sera vacante, mais aucune place dans le cœur du peuple ne sera vide.

Bismarck n’a pas trouvé d’adversaire plus consciencieux et plus résolu que Virchow, dans toute sa carrière parlementaire. Au nombre des hommes politiques d’Allemagne qui ont combattu l’illégalité de l’absolutisme et qui n’ont cessé de réclamer en faveur de la suprématie de la loi, du respect des droits du citoyen, de la protection de la constitution ; au nombre de ceux qui ont demandé que la paix ne fût pas aussi coûteuse et aussi affaiblissante que la guerre, le nom de Virchow sera toujours rappelé comme l’un des premiers, des plus sages et des plus purs. Si le temps me le permettait, j’entrerais dans quelques détails. Je citerai ses travaux législatifs sur les maladies infectieuses des animaux, sur les pêcheries, son introduction du mot « Kulturkampf » dans les débats parlementaires au sujet des dissentiments entre le pape et Bismarck, ses conférences aux sociétés ouvrières, ses publications populaires bi-mensuelles, son contrôle dans l’érection des hôpitaux et des premiers baraquements, sa conduite pendant la guerre franco-allemande, pendant laquelle il dirigea sur la France le premier train de secours aux blessés, et remplit les fonctions de médecin dans le service des sociétés auxiliaires de secours centralisées à Berlin.

Lors de ses premiers succès politiques, les admirateurs de son génie craignirent que ses nouvelles occupations ne le détournassent de ses au Ires travaux. Les uns prédirent que son entrée dans la politique marquait la fin de sa carrière scientifique ; les autres, et parmi eux se trouvaient ceux qui lui devaient leur instruction, leurs premières idées et leur situation, n’hésitèrent pas à déclarer qu’il lui serait désormais impossible de se tenir même au courant des rapides progrès que, grâce à eux, la science faisait chaque jour. Mais la suite leur donna tort. Depuis le jour où Virchow publia son premier volume des Archives contenant son introduction sur les bases de la médecine scientifique, ses Recherches sur le développement du cancer ; sur les Pigments pathologiques et un Essai sur la reforme de la pathologie et de la thérapeutique, à l’aide des recherches microscopiques, il n’y a pas un volume auquel il n’ait collaboré. Plusieurs de ses mémoires sont importants et volumineux ; ils suffiraient, avec les habitudes des savants allemands, à former un grand nombre de livres publiés à part au lieu d’être de simples articles de journaux scientifiques. Les travaux considérables accomplis par Virchow dans les vingt premières années ne peuvent pas toujours continuer. Un seul homme ne peut pas recommencer la tâche déjà accomplie ; n’eût-il rien produit depuis cette époque, que les résumés ou les notes tels que le Vitalisme ancien et moderne (vol. IX) ; Notre Programme (vol. L) ; Guerre et Science (vol. LI) ; les Bases de la médecine scientifique (vol. LXX, 1877, trente ans après son premier article des Archiv) ; l’Essence et les causes des maladies (vol. LXXIX), il aurait droit aux remerciements du monde médical. Mais il a fait plus, nous le savons : dans la préface de son premier volume sur les tumeurs, il fait lui-même quelques observations très caractéristiques sur ce sujet.

« Les dates de la plupart de mes conférences prouveront qu’à l’époque où les questions les plus importantes appelaient l’attention du parlement, j’ai toujours continué mon enseignement. Pour tranquilliser mes amis, j’ajouterai que le travail silencieux et souvent ignoré du savant exige plus d’énergie et plus d’efforts que l’activité de l’homme politique qui cependant fait plus de bruit et qui est plus appréciée. La politique m’a souvent paru un délassement, plus que toute autre chose. »

De ces délassements Virchow n’en a pas manqué ; son séjour au milieu des misérables pâtres de l’Asie Mineure en est une preuve.

Schliemann ce magicien qui a fait sortir de terre Troie, la ville sacrée du passé, avait invité Virchow à venir l’aider dans ses recherches à la cité ensevelie. Virchow partit, un peu pour aider Schliemann, un peu aussi pour échapper à son travail écrasant. Il allait y trouver d’autres occupations toutes aussi pénibles, quoique d’une nature différente. Le récent ouvrage de Schliemann sur Ilios contient à ce sujet des renseignements fort intéressants ; toutefois, ce qui m’a le plus frappé et touché, c’est l’humanité infatigable de ce grand homme vis-à-vis des pauvres et des malades. Ce qui m’a charmé au dernier point, c’est le récit des soins qu’il donnait à la misérable population d’Hissarlik. II apprit aux habitants l’efficacité de la camomille et du genièvre qui croissaient en grande abondance aux alentours, ignorés et sans emploi. Une source qu’il avait fait jaillir dans ses recherches archéologiques recevait aussitôt le nom de « puits du médecin », et on lui attribuait aussitôt des effets salutaires. Le jour de son départ, les habitants lui apportèrent des fleurs, seul présent qui put être agréable à leur bienfaiteur.

