Qu’est-ce que la force ?

Paul de Saint-Robert - La Revue Scientifique, 13 avril 1872
Samedi 4 avril 2009 — Dernier ajout jeudi 28 mars 2024

Paul de Saint-Robert - La Revue Scientifique, 13 avril 1872

Ne perdez pas de vue que cet article qui vous éclairera, c’est certain, sur la notion de force, date de 1872. Un certain nombre de termes et de notions ont été éclaircis. C’est le cas en particulier de la différenciation entre Force, Pression et Travail. De la même façon les unités de mesure ont évolué : une force se mesure en Newton, une pression en Pascal et un travail en Joule. Bonne lecture.

QU’EST-CE QUE LA FORCE

Il y a peu de mots dont l’emploi soit aussi fréquent et dont la signification soit aussi multiple que celui de force. Depuis l’homme de science qui cherche à soumettre les forces de la nature et à les faire servir au profit de l’humanité, jusqu’au manœuvre qui gagne son pain au moyen de sa force musculaire, tous ont à chaque instant le mot force sur les lèvres, en lui attribuant tantôt un sens, tantôt un autre.

Si dans le langage ordinaire le mot force a une signification multiple, on devrait au moins ne lui attribuer dans le langage scientifique qu’une signification parfaitement déterminée. Malheureusement cela n’est pas, et même en mécanique, où ce mot est fondamental, il reçoit une triple acception. En effet, dans cette science, on considère la force tantôt comme une pression ou une traction exprimable en kilogrammes [1], tantôt comme une vitesse qui s’exprime en mètres [2], tantôt enfin comme un travail, c’est-à-dire un poids soulevé, à une certaine hauteur, qu’on exprime en kilogrammètres [3].

Cette multiplicité d’acceptions du même mot est fort regrettable, car c’est de là que viennent toutes les difficultés qu’éprouvent les commençants à saisir le véritable esprit de la mécanique.

Nous pensons que quelques considérations sur ce sujet ne seront pas dépourvues d’utilité.

I

On définit ordinairement la force en disant que « c’est la cause quelconque qui met un corps en mouvement, ou seulement qui tend à le mouvoir, lorsque son effet est suspendu ou empêché par une autre cause » [4]

Cette définition est beaucoup trop vague. En effet, « quelle idée nette », dit Carnot [5], « peut présenter à l’esprit, en pareille matière, le nom de cause ? Il y a tant d’espèces de causes ! Et que peut-on entendre dans le langage précis des mathématiques par une force, c’est-à-dire par une cause double ou triple d’une autre ?.. Ces causes sont-elles la volonté ou la constitution physique de l’homme ou de l’animal qui par son action fait naître le mouvement ? Mais qu’est-ce qu’une volonté double ou triple d’une autre volonté, ou une constitution physique capable d’un effet double ou triple d’une autre ? »

Le défaut capital de la définition généralement adoptée est de s’appliquer à une quantité de choses diverses. Par exemple, lorsqu’un corps en mouvement en rencontre un autre en repos, il le met en mouvement ; il est la cause de ce mouvement. Donc, d’après la définition, un corps en mouvement est une force.

Un corps abandonné à lui-même se met en mouvement : il tombe. La cause qui le fait tomber, qu’on appelle pesanteur, est donc une force. Cette force agit toujours sur le corps, même lorsqu’il est suspendu ou déposé sur un appui. La force qui détermine la pression exercée sur l’appui est-elle de même nature que la force d’un corps en mouvement ?

Lorsqu’un obstacle arrête un corps en mouvement, il est la cause qui modifie le mouvement : donc, cet obstacle est une force.

Nous pourrions multiplier les exemples pour faire ressortir l’indétermination de la définition ordinaire du mot force.

Pour se délivrer du vague inhérent au mot cause, il faut préciser l’effet par lequel la force doit s’estimer : car nous ne connaissons les forces que par les effets qu’elles produisent, et nous n’avons aucune notion sur leur nature.

Nous allons examiner ce qui se passe lorsqu’un corps se met en mouvement. Il est d’abord évident qu’un corps ne peut se donner du mouvement à lui-même, c’est-à-dire que s’il est en repos il ne saurait en sortir de lui-même, et que s’il est en mouvement il ne pourrait s’arrêter ni modifier son mouvement sans l’intervention de quelque cause étrangère.

C’est en cela que consiste la loi de l’inertie.

Quand un corps change son état de repos ou de mouvement, il ne le fait jamais que par l’action de quelque autre corps, auquel il fait éprouver réciproquement un changement analogue, mais en sens opposé.

Par exemple, lorsqu’un corps en mouvement vient à rencontrer un autre corps, les deux corps se compriment mutuellement, et la vitesse de l’un passe pour ainsi dire dans l’autre, tant que l’un conserve une vitesse supérieure à celle de l’autre. Il arrive un instant où ces corps ont acquis la même vitesse et marchent ensemble, du moins pendant un temps très-court. Après cela, ils pourront se séparer en vertu de l’énergie plus ou moins grande de leur élasticité, qui tend à leur faire reprendre la forme primitive. Mais si les corps sont dénués d’élasticité, ou si, après le choc, ils restent fixés l’un à l’autre, alors ils marcheront ensemble avec la même vitesse. C’est ce qui arrive, par exemple, quand une balle lancée contre un pendule balistique y demeure enfoncée.

Pendant que les deux corps, animés de vitesses différentes, réagissent l’un sur l’autre, il naît aux points de contact une pression qui agit en poussant le second corps, et une autre pression égale et contraire qui agit en repoussant le premier corps, c’est-à-dire qu’un corps pousse l’autre autant qu’il en est repoussé.

C’est en cela que consiste la loi de la réaction égale et contraire à l’action.

La poussée, l’action d’un corps sur l’autre et la réaction du second sur le premier, sont mesurables à chaque instant par des poids.

Il est tout naturel d’appliquer la dénomination de force à cette pression qui naît entre les deux corps pendant qu’ils réagissent l’un sur l’autre, sans laquelle il ne pourrait y avoir communication de mouvement. En effet, la notion de cette force qui se manifeste au contact des deux corps nous est très-familière ; elle nous est acquise par l’expérience de tous les instants, cette force étant analogue à la pression née de notre contact avec les corps qui nous environnent.

