Un hiver à Fou-Tchéou (Chine). 1883-1884

Lydie Paschkoff, La Revue Scientifique — 14 mars 1885.
Mardi 22 décembre 2020

J’étais à Shang-Haï pendant les fêtes de Noël - fort animées et plus gaiement célébrées que dans bien des villes d’Europe.

Les grands bazars de Holl et Holz [1] s’illuminaient tous les soirs ; un immense arbre de Noël se dressait au centre de la vaste salle du rez-de-chaussée. Les tables étaient encombrées de jolies choses, venant d’Amérique, de France, d’Angleterre et des Indes. Un immense orgue jouait des airs d’opéras et accompagnait les nombreuses transactions commerciales, qui se concluaient au son de ses mélodies.

Dans les rues de Nanking-Road et de Canton-Road, de nombreux cavaliers, montés sur les poneys chinois, à grosses têtes et à courtes jambes, caracolaient aux portières des voitures. Ce mouvement de ville européenne émigrée en Chine était très plaisant ; mais je me dis que je n’étais pas venue pour revoir l’Europe enchinoisée, mais la Chine, la vraie Chine. Pendant le dîner de Noël, je me décidai a annoncer à mes hôtes mon projet de partir pour Fou-Tchéou !

Pour Fou-Tchéou ! mais qui va à Fou-Tchéou ? s’écrièrent-ils ; la seule ville de Chine habitable est Shang-Haï [2].

Après avoir visité Shang-Haï et ses environs, je me fis conduire à bord des bateaux qui sont amarrés le long du fleuve Wampoah, et je finis par trouver un steamer qui partait dans trois jours.

Les cabines étaient confortables, malgré la petitesse du bateau ; le capitaine était Anglais, les matelots Malais, le service chinois.

J’avais amené avec moi un boy [3], valet de chambre chinois de Nanking, habitué à servir les dames des colonies françaises et anglaises de Tzin-Tzin et de Shang-Haï. Il avait des ongles d’une longueur démesurée, pour démontrer à l’univers entier qu’il ne travaillait pas — qu’il ne touchait que les choses fines et délicates, comme les robes en soie et les dentelles, tout au plus les chaussures en satin — quant aux chaussures de cuir, il les faisait cirer par d’autres boys, plus bas placés dans la hiérarchie sociale des boys.

La mer était démontée, et précédemment, en venant a Shang-Haï, sur le Sindh, des Messageries maritimes, — j’avais passé quatre jours pleins, réfugiée derrière les Rochers-Blancs [4], juste vis-a-vis la passe de Kimpaï, entrée du fleuve Min ; cette fois-ci pareille aventure m’arriva encore, nous y passâmes vingt-quatre heures sans pouvoir nous risquer à entrer dans les passes.

Dès l’aurore du surlendemain — le temps s’étant éclairci, et la mer un peu calmée, — nous entrâmes dans le Min, ce fleuve devenu si célèbre en juillet 1884.

Le Min est sinueux et large, quoique peu profond i à certains endroits, il est vraiment aussi beau que le lac de Côme par le bleu de ses eaux et de ses montagnes.

Le long du rivage, on voit par ci, par là, cachés dans les replis des montagnes, des villages pittoresques.

Après une heure de navigation, on aperçoit un rocher étrange - qui a la forme d’une jambe revêtue d’une botte chinoise. On nomme ce rocher la botte de Bouddah.

Encore quelques détours formés par des montagnes aux contours bizarres, on côtoie et on dépasse une île — le fleuve s’élargit — un décor féerique apparaît et on jette l’ancre vis-à-vis la pagode à côté de l’arsenal. — De ce point on remonte en chaloupe à vapeur, portée par le jusant jusqu’à Fou-Tchéou.

La Pagode, c’est ainsi qu’on nomme le port de l’arsenal, est située à 50 kilomètres de l’embouchure du Min. On y entre par trois passes, celle de Kimpaï, celle de Min-Gan et celle du Milieu, qui a une largeur de 1 200 mètres, mais qui n’a que trois brasses de profondeur à marée basse.

Sur la colline vis-à-vis la pagode, se dresse un temple de pierre en forme de croissant et de proportions imposantes ; — il est destiné à conjurer la puissance des Feng-Tchui, ou protecteurs géomanciens de la localité, gravement offensés par la construction d’un arsenal, dont le modèle est de provenance étrangère.

À Fou-Tchéou, on accoste au quai de la Compagnie de Jardine, la plus ancienne Compagnie anglaise de navigation en Chine, dont l’établissement remonte à cinquante ans. Je priai l’agent de m’envoyer mes bagages, ce qu’il promit ; mais promettre et tenir font deux, et le lendemain je retournai les chercher moi-même. En attendant, il me pria de me servir de sa chaise à porteurs, et, suivie de mon boy, je fis mon entrée dans la concession européenne de Fou-Tchéou, qui se compose d’une rue bordée de maisons, de constructions banales, contenant les douanes de l’empire, desservies par des étrangers ; plus loin, les fabriques de thés et les maisons des négociants Piatkcoff et Moltchanoff, dirigées par M. Spechiloff, ex-possesseur de mines d’or en Sibérie. La fabrique, remplie d’ouvriers chinois, est située dans la cour de la maison. Dans la même rue se trouve la fabrique plus petite de Molotkoff et Cie, dirigée par un Bouriate, M. Maliguine.

