Nicolas Leblanc (1753 - 1806)

Scheurer-Kestner, La Revue Scientifique, 28 mars 1885
Jeudi 11 juin 2009 — Dernier ajout vendredi 5 janvier 2018

Pour résumer

Article extrait du Dictionnaire encyclopédique et biographique de l’industrie et des arts industriels, dirigé par E.-O. Lami. Librairie des dictionnaires, Paris, 1885

Chimiste industriel, né a Issoudun, en 1753, mort en 1806. Après avoir exercé quelque temps la médecine dans sa ville natale, il fut attaché comme chirurgien à la maison du duc d’Orléans, vint à Paris, où il se livra à des recherches de physique et de chimie. En 1786, il adressa à l’Académie des sciences plusieurs mémoires estimés, sur la cristallisation des sels neutres. La même année, l’Académie ayant proposé un prix, pour un moyen de faire de la soude artificielle, Leblanc s’attacha à cette question, et découvrit un procédé très pratique pour faire de la soude avec du sel marin. En 1790, il réalisa en grand l’exploitation de son procédé breveté. Le duc d’Orléans consentit à lui fournir les fonds nécessaires ; l’usine fut créée à la Maison de Seine, près Saint-Denis. Mais bientôt les évènements de la Révolution amenèrent le séquestre des biens du duc d’Orléans, et par suite, de la fabrique à laquelle il était intéressé. De plus, à l’appel du comité du salut public, qui demandait « le sacrifice généreux de toute espèce de secret pour la patrie, » Leblanc autorisa la publication de son procédé, que chacun put alors mettre en pratique ; mais le malheureux chimiste fut ruiné, car il n’obtint que des indemnités illusoires ; et cependant, le service qu’il avait rendu aux arts industriels était immense. Sa découverte est considérée, à juste titre, comme l’une des plus importantes qui aient jamais été faites dans les arts chimiques. Il avait délivré la France d’un tribut à l’étranger, et donné un moyen peu coûteux de produire, en quantités illimitées, une matière dont la consommation annuelle se compte par 3 ou 400 millions de kilogrammes.

Pendant la Révolution, Leblanc avait rempli diverses fonctions publiques, il fut administrateur du département de la Seine, membre de l’Assemblée législative, régisseur des poudres et salpêtres, ce qui ne l’empêchait pas de poursuivre ses recherches chimiques et de trouver des procédés nouveaux pour l’extraction du salpêtre, pour l’utilisation des immondices, etc. Au commencement de l’empire, Leblanc, fatigué de ses longues et inutiles démarches pour se faire rendre justice, et impuissant à arracher sa nombreuse famille à la détresse, tomba dans le désespoir et se tua.

C. Decharme

Nicolas Leblanc et la soude artificielle.

Conférence de M. Scheurer-Kestner donnée à la Société chimique de France

Mesdames, messieurs,

L’hospitalité que nous offre la Société d’encouragement à l’industrie nationale m’est particulièrement précieuse aujourd’hui ; elle ramène forcément nos souvenirs vers les origines de cette Compagnie. Il y a quatre-vingts ans, elle venait de traverser la première période de sa vie ; ses ressources étaient encore peu considérables, lorsqu’un homme, poussé par la détresse, lui demanda de venir à son secours. Vauquelin et Guyton-Morveau l’appuyèrent auprès de la Société, qui n’hésita pas à lui confier le fruit de ses premières économies.

Quel était donc l’homme assez remarquable pour mériter un pareil honneur ? Quelle était son infortune, assez grande pour justifier la générosité de la Société ?

L’homme s’appelait Nicolas Leblanc. Son infortune immense était le résultat d’une vie tout entière consacrée à la patrie et brisée par la misère et le désespoir.

Le nom de Leblanc n’éveille aucun souvenir dans la mémoire des gens du monde ; il existe bien, il est vrai, depuis quelque vingt ans, à Paris, et grâce à l’initiative de J.-B. Dumas, une rue de ce nom ; et, à Lille, une avenue qui doit sans doute à Kuhlmann d’avoir reçu le même baptême ; mais sait-on seulement ce qu’a fait ce Leblanc, quel il est, quand il a vécu, quels services il a rendus ? Qui donc, en dehors des gens du métier, apprécie l’œuvre de ce bienfaiteur de l’humanité, comme l’ont appelé Dumas et Hofmann ? et, même parmi les plus éclairés, combien son t-ils, ceux qui con .. naissent le dévouement sans bornes que cet homme a. mis au service de son pays ?

