La révolution chimique de Lavoisier

Berthelot, La science illustrée N°135 - 28 Juin 1890
Samedi 14 mars 2009 — Dernier ajout dimanche 2 juin 2019

Tel est le titre d’un nouvel ouvrage que M. Berthelot vient de faire paraitre chez l’éditeur Félix. Alcan [1]. Nous sommes heureux d’en présenter la préface à nos lecteurs.

L’ouvrage que j’ai l’honneur d’offrir au public était depuis longtemps dans mes projets ; mais sa réalisation immédiate m’a été imposée l’an dernier par mes fonctions de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. Leur début ayant coïncidé avec le centenaire de la Révolution française, il m’a semblé que la façon la plus convenable de les inaugurer était de présenter une notice historique sur le fondateur de la chimie moderne, Lavoisier, l’un des plus grands génies dont s’honore l’humanité. Aucune lecture sur Lavoisier n’avait été faite jusqu’ici devant l’Institut. Dumas, qui a présidé pendant tant d’années la chimie française et qui s’est chargé de la publication de l’édition officielle des œuvres de Lavoisier, s’était proposé, dès sa jeunesse, de donner ce témoignage suprême au grand homme dont il était le fervent admirateur et dont il n’a cessé de proclamer la gloire. Mais, à l’exception des pages enthousiastes, plus éloquentes peut-être qu’exactes, qu’il lui a consacrées en 1836, dans ses Leçons de philosophie chimique, il n’a jamais trouvé l’occasion d’y revenir et il a laissé passer cinquante ans sans réaliser son intention. Depuis lors, M. Grimaux a réuni avec un soin minutieux tous les documents relatifs à la biographie de Lavoisier, et il en a fait l’objet d’un volume in-8°, très soigné, accompagné de portraits et de gravures, publié en 1888, chez Félix Alcan. C’est une œuvre bien faite et qui m’a rendu dans le cours de mon travail des services auxquels je me plais à rendre hommage. Mais l’ouvrage de M. Grimaux est essentiellement biographique, l’auteur s’étant borné à consacrer quelques pages sommaires aux découvertes de Lavoisier, dont l’exposition méthodique et développée ne rentrait pas dans le plan qu’il s’était tracé.

C’est, au contraire, cette exposition générale que j’ai entreprise. Pour mieux faire comprendre l’homme et son œuvre, j’ai cru cependant nécessaire de l’accompagner d’un court récit biographique, emprunté en grande partie au travail de M. Grimaux, quoique avec addition de certains détails tirés d’autres sources, telles que les registres des séances de l’Académie, principalement pour l’époque révolutionnaire. La fin tragique de Lavoisier donne à la partie finale de ce récit un intérêt poignant, que la première et heureuse période de son existence ne permettait guère de prévoir.

L’œuvre scientifique m’a principalement occupé. Dans la notice historique lue devant l’Académie des sciences en séance publique, le 30 décembre 1889, j’avais déjà tâché de donner une appréciation d’ensemble des travaux de Lavoisier ; mais à ce moment j’avais dû me restreindre, dans l’exposé des théories particulières, à la découverte de la composition de l’air et à celle de la composition de l’eau ; la durée consacrée aux séances académiques ne permettant pas de s’étendre, le reste des travaux et des idées de Lavoisier a dû être rapporté d’une façon très rapide et en quelque sorte en raccourci.

L’ouvrage actuel n’est pas limité par les mêmes considérations, et je me suis efforcé de présenter le bel ensemble des découvertes du savant, dans toute leur force et leur enchainement logique.