On passe entre la maison danoise des télégraphes et le Club cantonais, grand bâtiment où se réunissent les négociants cantonais — contrairement à l’usage des clubs européens, les dames peuvent entrer et voir l’intérieur, composé de salles meublées à la chinoise — c’est-à-dire d’un divan à deux places, élevé en face de l’entrée et entouré de deux rangs de fauteuils en bois dur, rangés symétriquement ; aux pieds de chaque fauteuil se trouve un vase de porcelaine pour servir de crachoir. En certains jours de l’année, le Club donne des spectacles gratuits au peuple, et alors il y a foule dans les cours et à la porte ; un bazar s’organise instantanément : l’on y vend des gâteaux, du thé, des friandises. En laissant le Club cantonais à droite, on monte par un sentier bordé de villas ; vers le centre de la concession européenne, qui a une situation admirable, mais juste au milieu du cimetière chinois — les consulats des États-Unis, de Russie, de France et d’Angleterre ont le spectacle d’enterrements journaliers tout autour de leurs maisons. — Dans le lointain on voit les montagnes bleues bordant le Min, les contours en sont charmants.

Quant à moi, je logeai chez le consul de Russie, qui me reçut fort aimablement.

La maison du consul était montée suivant l’usage du pays.

Chaque Chinois ou Chinoise, en se mettant en service, apporte son lit, composé de plusieurs petits matelas, d’oreillers, et de couvertures ; comme ils se nourrissent eux-mêmes, ils ont leur propre vaisselle, composée de plusieurs petits bols, de deux baguettes et d’un couteau dans une seule gaine.

Ils s’habillent élégamment eux-mêmes, à moins qu’on ne veuille faire porter à toute la maison une livrée uniforme composée de robes à la chinoise. Le premier boy du consul était toujours vêtu d’un vêtement de velours noir, garni de boutons en filigrane doré et émaillé. Les porteurs, vêtus de bleu et coiffés de bonnets officiels, en velours noir et à glands en soie rouge. Le soir, ces porteurs étaient munis de lanternes officielles à la vue desquelles les gardiens ouvraient les portes de la ville.

Je fis l’emplette d’une chaise à porteurs en rotin léger et de deux bâtons en bois dur qui coûtèrent plus cher que la chaise, le tout 14 dollars (52 francs). Je louais trois porteurs à 4 dollars par mois chacun ; ils se nourrissaient eux-mêmes, je n’avais aucun souci ; et ils me portaient du matin au soir, et quelquefois la nuit, heureux de ce que je ne pesais pas beaucoup sur leurs épaules.

Quant au consul, généralement il se faisait porter dans sa chaise de mandarin, fort lourde, et lui-même étant très grand, très fort, ses porteurs se fatiguaient promptement.

Voilà des prix qui font rêver ! Les tramways et les omnibus coûtent en Europe plus cher, tout en vous donnant le désagrément d’être coudoyée par la foule, impolie et grossière parfois.

La colonie européenne fut vite informée de l’arrivée d’une Russe chez le consul. Tout de suite chacun s’empressa de venir me voir.

Les fêtes de Noël, orthodoxes, qui tombent douze jours plus tard que les fêtes catholiques et protestantes, furent l’occasion de réceptions au consulat. Toute la colonie russe assista à un grand dîner, et Spechiloff et Maliguine me reçurent sans aucune étiquette ridicule, mais avec la plus grande cordialité.

La cuisine, un peu chinoise, était excellente. Les marchands russes font venir le saumon fumé et le caviar du fleuve Amour ; l’esturgeon est excellent, et si abondant que les pêcheurs, souvent, après avoir retiré le caviar, rejettent le poisson dans le fleuve.

Mon ami le colonel Tcheng-Ki-Tong [5], natif de Fou-Tchéou, vint au consulat et m’invita à aller voir sa famille.

Je fis cette excursion pendant une belle matinée de janvier. Mes trois porteurs s’adjoignirent un aide et, en une heure, je traversai, portée au pas de course, les deux ponts du fleuve Min et la ville chinoise qui sent très mauvais — j’expliquerai plus tard pourquoi. Arrivée presque au bout de la cité, les porteurs tournèrent dans une rue tranquille, bordée de maisons de mandarins. Ils s’arrêtèrent devant des portes doubles et triples qui furent ouvertes pour faire entrer ma chaise dans une première cour ; là, je mis pied à terre, et je fus reçue par Tcheng-Ki-Tong et son oncle Liu, riche notable ; ils me menèrent saluer les dames, qui m’attendaient dans une cour intérieure, assises sur l’estrade qui entoure la cour. Toutes étaient vêtues de satin, et coiffées de pierreries et de perles. Elles me firent bon accueil et m’invitèrent à passer dans la chambre de Mme Liu. Elles marchaient avec difficulté sur leurs petits pieds ; nous nous assîmes à une table ronde, sur laquelle on posa un plateau rond en émail blanc, à dessins et à compartiments ; elles m’offrirent des liqueurs chinoises, des prunes confites, des graines de pavots sucrées, du gingembre confit, etc. Il y avait une trentaine de dames ; toutes me regardaient avec curiosité, en me posant la question que font toutes les femmes d’Asie, à partir de Constantinople, jusqu’aux confins de ce continent, le plus grand de tous : « Combien d’enfants as-tu ? » et elles déplorèrent mon malheur en apprenant que je n’en ai pas. Je me laissai plaindre avec beaucoup de philosophie. — Les hommes restaient à la porte de la chambre des dames ; il est d’étiquette en Chine de laisser les dames seules entre elles quand elles reçoivent.