Et cependant Nicolas Leblanc , savant distingué, chercheur sagace, doué du génie de l’application des sciences à l’industrie, est l’inventeur de la soude artificielle, découverte que J.-B. Dumas comparait à celle de la machine à vapeur. « S’il s’agissait, disait-il dans un mémoire lu à l’Académie des sciences le 23 juillet 1883, d’ouvrir un concours et de reconnaitre quel est celui des deux inventeurs, Watt ou Nicolas Leblanc, dont l’influence a été la plus considérable dans l’accroissement du bien-être de l’espèce humaine, on pourrait hésiter. Toutes les améliorations touchant aux arts mécaniques dérivent, il est vrai, de la machine à vapeur ; mais tous les bienfaits se rattachant aux industries chimiques ont’ trouvé leur point de départ dans la fabrication de la soude extraite du sel marin. »

L’auteur de cette découverte, appréciée dans les termes que vous venez d’entendre, par l’un des savants les plus compétents qui se puissent rencontrer, a d’autres titres encore à notre reconnaissance. Leblanc fit le sacrifice de son Invention à la patrie en danger, renonçant à la fortune qu’elle lui assurait ; il en abandonna généreusement le bénéfice à la nation, et, resté pauvre, il exerça, à l’une des époques les plus troublées et les plus douloureuses de notre histoire révolutionnaire, alors que l’étranger foulait le sol de notre pays (ce sont des douleurs que nous savons tous mesurer, car nous les avons éprouvées, et nous les éprouvons encore), il exerça, dis-je, des fonctions difficiles et délicates que son ardent patriotisme lui avait fait accepter avec un désintéressement absolu.

Tout cela a été oublié, méconnu, ignoré, jusqu’au jour où la piété fi lia te est venue pour ainsi dire rappeler la France à son devoir.

La destinée est souvent cruelle aux hommes qui s’oublient eux-mêmes. En dépit des qualités. généreuses qui distinguent une nation comme la nôtre, l’ingratitude vient quelquefois l’aider dans son œuvre et Nicolas Leblanc a connu toute notre ingratitude. Sa vie fut un long martyre ; il en goûta toutes les amertumes : il en subit toutes les épreuves, et s’il eut, un jour, la preuve de l’estime dont il était entouré quand ses concitoyens le nommèrent membre du conseil des Anciens, et l’espoir de voir arriver enfin l’heure de la justice, son illusion ne fut pas de longue durée : la misère et le désespoir vinrent couronner sa noble carrière. A l’âge où les plus vaillants commencent à ressentir le besoin d’un repos entouré des douceurs de la famille, Nicolas Leblanc, sans ressources, sans avenir, sans espoir, fou de douleur, céda devant les assauts de !a fortune et se donna la mort.

Nous avons à sauver sa mémoire de l’oubli et à réparer, dans la mesure de nos forces, cette injustice du sort et des hommes. C’est une mission à laquelle notre grand Dumas s’était dévoué il y a plus de vingt ans, quand il fit, en 1856, un rapport à l’Académie des sciences, dans lequel il établit péremptoirement les titres de Nicolas Leblanc à la reconnaissance de la postérité. Mais il y a deux ans, à peine, que cette œuvre est entrée dans la voie de l’exécution. La ville d’Issoudun qui, par erreur, s’attribuait la gloire d’avoir vu naître Leblanc, décida, en 1883, d’élever un monument en son honneur. Dumas s’empara de cette idée avec empressement, en fit part à l’Académie des sciences : un comité, renfermant nos chimistes les plus éminents, fut chargé de fia mise à exécution ; mais il était dit que l’infortune poursuivrait Leblanc jusqu’au delà de sa mort. Dumas nous fut enlevé au moment même où le comité allait entrer en fonctions. Cependant l’œuvre était fondée, et nous sommes à la veille d’en recueillir les fruits. Grâce à la piété filiale du petit-fils de Nicolas Leblanc, nous pourrons, ce soir, en nous guidant sur le volume qu’il a consacré à son aïeul, suivre pas il pas la vie d’un grand patriote auquel nous devons l’une des gloires de notre pays. J’espère qu’après avoir entendu le récit de ses travaux et de ses infortunes, vous nous aiderez à élever à sa mémoire un monument chargé de transmettre à la postérité le témoignage d’une réparation éclatante, quoique tardive ; je dis un monument, et non une tombe ; la sépulture de Nicolas Leblanc est perdue ; ses ’cendres ont été enlevées par le vent, comme l’avait été sa renommée.