Admirer un grand homme dans l’exercice de sa profession, apprécier ses travaux et son succès, c’est pour l’observateur une grande satisfaction sans doute ; mais être à même de l’aimer pour sa charité et les qualités de son cœur, n’est-ce pas là une fëte pour l’âme ?

Dans cette enceinte se trouvent réunis aujourd’hui les maîtres de notre profession, il en est plusieurs qui sont connus partout où la science et l’art de la médecine sont appréciés, étudiés et pratiqués. Eh bien, il n’en est pas un seul qui n’ait appris quelque chose à l’école de ce grand génie ; dont le nom a été si souvent prononcé dans le cours de celte conférence. Les praticiens instruits, habiles, célèbres qui sont ici emploient les termes inventés, connaissent les théories proposées par ce puissant esprit. Les jeunes ont grandi à l’ombre de cet arbre, les anciens ont pris l’habitude de voir par ses yeux et de suivre ses méthodes. L’enseignement de l’école a été complètement modifié grâce à ses efforts, la science et les méthodes scientifiques y règnent souverainement. La dernière doctrine dangereuse, si longtemps défendue par Rokitanski, appartient désormais au passé. La pathologie depuis Virchow, et grâce à lui, est fondée sur le plus petit des organismes : la cellule. C’est, ainsi qu’Huxley l’a proclamé, celle branche de la biologie qui traite des désordres de la vie cellulaire ou de la coordination des groupes de cellules, point de départ de tout processus vital.

Il n’est pas de livre de médecine, de monographie où le nom de Virchow ne soit souvent cité. Lorsqu’on ne le mentionne pas, c’est que les faits découverts par lui sont devenus des axiomes mathématiques et qu’ils se comprennent d’eux-mêmes. Il y a des centaines d’articles de journaux, dans la littérature scientifique, qui commencent par la phrase : « Virchow dit ». On ne pourrait pas faire un livre sur la médecine moderne sans écrire son nom. Ils appartiennent l’un à l’autre, et, cependant ce n’est pas un chef d’école, ses méthodes sont purement scientifiques, basées sur des faits et s’appuyant sur eux. Les écoles sont fondées sur des idées ingénieuses, elles ne s’appuient pas sur les faits et sur l’expérimentation. Il n’est pas probable, et pour moi je ne puis imaginer qu’il y ait encore des écoles après celle de Broussais, de Brown, de Schönlein, après l’école de Vienne. Notre école, l’école de l’avenir, est la médecine scientifique, La plus grande gloire de Virchow sera d’avoir été trop grand pour établir une école, trop universel pour nous demander de jurare in verba magistri, Tous, vieux ou jeunes, nous sommes, sciemment ou inconsciemment les élèves de Virchow. Les jeunes gens qui commenceraient aujourd’hui l’étude de la médecine n’aborderaient pas un chapitre de la pathologie qui ne portât la marque du génie de ce savant.

Avais-je raison de présenter cet homme comme un pathologiste idéal à tous ceux, jeunes ou vieux, qui s’occupent de médecine et particulièrement à ceux qui m’écoutent ce soir ? Virchow a fait assez pour immortaliser son nom par ses recherches et par les progrès dont la médecine lui est redevable. Son rang dans l’histoire de cette science est dès à présent assuré. Parmi les archéologues aussi il marche au premier rang. La société allemande d’anthropologie, après un an d’existence, le nommait président. Schliemann l’appelle à Troie et réclame l’appui de ses connaissances supérieures. De nombreuses découvertes archéologiques, des notices de valeur, lui sont dues.

Grâce à son esprit scientifique, à ses méthodes exactes, il a réussi, en archéologie comme en pathologie. Ses recherches purement historiques, comme celle qu’il entreprit il y a longtemps sur la place d’une ancienne ville, n’ont pas une moindre valeur.