Après cette visite, on me montra la maison, divisée, comme toutes les habitations chinoises, palais, temples ou chaumières, en espèce d’atriums, sur lesquels donnent les portes des salons et des chambres.

Les portes sont très souvent parfaitement rondes, ce qui produit un effet étrange et très joli. Elles forment comme le cadre d’un tableau, car ces ouvertures sont cerclées de beau bois dur sculpté.

Souvent, dans une très grande salle ; il y a des paravents, non à feuilles, comme c’est l’usage en Europe, mais en grand carré, montés sur pieds de bois sculptés avec art. Le paravent, tendu de salin brodé et peint, partage la salle, sans en détruire les belles proportions. Les chambres à coucher sont très petites, le lit est en forme de catafalque carré ; il est fait en bambou et garni d’une multitude de petits mat las en soie, qu’on roule pendant le jour, en les posant en tas dans le fond du lit, avec les couvertures piquées en satin brodé.

Des bahuts, des étagères en bois incrusté en ivoire ou en laque, garnissent les murs.

Les dames chinoises, ne portant pas de jupes, mais des pantalons et une ou deux robes en soie par-dessus, ne sont pas embarrassées de tous les fatras de la toilette européenne. Pour toutes les dames d’Asie, Turques, Égyptiennes ou Chinoises, le pantalon, droit ou plissé, forme l’habillement simple et commode, par-dessus lequel on met la robe longue ou courte.

La vie est moins compliquée qu’en Europe, et une femme ne perd pas son temps à étudier comment elle va se vêtir ; les modes ne changent pas à chaque instant, au grand profit des couturières.

L’ameublement des chambres se ressent de cette manière de s’habiller. Au lieu de nos vilaines armoires, grandes comme des petites maisons, on voit de jolis bahuts montés sur pieds, où les objets tiennent à l’aise, vu leur volume restreint.

Les cassettes en bois précieux sont remplies de perles ; c’est l’ornement que les Chinoises préfèrent à tout autre, avec le jade vert sombre, le plus précieux, et le jade translucide vert pâle, le plus joli à mon goût.

Les mines de la Chine contiennent des saphirs et des rubis, fort appréciés par les dames pour leur pa rure : elles les garnissent de glands en perles très petites : au bout de chaque fil on suspend un rubis ou un saphir.

Les Chinoises se fardent beaucoup : les fards sont assez grossiers : c’est de la terre, du talc, comme celle’ avec laquelle on fait les fards en Europe ; mais les préparations sont moins fines.

Les Chinoises se blanchissent trop : cela ne les embellit pas ; et je préfère leur teint ambré naturel à celte blancheur de statue en plâtre.

Il y a de fort jolies Chinoises ; malgré les pommettes un peu saillantes, l’ovale du visage est allongé et fin, les yeux très vifs, les sourcils noirs ont l’air d’être tracés à l’encre de Chine ; les cheveux, quoique gros, sont d’un beau noir bleuâtre ; elles ne sont pas élancées, plutôt un peu trapues, les épaules larges, comme les femmes tartares des bords du Volga ; elles sont fortes et bien portantes, n’engraissent pas en vieillissant, comme font les Européennes, si minces dans leur jeune âge. Elles ne sont ni si minces dans leur jeunesse, ni si grosses dans leur âge mûr. Elles sont très fécondes et ne portent pas de corsets ; elles n’ont pas les maladies que les Européennes acquièrent en souffrant cet instrument de torture, auquel elles s’habituent si bien, qu’elles ne peuvent plus se tenir droites sans cela. Il est vrai que, par contre, les Chinoises ont inventé la torture du petit pied, qui est si laid, et ressemble à un moignon.

Plus on connaît l’humanité, plus on admire son esprit d’invention pour rendre la vie désagréable ; le petit pied en Chine, les narines percées aux Indes, le tatouage chez les sauvages, le corset, les crinolines et les chignons en Europe sont autant de folies inqualifiables.