C’est un devoir pour moi de prévenir les lecteurs que l’ouvrage actuel est consacré essentiellement à Lavoisier : on ne devra donc pas y rechercher l’exposition détaillée de la vie et des recherches des autres savants contemporains, quelles qu’aient été d’ailleurs leur puissance intellectuelle et l’importance de leurs travaux. Non certes que j’en méconnaisse l’intérêt ; mais j’ai dû limiter mon plan et mes efforts, afin de ne pas me lancer dans une entreprise indéfinie. C’est pourquoi je n’ai cité les autres ’savants que suivant la mesure où ils ont concouru à la révolution de la science chimique, révolution accomplie essentiellement par l’effort personnel de Lavoisier : cette déclaration est nécessaire afin d’éviter tout malentendu.

Pour compléter la présente publication et pour en augmenter l’originalité, j’ai cru utile d’y joindre l’étude des registres manuscrits et inédits du laboratoire de Lavoisier, avec notices et extraits tirés de ces registres, ayant eu l’occasion de les consulter dans les archives de l’Académie, où ils ont été déposés par M. de Chazelles.

Les registres que nous possédons aujourd’hui sont au nombre de treize, renfermant des recherches originales, datées depuis le 20 février 1782 jusqu’au 23 octobre 1788 : on y rencontre la trace plus ou moins développée des nombreux travaux de Lavoisier sur les sujets les plus divers. Tantôt le registre contient les renseignements les plus précis et les plus minutieux ; tantôt il se borne à des indications sommaires, les détails étant inscrits sur des feuilles volantes, dont quelques-unes ont été conservées, entre les pages du registre lui-même. S’il n’est pas possible d’y retrouver toutes les données numériques des expériences consignées dans les mémoires imprimés, j’ai été cependant frappé de la clarté que ces registres jettent sur la manière de travailler de Lavoisier, sur la date de ses recherches et sur le caractère multiple de ses travaux chimiques, aux différentes époques de sa vie : recherches et travaux consacrés non seulement à l’étude des questions de haute théorie, mais à des expériences pratiques, exigées par ses fonctions à la régie des poudres et salpêtres, par ses devoirs de fermier général, et aussi par les demandes des ministres et les rapports des commissions académiques. Tout cela a laissé trace dans les registres du laboratoire.

Sans doute, il ne faut pas espérer y trouver des découvertes nouvelles, ou des recherches essentielles de Lavoisier, qui seraient demeurées ignorées jusqu’à présent. Lavoisier a pris soin de publier lui-même, de son vivant, tous ses travaux importants, et il l’a fait au moyen des données contenues dans ses registres de laboratoire, données dont il a présenté dans ses mémoires imprimés une rédaction définitive. L’intérêt que présente la lecture de ces registres n’en est pas moins considérable, mais à un autre point de vue que celui de la nouveauté des faits scientifiques.

Ce que l’on y observe de neuf et d’original, ce sont les pages et les lignes où il a transcrit au jour le jour, sans aucune vue de publication, pour sa propre direction et dans le silence de son cabinet, les pensées qui naissaient immédiatement dans son esprit, à la vue même des phénomènes. On y lit ainsi la trace de ses tâtonnements successifs, tant dans l’ordre expérimental que dans l’ordre intellectuel.

On peut aussi se servir de ces registres à un autre point de vue, pour préciser la date à laquelle Lavoisier a exécuté chacune de ses grandes expériences.

En raison -de ces circonstances, je pense que l’on me saura gré de donner l’analyse méthodique des treize volumes ou registres de laboratoire que nous possédons, ainsi que la transcription de tous les morceaux ou fragments où Lavoisier expose ses pensées personnelles ; pensées modifiées, bien entendu, au fur et à mesure, par le cours même de l’expérimentation, et qu’il faudrait se garder de prendre pour ses doctrines définitives. C’est surtout la psychologie du savant et la succession de ses pensées de derrière la tête, suivant une expression connue, qui se trouvent ainsi éclaircies : tout ce qui touche à l’histoire de l’esprit d’un si grand homme mérite d’être mis sous les yeux des penseurs.

M. BERTHELOT.

[1M. Berthelot, La Révolution chimique, Lavoisier (1 vol. in-8° de la Bibliothèque scientif. lntern.). F. Alcan, éditeur.

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