Nous voyons apparaître la force toutes les fois qu’il y a transmission de mouvement d’un corps à un autre ; cependant il se présente des cas où la force apparaît sans que les corps se touchent. La pesanteur, l’électricité, peuvent modifier les mouvements des corps sans que nos organes puissent nous faire saisir quelque liaison matérielle interposée entre le mobile et la cause qui agit mystérieusement sur le mobile.

Des penseurs qui n’admettent pas qu’il puisse y avoir d’autres forces que celles qui s’exercent entre des corps en contact expliquent la gravité et toutes les attractions et répulsion, par l’action de l’éther, matière subtile qui remplit tout l’espace [6].

Quelle que soit la cause de ces actions à distance, les effets auxquels elles donnent lieu ne diffèrent pas des effets que produisent les forces naissant de la réaction des corps qui se touchent. Ainsi, l’effort que nous exerçons pour empêcher un corps de tomber, l’effort que nous exerçons pour empêcher un morceau de fer de s’approcher d’un aimant, sont autant de forces semblables à celle dont nous avons conscience lorsque nous déplaçons un corps.

Toutes les forces, qu’elles reçoivent le nom de pression, de tension, d’attraction, de répulsion, sont de même nature, en ce sens qu’elles peuvent se mesurer toutes par des poids.

Elles obéissent toutes à la loi de la réaction égale à l’action. Ainsi, la terre attire un corps autant qu’elle en est attirée et lorsqu’un corps tombe vers la terre, cette dernière tombe de même vers lui.

Si l’on envisage la force comme une pression ou une tension, toutes les forces deviennent de même nature et numériquement comparables, quelle que soit la différence des agents qui les font naître.

Nous définirons donc la force comme étant la pression ou la tension qui agit sur un corps pour en modifier l’état de repos ou de mouvement.

On peut objecter à cette définition que nous prenons l’effet pour la cause. A cela nous répondrons que les causes primordiales ne nous sont point connues, et que nous n’en connaissons que les effets, qui à leur tour deviennent des causes secondaires, et que c’est seulement celles-ci que nous pouvons concevoir.

La mécanique ne considère point les causes premières des pressions qui déterminent les mouvements ; elle se borne à établir une relation entre ces pressions et les mouvements qui en résultent, quelque diverse que puisse être l’origine de la pression, soit qu’elle provienne des contractions musculaires d’un animal, ou de l’attraction d’un centre, ou du choc d’un corps, ou de la dilatation d’un fluide élastique.

Ayant défini la force comme une pression, il nous faut chercher maintenant la loi qui lie la force, exprimée en kilogrammes, à la vitesse, exprimée en mètres. C’est un point délicat de la mécanique qu’il importe de bien éclaircir, parce qu’il laisse souvent des nuages dans l’esprit.

Nous devons invoquer ici un autre principe qu’on peut énoncer de la manière suivante : Une force agit sur un point matériel qui est en mouvement et sollicité par des forces quelconques, absolument comme si elle était seule et comme si le point était en repos.

Ce principe, dont la première notion est due à Galilée, et qu’on appelle principe de l’indépendance des effets des forces, forme, avec les deux autres principes de l’inertie et de l’égalité de l’action et de la réaction, le fondement de toute la science mécanique.

Ces principes ou lois de la nature ne sauraient être démontrés à priori. On doit les considérer comme des postulats dont l’exactitude est rendue incontestable à posteriori par l’accord des conséquences qu’on en tire avec les faits observés, surtout en astronomie.

Pour appliquer le principe de l’indépendance des effets des forces, considérons deux points matériels,égaux soumis à deux forces inégales, l’une, 2F, double de l’autre, désignée par F. Si les deux points, d’abord en repos, étaient soumis à deux forces F égales et parallèles et dirigées dans le même sens, ces deux points marcheraient d’un mouvement commun et seraient en repos l’un relativement à l’autre. Mais si l’un des points reçoit en outre, dès l’instant du départ, l’action d’une seconde force F, il prendra par rapport à l’autre point, au bout d’un temps quelconque, une vitesse relative égale à la vitesse absolue que la force unique F imprime au second point dans le même temps. Donc, le point sollicité par la force 2F possède à un instant quelconque une vitesse double de celle du point sollicité par la force F.

On verra de même qu’une force triple 3F imprime dans le même temps trois fois plus de vitesse que la force F.

Si les forces sont dans le rapport des deux nombres m et n, ou représentées par mF et nF, les vitesses imprimées dans le même temps seront proportionnelles aux forces, c’est-à-dire qu’elles seront comme m à n.

Si nous désignons par le mot accélération l’accroissement que reçoit la vitesse dans l’unité de temps, nous pourrons énoncer le théorème suivant : Les forces sont proportionnelles aux accélérations qu’elles impriment au même point matériel.

On peut de là passer à la définition de la masse, autre quantité dont la conception n’est pas toujours claire.

En vertu de la proportionnalité des forces aux accélérations, on a pour un corps quelconque l’équation

F=mG

G étant l’accélération qu’imprime la force F, m un coefficient constant pour un même corps. Ce coefficient varie naturellement quand on passe d’un corps à un autre ; sa valeur numérique dépend à la fois de l’unité de force et de l’unité de longueur ; mais, ces unités une fois choisies, F et G sont représentés par des nombres, et alors la valeur numérique de m est déterminée.

On est convenu de nommer masse ce coefficient, qui est égal au rapport F/G

D’après cela, deux corps ont la même masse lorsque, soumis à l’influence d’une même force, ils acquièrent des vitesses égales dans des temps égaux. L’un aura une masse double, triple, etc., de l’autre, s’il exige une force double, triple, etc., pour prendre une même accélération.

La définition qu’on donne quelquefois de la masse comme étant la quantité de matière n’est pas suffisante, à moins qu’on n’ajoute que cette quantité se mesure par la force nécessaire pour procurer au corps une certaine accélération.