Vous n’oublierez pas qu’une nation qui honore ses grands hommes s’honore elle-même, et vous ne voudrez pas que, dans quelques an nées, on puisse répéter ce qu’écrivait, hélas ! avec tant de justice, mon ami M. le professeur Hofmann, après l’exposition de Londres de 1862 :

« Le rapporteur sent qu’il n’est que l’organe d’un sentiment universel, en offrant ici le tribut d’un hommage plein de reconnaissance à la mémoire impérissable de Leblanc et l’expression de la douleur, non exempte de honte, inspirée par son malheureux sort. »

IL ne faut pas qu’on puisse répéter cette phrase sans y ajouter que la postérité, plus juste, a donné à l’hommage une forme digne de l’homme et digne d’elle-même.

Nicolas Leblanc est né en 1742, à Ivoy-le-Pré, arrondissement de Sancerre, dans la partie du Berry qui appartient au département du Cher. Son père occupait le modeste emploi de conducteur des forges d’Ivoy, mais il fit donner à son fils l’instruction nécessaire à cette époque pour devenir chirurgien. Leblanc exerça, en effet, la chirurgie pendant quelque temps, et c’est à ce titre qu’il fut attaché à la maison du duc d’Orléans. Cependant il était travaillé par l’esprit de recherche et tourmenté du désir d’arracher à la nature ses secrets. Ses premiers travaux scientifiques portèrent sur la cristallotechnie et furent appréciés par le monde savant.

En 1786, Nicolas Leblanc adressa à l’Académie des sciences son premier mémoire, qui fut confié à l’examen de Darcet, Berthollet et Haüy. « Le mémoire de M. Leblanc, disent les rapporteurs, annonce un observateur attentif et éclairé. » Depuis ce moment, les travaux de Leblanc se succèdent, et leur valeur s’accroît avec leur nombre.

En 1787, l’Académie des sciences, voulant soustraire notre pays au lourd tribut de plus de 30 millions de livres par an qu’il payait à l’étranger, et surtout à l’Espagne, pour la fourniture de la soude extraite de certains végétaux, fonda un prix qui devait être décerné à celui qui trouverait le moyen de l’extraire du sel marin.

L’Académie demandait un procédé pratique et offrait, au concours, une somme de 12000 francs. Nicolas Leblanc se mi t aussitôt à l’œuvre, et, deux ans plus tard, en 1789, après bien des tâtonnements et des études, il finit par trouver le procédé de l’extraction de la soude du sel ordinaire. Il se rendait parfaitement compte de I’importance dé sa découverte et de l’essor qu’allaient en recevoir toutes les industries tributaires de la soude ; cal’ dès l’année suivante, en 1790, il prit le soin d’en déposer la description entre les mains d’un notaire. Le duc d’Orléans, alors en Angleterre, s’était intéressé aux recherches de son chirurgien et lui avait avancé quelques sommes d’argent employées pour les frais des premières expériences. Dès que l’inventeur fut sûr de sa découverte, le prince consentit, moyennant une association dont les clauses sont relatées dans un traité en due forme, à fournir les premiers fonds destinés à la construction d’une usine à Saint-Denis. Mais il avait, au préalable, demandé l’avis de Darcet qui fut chargé de prendre connaissance du pli cacheté déposé chez le notaire. Le rapport de Darcet déclare en quelques lignes que le procédé décrit lui est connu, Leblanc ayant fait ses expériences sous ses yeux, et qu’il donne un moyen facile d’obtenir, non seulement la soucie, mais aussi le sel ammoniac.