J’ai fait allusion à sa situation politique, à son concours donné à toutes les entreprises humanitaires. Il n’est plus seulement pour nous l’homme de la science pure, mais aussi l’homme d’État pratique et le philanthrope. Praticien au milieu des pauvres, comme le meilleur et le plus noble d’entre nous, c’est aussi le modèle des confrères et des collègues. Membre assidu de différentes sociétés médicales, il prend part aux discussions scientifiques et s’intéresse à tout ce qui touche la profession. Ce sentiment d’humanité et de solidarité, qui l’enrôle au service de sa ville et de son pays, fait de lui un membre actif de la grande famille médicale. Nous assistons souvent au spectacle contraire : ceux qui se sont élevés, grâce à leurs efforts et souvent aussi à l’appui de leurs confrères, sont trop disposés à oublier qu’ils sont seulement les branches du même arbre. Ceux dont l’exemple et la collaboration seraient le plus désirables se tiennent en dehors de nos sociétés. L’individualisme et l’égoïsme de la période industrielle du XIXe siècle cherchent à envahir la profession médicale, et cependant il n’est pas d’hommes qui sacrifient plus de temps et qui travaillent plus à maintenir celte sympathie et celte fraternité professionnelles que Virchow. Il n’est pas de grand congrès scientifique, national ou international, où Virchow ne soit présent ; pas de question qui exige une connaissance universelle et le poids d’un grand nom où sa voix ne se fasse entendre. Dernièrement encore, à Londres, il s’élevait en faveur de l’expérimentation en physiologie [4].

Qu’il me soit permis en terminant de citer un passage du discours qu’il prononça le 2 août 1874, sur les progrès de la médecine militaire :

« L’armée française perdit pendant la guerre de Crimée les 33 centièmes de son effectif, 95615 hommes. Dans ce nombre 10240 furent tués sur le champ de bataille et un nombre à peu près égal mourut dans les hôpitaux des suites de blessures. Plus de 75 000 hommes périrent de maladies infectieuses. Pendant la guerre d’Amérique, 97000 hommes périrent à la suite de blessures et 184000 de maladies infectieuses. Que de douleurs et de misères ! Quel océan de sang et de larmes ! Que d’erreurs et que de dommages ! Il est inutile d’énumérer la longue liste des fautes et des crimes. Ils sont assez connus pour servir d’enseignement pour l’avenir.

« Ce n’est pas cependant l’étendue du désastre qui a montré quelle était la cause du mal et quel remède il fallait employer. Les Français n’ont pas profité des enseignements de a guerre de Crimée, tandis que la guerre de sécession a été pour les Américains le point, de départ d’une ère nouvelle pour la médecine militaire ; il n’en faut pas chercher la raison dans l’étendue des souffrances endurées, des misères supportées, car les Américains n’ont pas plus souffert que les Français en Crimée. L’explication de ce fait se trouve dans l’esprit critique et vraiment scientifique, dans le bon sens pratique de toute l’administration militaire d’Amérique. Celle-ci, avec le concours étonnant de toute une nation, a produit des résultats que jamais guerre n’avait eus. Lorsqu’on étudie les publications du service de santé de l’armée américaine, on reste étonné de la vaste expérience qu’elles renferment. Respect soigneux des détails, statistiques exactes, connaissance de toutes les branches de la médecine, style clair, tout cela est réuni pour conserver au bénéfice des générations présentes et futures les nouvelles connaissances si chèrement achetées. »

Ainsi parle Virchow.

Nous avons en lui un homme qui a plus fait pour la pathologie qu’aucun homme mort ou vivant. Le premier, il a élevé la médecine au rang d’une science à l’aide de méthodes purement scientifiques. Il a servi son pays comme il avait servi la science, il a servi l’humanité comme son pays. Avais-je raison, jeunes gens, qui commencez vos études médicales, de vous le citer comme le modèle du médecin et comme un homme ?

Un dernier mot, messieurs. Habituellement on écrit la biographie, on fait l’éloge des grands hommes qui ont depuis longtemps terminé leurs travaux et leur vie ; grâce au ciel, la biographie de Virchow n’est pas complète ; puisse-t-il vivre longtemps encore, pour travailler au progrès de la science, pour être votre maître et le maître de vos maîtres !

JACOBI.

[1Rudolf Leubuscher, né le 12 décembre 1822 et décédé le 23 octobre 1861, était un médecin et psychiatre allemand originaire de Breslau. Il a obtenu son doctorat en médecine en 1844, et est devenu assistant de Heinrich Philipp août Damerow (1798-1866) à l’établissement psychiatrique provincial nouvellement construit à Halle. En 1848 il est venu à l’université Humboldt de Berlin, et en 1855 était un directeur à la clinique médicale à Iéna. Il est revenu plus tard à Berlin en tant que médecin et professeur agrégé à l’université. Il est mort à Berlin en 1861 à l’âge de 39.

[2Aloys Rudolph Vetter (1765-1806), était un médecin autrichien qui en 1803 a publié un traité sur la tuberculose dans lequel il décrivait trois types de progression de la maladie

[3R. Virchow, Essence et causes de la maladie (Archiv, t, LXX1X).

[4Voir Revue scientifique du 13 août 1881.

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