Les masses sont comparables entre elles. Dans la mécanique céleste on rapporte toutes les masses à la masse du soleil prise pour unité ; mais dans la mécanique terrestre il n’y a pas, à proprement parler, d’unité de masse, pas plus qu’il n’y a d’unité de poids spécifique ou d’unité de vitesse. En effet, l’adoption d’une unité implique nécessairement la liberté du choix. Or, une masse est absolument déterminée dès que l’unité de force et l’unité de longueur sont fixées, de sorte qu’il n’y a pas d’unité de masse.

De même qu’on ne dit pas que l’unité de poids spécifique est le poids spécifique d’un corps pesant 1 kilogramme sous l’unité de volume, ni que l’unité de vitesse est la vitesse d’un corps qui parcourt 1 mètre en une seconde, on ne doit pas dire non plus que l’unité de masse est la masse qui, sollicitée pendant une seconde par une force constante égale à 1 kilogramme, acquerrait une vitesse de 1 mètre par seconde.

Pour connaître la masse d’un corps, il suffit d’une expérience qui constate l’accélération qu’il prend sous l’action d’une force connue.

Cette expérience nous est fournie par la chute des corps terrestres dans le vide. On sait que la pesanteur communique dans un même lieu, à tous les corps, une même accélération g. Si l’on désigne par P le poids d’un corps, l’équation générale donnée plus haut devient alors P=mg , g étant une constante dont la valeur, à la latitude de 45 degrés et au niveau de la mer, a été trouvée égale à 9,80604 (Bessel).

Puisque dans un même lieu l’accélération g est la même pour tous les corps, il résulte de l’équation ci-dessus que les masses des corps sont proportionnelles à leur poids ; mais il faut se garder de confondre la masse avec le poids. En effet, le poids varie d’un lieu à un autre, tandis que la masse reste absolument constante dans toutes les circonstances, parce que la valeur de g varie proportionnellement à P.

Il nous est facile actuellement de calculer l’accélération que prend un corps sous l’influence d’une force donnée.

En effet, le poids de ce corps divisé par g fera connaître sa masse m, et l’on obtiendra ensuite l’accélération cherchée en divisant par m le nombre de kilogrammes qui mesure la force.

La formule F=mG permet de résoudre toutes les questions que l’on peut se proposer sur le mouvement des corps en ligne droite.

La quantité G, étant la vitesse acquise pendant l’unité de temps ; est égale au très-petit accroissement de vitesse dv que la force imprime au corps pendant le temps infiniment petit dt, divisé par ce même temps, c’est-à-dire qu’on a

$$$ G = \frac{dv}{dt}$$$

D’ailleurs, la vitesse est égale à l’élément de l’espace ds, divisé par l’élément de temps dt, c’est-à-dire qu’on a

$$$ V = \frac{ds}{dt}$$$

On en tire

$$$ F = m \frac{dv}{dt} = mv \frac{dv}{ds}$$$

et par suite

$$$ \int F dt = mv - mv_o$$$

$$$ \int F ds = \frac{1}{2}mv^2 - \frac{1}{2}mv_o ^2$$$

L’intégrale $$$ \int F dt$$$ s’appelle l’impulsion de la force F pendant le temps t, Le produit mv s’appelle la quantité de mouvement du corps dont la masse est m et dont la vitesse est v.

D’après cela, la première équation signifie que l’accroissement de la quantité de mouvement pendant un certain temps est égale à l’impulsion pendant le même temps.

L’intégrale $$$ \int F ds$$$ s’appelle le travail de la force F le long du chemin s. La quantité mv² s’est appelée longtemps, et s’appelle encore le plus communément, la force vive du corps dont la masse est m et la vitesse v ; mais, du moment qu’on attache au mot force le sens d’une pression ou d’une traction exprimable en kilogrammes, on ne peut plus se servir du mot force pour désigner une quantité complexe mv², laquelle, mise sous la forme $$$ p \frac{v^2}{2g}$$$ serait, non une force, mais le produit d’une force par une longueur. Nous préférons la dénomination proposée par M. Belanger, et nous appellerons puissance vive la quantité $$$ \frac{1}{2}mv^2$$$ [7]

La seconde équation s’énonce, d’après cela, comme il suit : L’accroissement de la puissance vive d’un corps qui se déplace est égal au travail de la t’orce pendant Ie déplacement.

Si l’on prend le kilogramme pour unité de force, la seconde sexagésimale pour unité de temps, le mètre pour unité de longueur, il en découle que l’impulsion s’exprimera en kilogrammes-secondes, et le travail en kilogrammètres, Nous ferons remarquer ici, de même que nous l’avons fait plus haut relativement à la masse, qu’à proprement parler il n’y a pas d’unité d’impulsion ni de travail, parce que ni le kilogramme-seconde ni le kilogrammètre ne sont pas arbitraires, comme ils devraient être si c’étaient de vraies unités, mais dépendent d’autres quantités prises pour unités.

Les deux équations précédentes vont nous permettre d’éclaircir une question sur laquelle on a beaucoup disputé dans le XVIIIe siècle. Il s’agissait de savoir quelle était la mesure de la force des corps en mouvement. Descartes, Newton, Euler, etc., soutenaient que la force d’un corps en mouvement est mesurée par la quantité de mouvement ; Leibnitz, Jean Bernouilli, etc. , prétendaient qu’elle est proportionnelle à la force vive.

Les Cartésiens alléguaient à l’appui de leur opinion que, si deux corps non élastiques viennent directement à la rencontre l’un de l’autre avec des vitesses inversement proportionnelles à leurs masses, leur choc mutuel les réduit au repos. Donc, concluaient-ils, ces deux corps, avant leur renncontre, ont des forces égales et contraires qui se trouvent finalement détruites.

Les Leibnitziens s’appuyaient sur l’expérience suivante : Qu’on laisse tomber une boule métallique creuse d’une certaine hauteur sur une matière molle où elle puisse s’enfonncer ; qu’on double, après l’avoir retirée, son poids en la chargeant de grenailles., et qu’on la laisse tomber sur la même matière d’une hauteur moitié de celle dont elle est tombée la première fois, on reconnaîtra que l’enfoncement produit est le même. L’effet étant le même dans les deux cas, on en concluait que dans les deux cas la force du corps était la même au moment où il rencontrait la matière molle. Or, les carrés des vitesses de corps qui tombent de diverses hauteurs sont proportionnels aux hauteurs de chute. Donc, disait-on, pour que deux corps en mouvement aient des forces égales, il faut que les carrés des vitesses soient inversement proportionnels aux masses.