Les appartements des Chinoises se distinguent par la propreté et la régularité de l’ameublement, surtout les salons, qui ont l’air de salles de conférences ; quelques petits salons sont tapissés d’étoffes en soie rouge ou jaune, et des tapis de Pékin à fond blanc recouvrent les planchers. Les fleurs sont fort aimées, et dans les atriums, les rebords des galeries sont garnis de pots en porcelaine, remplis de fleurs rares ; les bassins et les fontaines sont aussi garnis de fleurs ; sur les parois des murs, il y a souvent des rochers, faits de rocailles, sur lesquels se précipite l’eau en cascade. Sur les entablements des roches, on place des statues en porcelaine ou des dragons, des chimères, voire des crapauds et des araignées gigantesques en bronze ou en porcelaine.

Les objets d’art très précieux sont rarement placés en vue ; ils sont cachés dans des boîtes doublées de satin ; on les fait admirer aux visiteurs, et ils sont vite rentrés dans les écrins.

La famille du colonel Tcheng-Ki-Tong possède des maisons de campagne, qui sont construites l’une au-dessus de l’autre, sur les montagnes, absolument comme les maisons représentées sur les boîtes et les éventails en laque et ivoire.

On m’installa dans ma chaise ; Lïu et plusieurs personnes de la famille se mirent aussi en chaise, et nous allâmes visiter les maisons de campagne, reliées entre elles par des ponts, des galeries couvertes, des allées de bambou.

La vie chinoise est pleine de mystère. Les kiosques, dans les bosquets de bambous, servent pour les fêtes qui durent des semaines quelquefois. Ce n’est pas seulement sur les bateaux de fleurs que règnent les plaisirs ; le soir, bien souvent, on entend la musique et les chants, accompagnés du son des gongs et de la lueur des feux d’artifices : c’est quelque Chinois qui s’amuse et donne une fête dans sa maison de campagne, qui est toujours entourée et surmontée de kiosques, contenant deux ou trois chambres et cachés par un bosquet de magnolias et de camélias, ou ombragés par un banian.

Lïu me montra ses propriétés et un temple où lui et ses amis accomplissaient les cérémonies du culte de Bouddha, ce dont ils me donnèrent sur l’heure un échantillon. Lïu fut le grand-prêtre, ses amis chantèrent et jouèrent de différents gongs en l’honneur des divinités.

Le soleil commençait à être bas sur l’horizon : les portes de Fou-Tchéou se ferment à la tombée du jour ; j’eus peur de rester enfermée dans la ville que je devais traverser, car il est impossible de faire le tour des murailles à cause des mauvais chemins. Je traversai la ville, au pas accéléré de mes porteurs, pendant que les bougies en sandal, que chaque Chinois brûle le soir en remerciement aux dieux, répandaient leur âcre parfum.

Les gens malintentionnés jetaient des pierres et des morceaux de bois contre ma chaise, ce qui faisait encore hâter le pas aux porteurs, qui volaient plutôt qu’ils ne couraient ; sous la grande porte en pierre, aussi large que profonde et surmontée d’une tour massive, je rencontrai le Tao-Taï, gouverneur général, qui rentrait en ville ; ses gens criaient en fendant la foule. Il y eut une nouvelle bousculade, de laquelle mes gens sortirent sains et saufs, moi toujours planant au-dessus de la foule et me cachant avec un grand écran. La Lune s’était levée et se reflétait dans le courant impétueux du Min, que je traversai sur un pont, vieux de dix mille âges — expression chinoise — cela veut-il dire siècle ou mille ans ? Je penche pour mille ans. Pourquoi pas ? Seulement, en ce cas, il est prodigieux de conservation, quoique assez ruiné ; plusieurs de ses arcades se sont effondrées dans le fleuve, où l’on voit les blocs énormes barrant le courant. On a reconstruit en bois les arches écroulées ; le pont a 400 mètres de développement, et quelques-uns des blocs de granit, qui s’étendent d’une pile à autre, ont plus de 12 mètres de longueur.

Je rentrai au consulat où il y avait dîner de cérémonie.

Le consul d’Angleterre, M. Sinclair et le consul de France, le vicomte de Bezaure, assistaient à ce festin, ainsi que plusieurs Européens appartenant au service des douanes de l’empire, entre autres le comte de Sombreuil, petit-fils de cette célèbre demoiselle de Sombreuil, qui but un verre de sang en 1793, pour sauver la tête de son père.

Les révolutions ont amené le comte Henri de Sombreuil à servir dans les douanes de la Chine, où il reçoit un traitement de 28 000 francs. M. Rocher, un autre Français chinoisant, reçoit 40 000 francs. Ils sont mandarins et fort estimés par les Célestes.

Quelques jours après, ne voulant pas abuser de l’hospitalité du consul, je louai une maison. Là, je m’installai chez moi, et je vécus à la manière des colons en Chine. Mon boy, femme de chambre, devint aussi intendant et dirigea le service composé d’un second boy, d’un cuisinier, d’un marmiton, de trois porteurs, d’un gardien de nuit, jouant supérieurement bien, avec des baguettes, des airs variés pendant la nuit sur les planchettes en bois ; c’est un usage commun en Chine, de même qu’en Russie, seulement en Chine on a encore de petites cymbales de cuivre qui alternent avec le son que rend le bois sec. Un portier, pour ouvrir et fermer la porte, compléta ce nombreux domestique qui me coûta moins qu’un seul serviteur en Europe.