Le 27 janvier 1791, une association de trois personnes fut formée dans le but d’exploiter le nouveau procédé, entre le duc d’Orléans représenté par Shée, Leblanc et Dizé. Ce dernier apportait à l’association un procédé de préparation de blanc de plomb qui nous paraît curieux. Dizé dissolvait le plornb clans l’acide azotique et précipitait le métal à l’état de sulfate. Le nouveau blanc de plomb se composait donc de sulfate de plomb obtenu par un procédé qui serait aujourd’hui des plus coûteux et qui ne pourrait certainement pas rivaliser avec celui qui procure la céruse, substance très supérieure au sulfate dans tous ses emplois. La présence de Dizé dans cette association n’avait d’autre raison que la préparation du blanc de plomb nouveau ; Dizé n’était pour rien dans la découverte de la soude artificielle. L’association s’était assuré la propriété du procédé Leblanc par la prise d’un brevet qui fut le quatorzième délivré, le 19 septembre 1791, en vertu de la loi sur les brevets votée tout récemment par l’Assemblée constituante. Le brevet de Leblanc appartenait aux brevets secrets ; il lui avait été délivré à la suite d’un rapport de Darcet, Desmarets et de Servières, dont voici les conclusions :

Après avoir scrupuleusement examiné la méthode employée par le sieur Leblanc pour l’extraction de la soude par la décomposition en grand du sel marin, nous avons reconnu que l’invention était différente et très supérieure à tout ce qui, jusqu’à ce jour, était parvenu à notre connaissance … que, considérant les avantages qui doivent en résulter pour l’approvisionnement de nos savonneries, glaceries et quantité d’autres manufactures et arts qui, jusqu’ici, ont été forcés de tirer à grands frais leur soude de l’étranger d’être dans une continuelle dépendance pour leur approvisionnement tant pour les prix que par rapport aux qualités, et que la nation exporte annuellement une somme énorme en numéraire pour cet objet ; tandis que les procédés de Leblanc, en faisant valoir l’emploi du sel national, assurent à la soude un prix à peu de chose près toujours le même et une quantité de soude constamment au même degré de pureté ; nous estimons que la découverte du sieur Leblanc, par toutes les raisons politiques et commerciales, mérite les encouragements de la nation française, et que le secret de sa découverte doit être soigneusement gardé.

En 1793 l’usine construite à Saint-Denis fabriquait 250 kilogrammes par jour, quantité bien peu importante aujourd’hui que les moindres usines en produisent cinquante fois et les grandes fabriques cent et deux cents fois autant, mais quantité qui indique bien que Je procédé était en pleine exploitation et fournissait des résultats réguliers.

L’affaire était donc en bonne voie. Leblanc pouvait envisager l’avenir avec confiance, quand la mort de Philippe-Égalité, exécuté le 6 novembre 1793, vint apporter le trouble dans ses espérances et arrêter le travail de l’usine. L’établissement fut considéré comme étant la propriété du duc d’Orléans, et mis sous sequestre ; Leblanc dépouillé de sa fabrique fit encore, par patriotisme, le sacrifice de son procédé, sacrifice qui aurait pu servir grandement les intérêts de la France, mais qui lui fut rendu inutile, et même nuisible, par l’impéritie ou peut-être la faiblesse du Comité de salut public. Le 13 pluviôse an II, Shée, représentant les intérêts du défunt duc d’Orléans, écrit à Leblanc la lettre suivante :

Je viens de lire dans la feuille intitulée le Moniteur, en date d’hier, que tous les républicains, possesseurs de quelque secret ou procédé pour la fabrication de la soude par la décomposition du sel marin, étaient invités à en faire part au Comité de salut public, section des armées, parce que la patrie pouvait en retirer des avantages précieux pour ses moyens de défense,

J’imagine que tu es parfaitement au fait de cette affaire, et ton patriotisme t’aura suggéré sur-le-champ, j’en suis sûr, le sacrifice de ton secret, fruit de tes longues et laborieuses recherches.

Néanmoins, réfléchissant que ta délicatesse pourrait te présenter quelques scrupules dans l’entreprise de la fabrication de la soude, je m’empresse de t’assurer pour ma part que, de tout mon cœur, je consens et même t’invite, s’il-en était besoin, à révéler à la nation tout ce que tu sais sur cet important objet. Je suis persuadé que le citoyen Dizé trouvera dans son civisme tous les motifs nécessaires pour approuver cette démarche ; au reste, tu es à portée d’en conférer avec lui. Mais, quant à ce qui regarde mon intérêt personnel, je m’en rapporte entièrement à tout ce que te dicteront ta prudence et ta probité.

Je fais des vœux bien sincères pour que ton secret ait la gloire de contribuer d’une manière grande et efficace au salut de la patrie.

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