Toute la difficulté de cette controverse venait de ce qu’on n’avait pas préalablement défini l’objet du débat en disant ce qu’on entendait par la force d’un corps en mouvement.

Un corps en mouvement abandonné à lui-même n’exerce ni ne reçoit aucune force, et si l’on se demande quelle est la force qui a produit son mouvement, ou quelle est celle qui l’anéantirait, cette question est indéterminée. La force peut être d’abord supposée, soit variable, soit constante. Si l’on admet, pour simplilier, qu’elle est constante, cela ne suffit pas pour en calculer la valeur : il faut encore prendre en considération un temps ou un espace, soit le temps qu’a duré l’action de la force, soit l’espace qu’a parcouru le mobile sous l’action de la force.

Si l’en considère le temps, la solution du problème est donnée par la première des équations précédentes, qui devient dans ce cas

Ft=mv.

Si l’on considère l’espace, la solution est donnée par la seconde équation, qui devient dans le cas présent $$$ Fs = \frac{1}{2}mv^2$$$ Ainsi, les philosophes qui, comme Descartes, mesuraient la force d’un corps par la masse multipliée par la vitesse, nommaient force la quantité complexe Ft que nous appelons impulsion, laquelle est égale à la quantité de mouvement. Ceux qui comme Leibnitz, prenaient pour mesure de la force le produit de la masse par le carré de la vitesse, donnaient le nom de force à la quantité complexe Fs que nous appelons travail, qui est égale à la moitié du produit de la masse par le carré de la vitesse.

Si, de deux corps qui vont directement à la rencontre l’un le l’autre, on veut savoir lequel des deux entrainera l’autre, il faut considérer le produit Ft, numériquement égal à la quantité de mouvement, parce que l’action des corps l’un sur l’autre dure le même temps. S’il s’agit de savoir lequel des deux pénètrera davantage dans un corps mou, il faut considérer le produit Fs, numériquement égal à la moitié du produit de la masse par le carré de la vitesse, parce que la pénétration correspond à un espace parcouru.

On voit par là que la fameuse dispute se réduit à une pure question de mots, comme d’Alembert l’a fait dès 1783. En effet, « les deux partis, dit-il, sont entièrement d’accord sur les principes fondamentaux de l’équilibre et du mouvement, Qu’on propose le même problème de mécanique à résoudre à deux géomètres dont l’un soit adversaire et l’autre partisan des forces vives, leurs solutions, si elles sont bonnes, seront toujours parfaitement d’accord [8]. »)

Il arrive ici à peu près comme dans la controverse entre les matérialistes et les spiritualistes. Bien que divisés sur l’existence de l’âme et de Dieu, ils conviennent pourtant tous de la même morale, s’ils sont sincères et pensent également qu’il ne peut y avoir de bonheur pour l’homme que dans la pratique rigoureuse de la vertu.

Longtemps on a admis, et quelques personnes admettent encore aujourd’hui, qu’il existe dans la nature deux espèces de forces, les unes supposées sans durée et capables de produire dans les corps des changements brusques de vitesse sans les faire passer par les états intermédiaires, les autres agissant sans interruption, d’une manière continue, et ne produisant par conséquent un effet sensible qu’après un temps appréciable. On appelait les premières forces instantanées ou de percussion, les dernières forces accélératrices.

Nous avons fait voir qu’une force constante est égale à la quantité de mouvement qu’elle produit, divisée par le temps employé à le produire : d’où il résulte que, pour une même quantité de mouvement produit, la force est d’autant plus grande que la durée de son action est moindre, et qu’il n’y a qu’une force infinie qui puisse produire une quantité de mouvement déterminée dans un temps infiniment court.

On voit par là combien est contraire à une saine physique la conception des forces instantanées. C’est pour cela qu’elle a été repoussée par Poncelet, par Coriolis, etc. Cependant on la trouve encore dans quelques-uns de ces petits traités de mécanique, d’ordinaire assez médiocres, qu’on met en tête des traités de physique. De là naissent toutes sortes de difficultés et d’obscurités.

Il arrive de lire, par exemple, qu’un corps lancé dans le vide est soumis à l’action de deux forces, savoir : la force de projection, qui est une force instantanée, et la force. de la pesanteur, qui est une force accélératrice, et que c’est en vertu de ces deux forces que le corps décrit sa parabole.

Cela n’est pas exact : dès que le corps a reçu sa vitesse initiale par la main ou par l’explosion d’une charge de poudre, ou par tout autre moyen, la force qui l’a poussé cesse, et il n’est plus soumis qu’à une force égale à son poids, si l’on fait abstraction de la résistance de l’air.

C’est la même erreur que commettent ceux qui attribuent le mouvement d’une planète autour du soleil à l’action de deux forces : la force de projection de la planète et la force d’attraction du soleil.

Plusieurs auteurs de Mécanique, parmi lesquels l’illustre Poncelet, emploient l’expression de force d’inertie.

Dans leur manière de voir, une force ne peut modifier l’état de repos ou de mouvement d’un corps sans faire naître aussitôt une résistance égale et opposée, qui est la force d’inertie. C’est ce que nous appelons la réaction du corps.

L’introduction d’une telle force, dont l’action ne se fait sentir qu’autant qu’une force effective agit sur le corps, nous parait au moins inutile, sinon dangereuse, parce qu’elle complique le langage et prête à l’équivoque en laissant croire que l’inertie est une force.

Dans les corps il n’y a aucune résistance aux forces, car la moindre force qui agirait seule sur un corps quelconque le mettrait en mouvement. Le coup d’aile d’un moucheron mettrait en mouvement une lourde voiture de roulier si toutes les résistances étaient annulées. La seule différence qui existe entre une grande et une petite force, c’est que la seconde, pour imprimer la même vitesse à un corps, doit agir beaucoup plus longtemps que la première.