Je dépensais 88 dollars par mois, et ma maison était une des plus largement tenues de Fou-Tchéou [6].

Mon ordinaire se composait de faisans, de perdreaux, de poissons, de légumes excellents, et d’huîtres de Fou-Tchéou à discrétion. Ces huitres sont très savoureuses : on les achète collées à des perches de bambous, que les Chinois enfoncent dans les bancs d’huîtres, à certaines époques de l’année, et qu’ils recueillent ensuite couvertes d’huîtres en grappes.

Quelques jours après mon installation, je partis pour Yan-Fou, dans le hausboth d’un Anglais de mes amis, et accompagnée d’un des Russes, employé chez les Piatkoff et Molchanoff.

Vers minuit, à la marée descendante, nous partîmes.

Vers l’aurore nous étions loin dans le fleuve ; le hausboth remontait le Min toujours poussé par le vent. Les lignes du paysage ne ressemblent en rien à ce qu’on voit en Europe. Le fleuve est encaissé dans des montagnes cultivées de bas en haut, qui s’élèvent les unes au-dessus des autres : celles qu’on voit dans le lointain bleuâtre prennent des teintes lilas rosé et finissent en pointes aiguës, bizarrement contournées. Je m’installai sur la dunette du bateau, à l’ombre des voiles, et nous voilà voguant au hasard des vents ; tantôt le fleuve s’élargit, et une île apparaît, sur laquelle, à travers les banians touffus, se montrent les pointes des toits des maisons. Au pied du rocher, des canonnières sont amarrées, ces canonnières, qui devaient être coulées quelques mois plus tard pendant le bombardement de Fou-Tchéou. Plus loin le fleuve se rétrécit : un banc de sable rend la passe très étroite, le vent nous porte juste dessus. Les matelots chinois, au lieu de baisser les voiles le plus vite possible, commencent à crier, et continuent à crier jusqu’à ce qu’on soit arrêté sur le sable ; alors ils baissent les voiles, descendent dans l’eau et, appelant à leur secours la population d’un village voisin, ils tirent le bateau dans l’eau plus profonde. Des jonques passent à chaque instant, tantôt très élégantes, tantôt misérables, les voiles déchirées en lambeaux. Vers le soir le vent tombe, on est obligé de ramer, et je vois passer des jonques sur lesquelles rament des femmes court vêtues, gracieuses, fortes et lestes.

La nuit tombe : nous nous arrêtons au milieu de la rivière près d’une crique où je vois des pêcheurs aux cormorans. Ils sont montés sur une espèce de périssoire, les cormorans sont perchés autour d’eux ; dès que ces oiseaux aperçoivent un poisson, ils se précipitent, le saisissent et l’apportent à leur maître. C’est un charmant sport inconnu en Europe, assez difficile à pratiquer dans les rivières de ce continent, qui sont devenues si pauvres en poisson.

Pendant deux jours nous remontons ce bras du Min, qui est le plus petit : vers le soir du troisième jour, nous arrivons au point où se jette la rivière Yan-Fou, qui donne son nom au cloître de Bonze, but de notre pèlerinage. Le lendemain matin, nous quittons le hausboth, et nous prenons une jonque, au milieu de laquelle on place mon fauteuil et ma chaise à porteurs, et nous voilà remontant les rapides qui coulent sur une montagne de gravier.

Une quarantaine de Chinois et de Chinoises marchent dans l’eau, nous tirant le long de celle montée aquatique. La jonque traîne sur le fond, mais ne casse pas.

Enfin, nous voilà dans quelques pieds d’eau, et peu après la jonque s’arrête au pied d’un rocher, que surmonte une pagode pittoresquement ombragée d’un banian immense. On descend ma chaise à porteurs, je m’y installe ; mon compagnon Tcherédoff prend son fusil sur son épaule et m’escorte à pied en regardant avec inquiétude un village assez turbulent, que nous devons traverser.

Je remarque que les jardins sont cultivés avec un soin particulier : on dirait que chaque feuille est nettoyée avec un plumeau et débarrassée de tout grain de poussière. Les plantations de maïs, de tabac et de toute sorte de légumes se succèdent sans interruption. Nous traversons le village, en faisant bonne contenance, devant une population criarde. Tcherèdoff hâte les porteurs : il ne faut jamais laisser le temps de réfléchir aux malintentionnés. Nous sortons du village sans encombre, et commençons à monter le sentier de la montagne du couvent. Un paysage grandiose se déroule à nos yeux ; les gorges et les vallées s’étendent à nos pieds à une profondeur vertigineuse. Le sentier en escalier devient de plus en plus étroit : quelquefois je me trouve suspendue au-dessus d’un précipice.

Le couvent est incompréhensiblement construit sur des rochers presque détachés de la montagne. Les bonzes nous reçurent admirablement et nous donnèrent ce qu’ils avaient, des œufs et quelques légumes. Pendant le déjeuner, mon boy Assaï vint, tout épouvanté, me supplier de distribuer quelque argent aux Chinois qui menaçaient de le jeter en bas d’un rocher dans le gouffre, s’il ne me priait de leur donner quelque chose — ce que je fis pour le tranquilliser. Je redescendis l’escalier à pied ; il faut dire qu’il est très étroit et n’a pas de rampe au-dessus du précipice ; et, après deux heures de trajet, nous retrouvâmes notre jonque entourée d’une population impatiente de nous voir.

On a un pilote adroit, pour redescendre le rapide ; il dirige la jonque au milieu du courant et la fait tomber adroitement dans le tourbillon, juste vis-à-vis d’un rocher, qu’il s’agit d’éviter, en tournant vivement le long du courant.

Quelques heures après, nous reprîmes le chemin de Fou-Tchéou, où, après trois jours de navigation, je rentrai chez moi, regrettant celle existence sur l’eau que je me promis de reprendre bientôt.

En attendant j’étais invitée chez Tcheng-Ki-Tong, et je dus dîner chez le consul anglais dans sa villa chinoise au delà de la ville, et chez d’autres Anglais et Français.

Le dîner est la grande distraction des colons. Aussi est-ce une véritable cérémonie. La table est garnie de fleurs à profusion. Les boys ont un talent particulier pour couvrir une table de guirlandes, de feuillages et de fleurs qui garnissent, mais ne gênent pas. C’est charmant et gai. Le dîner chez le consul dans sa villa chinoise me plut beaucoup ; on se serait cru vivre dans un éventail.

Tcheng-Ki-Tong donna un dîner chinois, et les Anglais des dîners cérémonieux et officiels.

Ces devoirs accomplis, je me disposai à accepter l’invitation du colonel Tcheng, d’aller voir ensemble le célèbre arsenal. À onze heures nous nous embarquâmes sur la yole de Médard, professeur à l’arsenal.

Il est déclaré, par les marchands de Fou-Tchéou, ne pas appartenir à la haute société de cette ville ; ce sort est partagé par les marchands russes qui se consolent de cette exclusion, ainsi que M. Médard, avec philosophie.

Après une heure de trajet, nous accostâmes le hausboth de Médard, élégant petit yacht où nous déjeunâmes. Le colonel Tcheng-Ki-Tong est très aimé de ses compatriotes, et des étrangers ainsi que de ses professeurs, car il a été élevé à l’arsenal même. Sa gaieté ne tarissait pas, et, tout en causant de Paris, sur le Min, nous abordâmes à l’arsenal.

Les bâtiments rappellent de vastes gares de chemins de fer. Une grande porte s’ouvre sur une longue travée en fer, bordée des deux côtés de forges, dont les feux sont entretenus par un soufflet à vapeur. La machine a une roue motrice de dimensions colossales et fait marcher des marteaux à vapeur assez puissants pour forger l’arbre des plus grands steamers, et assez délicats pour redresser une épingle tordue.

Le second atelier contient une machine à fabriquer les plaques de fer ou d’acier pour le blindage des navires de guerre.

Nous traversons une grande cour pavée, sur un des côtés de laquelle courent des wagons sur des rails transportant les matériaux de construction, qu’ils distribuent dans les différents ateliers. Nous entrons aussi dans les ateliers où s’exécutent tous les genres de travaux qui relèvent du génie naval et militaire.

Dans l’un d’eux est une sorte d’école, où le lavis et le modelage sont enseignés par des maîtres français.

Tous les professeurs sont unanimes à affirmer que les Chinois, à l’inverse des Turcs et des Arabes, sont merveilleusement aptes à comprendre les différents procédés de mécanique employés à l’arsenal. Cette aptitude devrait faire réfléchir les peuples d’Occident, si portés à imposer leur civilisation, dont les Chinois prendront le meilleur pour s’en servir parfaitement contre les Européens.

Il y avait autrefois, dans l’arsenal de Fou-Tchéou, des ouvriers étrangers et beaucoup de chefs d’ateliers et de professeurs ; maintenant il n’y a plus du tout d’ouvriers et fort peu de professeurs.

Peu à peu, ayant tout appris des Européens, les Chinois les ont remplacés par des indigènes. Dans un des ateliers une puissante machine perce des trous dans des plaques pour chaudière à vapeur.

Ailleurs nous trouvons des ouvriers qui fabriquent des moules en bois pour des objets en fonte. D’autres construisent des machines à vapeur, à l’usage des élèves de cette grande école professionnelle.

Il y a beaucoup de spécimens d’ouvrages très compliqués, faits uniquement d’après des dessins et qui dénotent un haut degré d’habileté et de savoir faire des ouvriers. Règle générale : le Chinois est soigneux, exact et diligent. Avec ces trois qualités on peut aller très loin.

Les élèves de l’école professionnelle attachés à l’arsenal y sont pensionnaires ; parmi eux le colonel Tcheng me présenta un de ses neveux.