Par exemple, si huit chevaux peuvent imprimer dans une seconde de temps une vitesse de 1 mètre à une voiture pesant 10 000 kilogrammes, une souris attelée à la même voiture ne parviendrait à lui imprimer la même vitesse de 1 mètre qu’après un nombre de secondes égal, au rapport de la force de traction des huit chevaux à la force de la souris. Il est bien entendu qu’on fait abstraction de la résistance du terrain et des divers frottements, car autrement la souris ne parviendrait jamais à ébranler la voiture.

Il nous parait que la conception de la force d’inertie ne peut avoir pour résultat que de faire naitre l’idée inexacte. qui a déjà duré bien assez longtemps, qu’il.y a dans les corps en mouvement une force résidente, une vis insita, qui est à chaque instant la cause actuelle du mouvement, ce qui n’est pas, si l’on attache au mot force l’idée d’un effort, d’une pression ou d’une traction.

La force est non la cause subsistante de tout mouvement existant, mais la cause qui modifie tout mouvement vaariable.

II

Nous allons maintenant parler d’une signification du mot force qui tient peut-être le premier rang dans le langage vulgaire. On entend à tout moment dire la force d’une chute d’eau, la force de la poudre à canon, etc … Qu’est-ce qu’on entend par force dans ces locutions et dans une foule d’autres analogues ?

Assurément on n’entend point parler ici d’une pression ou d’une tractîon qui puisse être exprimée en kilogrammes. Le sens qu’on attache au mot force , dans ces phrases, est celui de disponibilité de travail, c’est-à-dire de la quantité de travail qu’on peut retirer d’un moteur, d’un agent quelconque.

Considérons, par exemple, un réservoir d’eau placé à une certaine hauteur. En en faisant tomber l’eau sur des roues hydrauliques, ou en faisant agir celles-ci sur des machines à colonne d’eau, on peut en retirer un certain travail qu’on peut employer à moudre du blé ou à tout autre usage.

Un kilogramme de poudre représente un travail qu’on peut utiliser, soit pour faire éclater un rocher, soit pour imprimer une très-grande vitesse à un boulet.

Dans ces cas et dans une infinité d’autres analogues, on appelle force la capacité de travail. Or, comme le travail s’exprime en kilogrammètres, la mesure de cette nature de force doit être donnée en kilogrammètres.

Si nous ne voulons pas nous exposer à confondre la force envisagée à ce point de vue avec la force qui se mesure en kilogrammes, il est nécessaire de lui donner un nom différent.

En Angleterre, on a commencé à employer à cet effet le mot énergie, qu’on distingue en énergie potentielle et en énergie actuelle ou cinétique.

Un ressort bandé est une énergie potentielle : c’est le magasin du travail qu’il a fallu dépenser pour le bander, travail qu’il peut rendre en se débandant. Une balle de fusil, en sortant de l’arme, est une énergie actuelle ou cinétique qui se transforme en travail lorsqu’elle rencontre un obstacle.

S’il nous appartenait de proposer une dénomination, nous donnerions la préférence au mot puissance pour désigner la capacité de travail, car le mot énergie semble plutôt indiquer l’intensité de la force que le résultat de son action le long d’un chemin. La distinction qu’on fait dans le langage ordinaire entre force et puissance nous semble justifier le sens scientifique que nous proposons de leur attacher.

D’après cela, nous proposerions de distinguer la puissance en puissance disponible et en puissance vive. Un ressort comprimé, un volume d’eau placé à une certaine hauteur, sont des puissances disponibles ; un courant d’eau, un courant d’air, sont des puissances vives.

La puissance se distingue essentiellement de la force en ce qu’elle se consomme et se dépense, tandis que la force subsiste indéfiniment.

Par exemple, on monte une horloge de clocher en soulevant un poids à une certaine hauteur. Le poids ainsi soulevé imprime en descendant le mouvement à l’horloge ; mais quand ce poids est arrivé au bas de sa course, le mouvement s’arrête, la puissance dont on disposait est consommée ; il faut remonter le poids, si l’on veut que le mouvement continue, Au contraire, le poids dont on charge des corps que l’on veut presser peut être abandonné à lui-même et continuer d’agir de la même manière pendant un temps indéfini.

De l’air comprimé exerce contre les parois de l’enveloppe qui le contient une pression dont rien ne limite la durée ; mais si les parois cèdent, l’air, par son expansion successive, dépensera graduellement la puissance qu’il recélait, et qu’on ne peut lui rendre qu’en le soumettant, à une nouvelle compression.

Il importe de remarquer que toutes les fois qu’il se consomme de la puissance il se produit une autre puissance équivalente. Souvent cette nouvelle puissance n’est point parente, mais elle n’en existe pas moins, et il n’y a jamais dépense de puissance sans restitution.

Ainsi, dans le second exemple dont on vient de parler, si l’on emploie la détente du gaz à mettre en jeu une pompe qui remonte un poids d’eau à une certaine hauteur, ,on pourra utiliser la chute de cette eau pour faire marcher uu machine destinée à comprimer l’air. Si les machines qu’on emploie n’étaient sujettes à aucune perte de puissance, on devrait obtenir à la fin de ce cercle de transformations l’air comprimé au même degré qu’au commencement, de manière que la quantité de puissance initiale resterait constante à travers toutes ses transformations.

Cette reproduction complète de la puissance semble souvent ne pas avoir lieu, attendu qu’une partie de la puissance disparait en chemin pour reparaître sous une autre forme. Ainsi, les chocs, les frottements, la résistance de l’air, etc, sont autant de causes qui détruisent en apparence une portion plus ou moins grande de la puissance ; mais ces résistance donnent naissance à une quantité de chaleur qui pourrait à son tour se convertir en travail mécanique, et qui représente virtuellement la puissance qui paraissait avoir été perdue

Il en faut dire autant de tous les déchets qu’éprouvent en apparence les puissances de quelque espèce qu’elles soient.

Dans le cas. de l’horloge que nous avons cité, tout le travail moteur, toute la puissance emmagasinée en montant l’horloge, se transforme en chaleur dans le mouvement des rouages dont elle est composée. Si l’on popvait s’emparer de cette chaleur, qui se développe successivement, et l’employer sans perte à soulever un poids, on parviendrait à remonter l’horloge.