On me montra des canonnières qui venaient d’être lancées. Il y avait sur les ponts de ces canonnières des canons Armstrong. Le nom du commandant Prosper Gicquel, fondateur de l’arsenal sous le vice-roi I’zo, revient à chaque instant dans la conversation. Plus tard, je vis le commandant à Paris, le jour du bombardement de Fou-Tchéou. Il en était douloureusement frappé : cela se comprend ; malgré son cœur de Français, il ne pouvait penser sans regret à la destruction d’une œuvre dont il était vraiment le père.

Destruction inutile, au fond, car le bombardement ne fut qu’une perte matérielle, fort sensible, mais non irréparable pour les Chinois.

Sur le quai, nous rencontrâmes un ami de Tcheng-Ki-Tong, un ingénieur, qui partait pour les mines de Formose. Il était très élégant, vêtu d’une robe en soie ouatée, bleu pâle, garnie de velours grenat et d’un pardessus de couleur prune. Il avait le visage allongé, très blanc et le nez aquilin. Tcheng me le présenta et me pria de lui permettre de venir avec nous sur la mouche à vapeur que j’avais demandée de Fou-Tchéou pour me ramener de l’arsenal.

Après avoir pris congé de M. Médard et des aimables mandarins de l’arsenal, nous partîmes pour regagner la ville et reprendre la vie de Fou-Tchéou.

Cette vie consiste à se lever vers midi, à déjeuner, à se mettre en chaise et à faire quelques visites, après une promenade au champ de courses, pour voir les chevaux, se promenant, vêtus chaudement, tout autour de la piste.

Cette distraction m’ennuya bientôt, surtout quand, par complaisance et amitié pour quelques-uns des possesseurs d’écuries, je fus obligée d’aller voir leurs chevaux manger des carottes.

Ce serait touchant, si l’on ne savait que cette tendresse est intéressée, car le gain du propriétaire dépend de la santé du cheval. Je préférai aller voir le tombeau du Mandarin, à une lieue de la concession, ou flâner dans la ville, où il y a un fabricant de laque de Fou-Tchéou, laque très rare et fort prisée des amateurs.

J’étudiai son procédé, qui est véritablement une œuvre de patience et d’art. Il faut trois mois pour bien laquer un objet et un mois pour le peindre.

Fou-Tchéou fabrique aussi des meubles en cuir durci, des objets en pierre rose et grise, tirée des carrières environnantes, des bijoux en or, et surtout des bracelets en rotin et or qui sont très jolis. Les soieries viennent de Shang-Haï et de Pékin. Pourtant il y a beaucoup d’antiquités dans les boutiques, et un amateur peut y glaner des porcelaines, des émaux et des laques, ainsi que d’antiques broderies. J’assistai à la fête des lanternes, à l’occasion de laquelle mes Chinois encombrèrent ma maison de lanternes en forme de tulipes, de pivoines et de fleurs de toute sortes, garnies de houppes en soie [7].

Je visitai à fond les deux fabriques russes de thé. Voici les procédés qu’on emploie. D’abord, pendant l’été, plusieurs des jeunes gens des maisons de commerce sont envoyés au fond de la contrée, à sept jours de navigation sur le Min ; on y trouve de grandes plantations établies sur des montagnes de terre glaise. Les Chinois les cultivent avec soin, les arrosent, ce qui est très pénible sur ces montagnes escarpées.

On commence la récolte en avril, et on la termine en novembre. Les meilleurs thés sont récoltés en avril, mai, juin et juillet. La feuille est petite, jaune et mince ; plus tard elle devient dure.

Les Chinois jettent les feuilles dans de grandes corbeilles et les roulent avec les pieds. Quelquefois cela leur vaut des plaies aux pieds, Le jus sort et reste sur les feuilles. Après cette opération, on fait flétrir les feuilles au soleil dans des sacs ; elles commencent alors à se rouler et à devenir noires.

Enfin on fait appel aux grands et aux petits des deux sexes, et toute une population se met à séparer les feuilles suivant leurs dimensions. On met les fines et non brisées à part - elles forment la qualité supérieure.

Le prix sur place est de 3 roubles (10 fr.) les 150 livres russes (un tan chinois). En Russie, la même mesure se vend 120 roubles. Il n’est pas étonnant que les marchands de thé soient tous millionnaires. Le meilleur thé de l’univers se récolte à sept jours de Fou-Tchéou, et nulle part ailleurs on n’en trouve de comparable. C’est celui qu’on nomme en russe Baïkovoï-Tchaï. Il donne une infusion jaune d’ambre, et il est très parfumé ; ce parfum s’obtient grâce aux fleurs de jasmin, qu’on cultive en champs, comme des artichauts ou autres légumes.

Le thé en brique se fait avec du thé ordinaire, de feuilles non roulées, qui restent du Baïkovoï-Tchaï. On le tamise.