Il est bon de remarquer que la quantité de chaleur que le mouvement de l’horloge engendre, et qui se dissipe dans les corps environnants, est précisément égale à la quantité de chaleur qui a disparu dans le corps de l’homme qui a monté l’horloge, par suite du travail développé, chaleur qu’il a tirée de la combustion des aliments dont il s’est nourri.

Depuis fort longtemps, il s’est trouvé des penseurs disposés à croire que la puissance doit être regardée comme indestructible et invariable, à l’égal de la matière. Descartes avait entrevu que, malgré les chocs innombrables des corps d’un système et les distributions inégales de mouvement qui se font sans cesse des uns aux autres, il devait y avoir au fond de tout cela quelque chose de constant, de perpétuel ; et il a cru que c’était la quantité de mouvement dont la mesure est le produit de la masse par la vitesse. Au lieu de cette quantité de mouvement, Leibnitz mettait la force vive, dont la mesure est le produit de la masse par le carré de la vitesse.

Ni le principe de Descartes ni celui de Leibnitz ne sont exacts , au moins dans les termes dans lesquels on les énonçait. Pour s’en convaincre, considérons deux corps animés de vitesses inversement proportionnelles à leurs masses, venant à la rencontre l’un de l’autre, et dont l’un puisse s’enfoncer dans l’autre, de manière à y rester réuni ; considérons, par exemple, une balle lancée par un fusil et un bloc de bois venant directement à la rencontre l’un de l’autre avec les vitesses réciproques à leurs masses ; supposons que les deux corps ne soient soumis à aucune force extérieure, et qu’i1s ne reçoivent ainsi que les actions qui résultent de leur choc, nous savons que par le choc les deux corps sont réduits au repos.

Voilà donc un système livré à lui-même dans lequel la quantité de mouvement est annulée par les seules réactions entre les parties dont il est composé. Donc , le principe de Descartes se trouve dans ce cas en défaut.

Il en est de même du principe de Leibnitz, puisque la force vive est aussi nulle après le choc des deux corps.

Dans l’expérience que nous venons de considérer, il se passe un fait auquel ni Descartes ni Leibnitz n’ont pris garde, et qui consiste en ce qu’après le choc il apparaît une chose qui n’existait pas avant, et qui doit être regardée comme l’équivalent de la puissance vive qui a disparu.

Cette chose, c’est la chaleur qui se développe par l’effet du choc.

Que l’on répète l’expérience avec toutes sortes de vitesses et de masses, toujours on verra que la quantité de chaleur créée est proportionnelle à la puissance vive perdue.

Si cette chaleur était recueillie et utilisée dans une maachine thermique parfaite, elle pourrait restituer intégralement la puissance qui a disparu : de sorte qu’en tenant cempte de cette chaleur on peut dire que la puissance totale n’éprouve aucune perte.

Il était réservé à notre siècle de découvrir que toutes les fois qu’il disparait de la puissance mécanique, soit par les chocs, soit par les frottements, une quantité de chaleur équivalente fait son apparition ; et vice versa, que toutes les fois que de la chaleur disparaît, elle donne naissance à un travail mécanique ou à une puissance équivalente. Ainsi, la puisssance mécanique peut se transformer en chaleur, et réciproquement la chaleur peut se transformer en puissance méécanique.

La chaleur est donc une puissance comparable à la puisssance mécanique.

On a reconnu qu’une transformation analogue peut avoir lieu entre tous les agents physiques qu’on rapportait aux fluides impondérables, c’est-à-dire entre la chaleur, l’électricité, le magnétisme, la lumière : de sorte qu’on a été conduit à poser en principe que TOUTES LES PUISSANCES NATURELLES PEUVENT SE CONVERTIR LES UNES DANS LES AUTRES SUIVANT DES RAPPORTS FIXES.

Ce principe étant admis comme un fait expérimental, il en découle que LA SOMME DE TOUTES LES PUISSANCES D’UN SYSTÈME LIVRÉ A LUI-MÊME EST CONSTANTE. Nous entendons par système livré à lui-même un système parfaitement isolé et ne recevant du dehors ni ne communiquant au dehors aucune puissance. En effet, la raison ne peut admettre que quelque chose puisse s’anéantir ou être tirée de rien.

Cette loi qui régit tous les phénomènes est d’une très haute portée, et doit être regardée comme une des plus belles conquêtes de l’esprit humain dans notre siècle. C’est une généralisation du principe mécanique de la conservation des forces vives que Huygens semble avoir aperçu le premier, et dont Jean BernouiIli fit une loi de la nature, suivant laquelle la somme des forces vives de tous les corps d’un système est constante ; mais ce principe n’est pas général et ne subsiste plus dans le cas où, par l’action mutuelle des corps, il survient des changements brusques dans leurs vitesses, à moins que les corps ne soient parfaitement élastiques. On dit alors qu’il y a perte de force vive. Si l’on fait, dans ce cas, entrer en ligne de compte la chaleur engendrée, on compensera la perte apparente, et le principe subsistera dans toute sa généralité.

Ainsi, si l’on tient compte non-seulement des mouvements sensibles et des forces mesurables au dynamomètre, mais encore des puissances d’une autre nature, telles que la chaleur, l’électricité, le magnétisme, on reconnaîtra l’invariabilité de la somme de toutes les puissances d’un système livré à lui-même.

Ce principe est venu donner un appui à une opinion déjà ancienne, suivant laquelle la chaleur, l’électricité, etc., pourraient bien n’être qu’autant de modalités spéciales du mouvement des atomes de la matière.

En effet, si l’on regarde ces agents comme les effets produits par le mouvement des derniers atomes de la matière, on conçoit comment la puissance vive totale d’un système reste constante à travers toutes les transformations qui peuvent avoir lieu dans ses parties.

Poursuivant le même ordre d’idées, on a même tenté d’expliquer la gravitation universelle, la cohésion, l’affinité chimique, par le mouvement d’un éther remplissant l’espace.

Nous sommes conduits ainsi à ne voir dans la nature que matière et mouvement , chacun des deux indestructible et produisant par une foule de métamorphoses tous les phénomènes de la nature.

Cette synthèse physique est très séduisante et plaît à l’imagination par la facilité qu’elle lui donne de se représenter les phénomènes et leurs changements successifs. Mais il reste encore à connaître comment les choses se passent dans beaucoup de cas, par quel mécanisme s’accomplissent tels ou tels phénomènes spéciaux ; il reste enfin de grandes lacunes à remplir. C’est à les combler que doit tendre la physique moderne.

Nous sommes ainsi ramenés à l’atomisme professé par Démocrite, par Gassendi, par Descartes. Mais si ce n’était alors qu’un système philosophique à l’appui duquel on ne pouvait fournir aucune des preuves sérieuses que réclame la science véritable, aujourd’hui c’est une hypothèse physique que beaucoup de faits sont venus étayer, et qui est bien près, de devenir une vérité.

Selon cette manière de voir, ce que nous appelons force n’existerait pas dans la nature ; la force serait simplement l’effet d’une transmission de mouvement. Nous serions ainsi délivrés de ces forces auxquelles certains physiciens attribuent je ne sais quelle existence spéciale, en les regardant comme des éléments constitutifs de l’univers.

Il nous reste à parler d’une signification du mot force dont les praticiens font continuellement usage lorsqu’ils disent : La force d’un courant d’eau, d’une machine à vapeur, d’un cheval, d’un homme.

Le temps n’intervient pas dans l’idée que nous avons du travail, et en général de la puissance dans le sens que nous y avons attaché ; mais il intervient nécessairement dans l’idée d’une source indéfinie de travail ou de puissance.

L’eau accumulée dans un réservoir à un certain niveau, d’où elle peut tomber à un niveau inférieur quand on veut l’utiliser comme moteur, nous donne l’idée d’un approvisionnement de travail : c’est une puissance disponible déterminée.

Un cours d’eau qui coule sans cesse nous donne l’idée d’une source indéfinie de travail. On sent la nécessité dé comparer le travail que peut fournir ce cours d’eau à celui que peut fournir un autre cours d’eau. On y parvient en évaluant le nombre de kilogrammètres que chaque cours d’eau peut mettre à notre disposition dans une seconde de temps.

Afin de n’avoir pas à considérer de très grands nombres, on estconvenu d’appeler force de cheval, ou simplement cheval-vapeur, le travail de 75 kilogrammètres par seconde.

D’après notre définition de la force, l’expression de force de cheval est vicieuse, et il faut y substituer celle de puisance de cheval, qui répond d’ailleurs parfaitement à l’expression anglaise horse power.

La dénomination de force ne convient pas non plus pour désigner un travail indéfiniment prolongé et qui conserve des valeurs égales pendant, des temps égaux. Nous pensons qu’il n’y a aucun inconvénient à nommer puissance cette quantité dans laquelle intervient le temps. En effet, les expressions puissance d’une machine à vapeur, puissance d’un animal, puissance d’un cours d’eau, supposent toujours qu’on évalue la puissance par le nombre de kilogrammes que ces moteurs peuvent élever à 1 mètre pendant l’unité de temps.

La considération des phénomènes manifestés par les êtres vivants a donné naissance à l’expression force vitale. C’est le principe qui préside aux fonctions des corps organisés vivants. Les uns considèrent comme indépendant de l’organisme, les autres comme résultant de l’organisation même.

Nous nous garderons bien de nous engager dans la question scabreuse de savoir si la force vitale est ou n’est pas une entité distincte ; nous ferons seulement observer que, quel que soit le principe de la vie, il ne peut intervenir qu’en mettant en jeu les puissances physiques du corps sans y ajouter un contingent de puissance, En effet, on ne saurait concevoir qu’un être organisé, faisant partie d’un système livré à lui-même et soustrait à toute action extérieure, pût par sa seule volonté augmenter ou diminuer la quantité totale de puissance contenue dans le système. Ce principe ne se manifeste jamais qu’en donnant naissance à des forces égales et contraires, deux à deux , entre les éléments matériels de nos organes, « D’où il résulte qu’un animal, de quelque manière qu’il s’y prenne, ne peu jamais déplacer son centre de gravité par sa seule volonté et sans le secours d’un point d’appui extérieur. L’homme et les animaux peuvent élever ou abaisser verticalement leur centre de gravité en s’appuyant sur la terre ; ils peuvent aussi s’avancer horizontalement à l’aide du frottement contre sa surface ; mais la locomotion leur serait impossible sur un plan parfaitement poli, où cette résistance serait tout à fait insensible [9]. »

Un homme ne pourrait non plus s’imprimer une rotation d’ensemble autour de la verticale passant par son centre de gravité, s’il était placé sur un plan horizontal parfaitement poli : car il ne peut se procurer un tel mouvement qu’en empruntant des forces au sol à l’aide du frottement.

Nous devons en conclure que le mot force, dans l’expression force vitale, n’a aucune des significations dont s’occupe là mécanique ; il n’a plus qu’un sens figuré, comme dans une foule d’autres phrases où ce mot a été transporté du propre au figuré.

III

Il résulte de tout ce qui précède qu’en laissant de côté les sens métaphoriques, le mot force reçoit deux acceptions principales : celle d’une pression ou tension et celle d’une capacité de travail.

Pour acquérir une idée nette des deux sens divers qu’on attache au mot force, nous n’avons qu’à nous représenter une masse d’air comprimé. Cet air exerce sur les parois du réservoir qui le contient une pression : voilà le premier sens. En laissant dilater cet air, on peut soulever un poids à une certaine hauteur, ou encore, si l’on veut, imprimer une certaine vitesse à un corps, comme on le fait dans un fusil à vent : voilà pour la seconde signification du mot force.

Pour éviter toute équivoque, nous restreignons la signification du mot force à indiquer uniquement la pression, et nous nommons puissance la faculté de produire un certain travail ou d’imprimer une certaine vitesse. La force s’exprime en kilogrammes ; la puissance s’exprime en kilogrammètres.

La puissance se distingue en puissance disponible et en puissance vive.

Un poids reposant sur un plan horizontal exerce contre le plan une force exprimable en kilogrammes. Le même poids, placé à une certaine distance au-dessus du plan sur lequel il peut tomber, représente une puissance disponible exprimable en kilogrammètres. Si on laisse tomber ce corps, il acquerra au bas de sa course une certaine puissance vive, égale à la moitié du produit de la masse par le carré de la vitesse, qui s’exprime de même en kilogrammètres. Le poids pourra, à l’aide de cette puissance vive, remonter à la même hauteur d’où il est tombé. Il suffit, pour que cela ait lieu, que le plan soit supposé parfaitement élastique ainsi que le corps.

La force et la puissance, ainsi entendues, sont deux choses tout à fait distinctes et point comparables, de la même manière qu’une ligne n’est point comparable à une surface.

Cependant on compare quelquefois un poids tombant d’une certaine hauteur sur un corps à une pression exercée sur ce même corps sans vitesse acquise. Mais alors on n’a égard qu’aux effets physiques que peuvent produire le choc et la pression. On peut, par exemple, comparer le choc produit par un poids tombant d’une certaine hauteur sur une substance qu’il comprime au poids qui, posé sur cette substance, produirait la même compression. Mais ici le poids, sans vitesse acquise, descend d’une certaine hauteur pour produire la compression, de manière qu’il y a à la fois pression et chemin décrit, et par suite développement de travail.

Dans les deux cas, on a donc à considérer une suite de pressions qui se succèdent sans interruption quelconque, tout en produisant la déformation du corps. Ainsi, c’est réellement une puissance vive qu’on compare à un travail, et non un choc à une pression.

Il est de la plus grande importance de ne jamais confondre les forces avec les puissances. C’est faute de faire une attention suffisante à cette distinction que des personnes s’abandonnent quelquefois aux idées les plus chimériques.

Avec une très petite force on peut faire équilibre à une très grande force au moyen d’un point d’appui ; mais avec une puissance donnée on ne pourra jamais obtenir une puissance plus grande, quelle que soit la machine qu’on emploie.

Lorsqu’une petite force fait équilibre à une grande force, ce n’est pas par la petite force que la grande est détruite : c’est par la résistance des points fixes. La petite force ne détruit réellement qu’une petite partie de la grande, et les obstacles font le reste.

Si Archimède avait eu un levier et un point fixe, comme il le demandait, ce n’est pas lui qui aurait soutenu le globe de la terre : c’est son point fixe. Tout son art aurait consisté, non à soutenir le globe, mais à le faire soutenir presque en totalité par le point fixe. Si, au contraire, il eût été question de faire naître un mouvement effectif, alors Archimède aurait été obligé de le tirer tout entier de son propre fonds : aussi n’aurait-il pu être que fort petit, même après un temps très-long.

En admettant que la densité moyenne de la terre soit cinq fois et demie celle de l’eau, et que le travail journalier, que peut fournir un homme agissant sur une manivelle, soit de 172 100 kilogrammètres, on trouve que, pour soulever à la hauteur de 1 millimètre un poids égal au poids de la terre, il faut plus de 900 milliards de siècles : de sorte que, si Archimède était encore vivant et, s’il avait toujours travaillé pendant les vingt siècles qui nous séparent de lui, il n’aurait pas encore soulevé la terre de la quarante-cinq millionième partie de 1 millimètre.

Nous nous résumerons en disant que, dans l’état actuel de la science, on est amené de plus en plus à ne voir dans la nature que matière et mouvement, tous les deux également indestructibles. Il faut, d’après cela, se figurer dans l’univers une quantité invariable d’atomes matériels animés de vitesses diverses, qui se groupent en systèmes pour former des molécules et des corps. De l’échange de mouvement entre les différentes masses il naît des forces exprimables en kilogrammes. Ces forces, agissant le long de certains chemins, servent d’intermédiaires pour transformer les puissances vives en puissances disponibles, et vice versa, puissances qui s’évaluent en kilogrammètres.

Les forces sont transitoires, tandis que les puissances son impérissables. La puissance totale d’un système livré à lui-même, et en général de l’univers entier, est invariable et toujours égale à la somme de la puissance vive et de la puissance disponible, qui, en variant sans cesse dans leur proportion relative, produisent tous les phénomènes de la nature.

PAUL DE SAINT-ROBERT.

[1Une force quelconque peut toujours être mesurée par un poids, et en conséquence évaluée en nombres au moyen de l’unité de poids. (Delaunay, Traité de mécanique rationnelle. Paris, 1856, p. 118.)

[2La force n’étant connue que par l’espace qu’elle fait décrire dans un temps déterminé, il est naturel de prendre cet espace pour sa mesure. (Laplace, Mécanique céleste, t. I, p. 15.)

[3Dans les arts, on a toujours dit et l’on dira toujours : La force d’un courant d’eau, d’une machine, d’un cheval. (D’Aubuisson, Traité d’hydraulique, p. 334.) Quand on se sert dans le langage ordinaire du mot force, ce mot représente presque toujours un travail.

[4Poisson, Traité de mécanique, t, 1, p. 2.

[5Principes de l’équilibre et du mouvement préface p. XII édit. de 1803.

[6Voyez, à ce propos : Discours sur la cause de la pesanteur, par C. H. D. Z. (Chrétien Huygens de Zuylichem). A Leyde, chez Pierre Vander A a, MDCXC. - Le Sage (Georges-Louis), Lucrèce newtonien, Berlin, 1782). - Secchi, l’Unité des forces physiques. Essai de philosophie naturelle,Paris, 1869.

[7Les deux dénominations d’impulsion et de puissance vive ont été proposées et employées par M. Belanger, dans ses excellents traités de mécanique, où sans luxe de formules analytiques, il expose avec clarté et rigueur les principes de la mécanique. Nous ne pouvons nous empêcher de conseiller ces traités (Cours de mécanique, ou Résumé des leçons sur la dynamique, la statique et leurs applications à l’art de l’ingénieur, Paris, 1847 ; - Traite de la dynamique d’un point matériel, Paris, 1864 ; - Traité de la dynamique des systèmes matériels, Paris, 1866) aux jeunes gens qui veulent acquérir des idées justes sur une science qui laisse souvent des nuages dans l’esprit. Nous y avons puisé largement pour écrire cet article, particulièrement en ce qui concerne la dispute sur les forces vives.

[8d’Alembert, Traité dl ! dynamique, édit. de 1758,p. XXIII du Discours préliminaire.

[9Poisson, Traité de mécanique, t, II, p. 451.

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