La poudre du thé se nomme Moza. On fait passer à la vapeur les feuilles les plus grosses, elles sont suspendues dans des serviettes de grosse toile, au-dessus de grandes cuves remplies d’eau et chauffées en dessous. Des Chinois presque nus courent le long des cuves et remuent continuellement les feuilles. Puis on met ces feuilles dans des formes, dans lesquelles on a placé au préalable de la poudre Moza ; on recouvre les feuilles avec la poudre, puis on met la marque. On vend ce thé 35 copecks la brique. La fabrique de Piatkoff et Moltchanoff est fort agréable à voir ; l’ordre le plus parfait y règne, et elle est la principale des deux maisons de Fou-Tchéou.

Il faut encore mentionner le commerce des cheveux chinois qu’on envoie en France pour garnir les têtes des élégantes. Quand des pays réputés barbares on revient en Europe, on est stupéfait des coutumes quasi sauvages qu’on veut vous obliger de suivre. Chignons en cheveux chinois, corsets et tournures en baleines et en acier, jupes si étroites et si lourdes de garniture qu’on ne peut presque pas marcher, chapeaux qui ne garantissent ni contre le soleil ni contre le froid, vêtements étriqués. On dit avec le plus grand sérieux que telle est la mode, et il faut obéir.

À Fou-Tchéou, quand on donne des bals, il y a trente hommes pour cinq dames. C’est ce que je remarquai au bal de la société des Papillons de nuit. Il est d’usage de ne porter que des robes de soie européennes, justement parce qu’on a sous la main les belles soieries chinoises.

Une élégante des colonies de Shang-Haï, de Hong-Kong et de Fou-Tchéou doit éviter soigneusement de porter des soieries chinoises ; elle doit préférer les rebuts des grands magasins d’Europe.

Les bals et les dîners sont fort peu intéressants dans les colonies. Je crois qu’on se réunit uniquement pour ne pas oublier les coutumes européennes, pour dire : « Quoique vivant aux antipodes de l’Europe, je sais entrer dans un salon. »

Les jours, à Fou-Tchéou, s’écoulent dans des occupations réglées et uniformes. Les hommes s’occupent d’affaires, sans trop se tourmenter, de dix heures à onze et demie et d’une heure à trois heures. Ensuite, on sort ; les uns vont se promener en chaise, rarement à cheval. Il n’y avait que le consul américain qui montait tous les jours un vieux cheval blanc, et c’est parce qu’il était le seul homme de la colonie qui avait une jambe de bois. Le soir, on va au club jouer aux cartes, au billard et pour causer courses. Tout le monde a des chevaux, qu’on traîne de Pékin à Shang-Haï, et, de là, à Fou-Tchéou, à Swatow et Hong-Kong ; mais on ne les monte pas, on les fait courir. Les jockeys, sauf de rares exceptions, sont des Chinois. Toute l’année, on ne parle que de chevaux, avec des termes anglais, stupides. Au lieu de se donner la peine d’étudier le pays, de voyager, on ne s’occupe que du plus ou moins de vitesse des poneys chinois. Ce sont des chevaux de la même race que la race russe du côté de l’Oural, et que l’on appelle, en Russie, chevaux de paysans ; ils ont les jambes courtes, surtout celles de devant, la tête grosse et lourde, et certes, je n’avais jamais imaginé de les voir soignés comme des chevaux de grand prix. Après quelques mois de soins et de dépenses, ils courent sur un champ de courses arrangé à l’instar de celui de Longchamps. Voilà l’occupation favorite des Européens en Chine ; cela leur donne l’occasion de commencer la journée par des spiritueux, et de la finir de même. Pendant les mois de préparatifs pour les courses, il y a un café tenu sur la piste, où boivent, et, on peut le dire sans exagérer, se grisent les gentlemen, à partir de sept heures du matin. On comprend que, malgré toute ma bonne volonté, il me fut impossible de m’intéresser à tout cela.

Les Chinois se moquent de cette futile manie des Démons de l’Océan, comme ils nomment les Européens. À ma grande satisfaction, les Russes, mes compatriotes, ne s’occupaient pas du tout de chevaux, excepté pour faire des paris, au moment même des courses. Ils préféraient faire des excursions sur le fleuve, pour prendre le bon air, disaient-ils : aussi bien on en a véritablement besoin. Malgré la situation admirable de la concession européenne, comme elle se trouve au centre du cimetière de Fou-Tchéou, l’air n’y est pas très pur, il s’en faut de beaucoup.

Les enterrements ne discontinuent pas du matin au soir, et ils alternent avec un autre genre de distraction désagréable ; la circulation des seaux.

Expliquons-nous : les compagnies de vidanges n’existent pas en Chine, étant remplacées par les seaux portés par des hommes et de très jolies femmes chinoises, à grandes boucles d’oreilles d’argent, le haut chignon traversé par une aiguille en argent et piqué d’un frais bouquet aux couleurs vives. Chaque jour, une femme vient chercher dans l’appartement des dames ce qui est à emporter dans les campagnes et ce qui sert d’engrais. Un homme vient dans l’appartement des hommes. Le moment de la promenade, vers quatre heures du soir, est aussi le moment de la plus active circulation des seaux (sans couvercles). Le consul d’Angleterre, M. Sinclair, fort de son autorité et de vingt-cinq années de séjour en Chine, protesta vainement contre cet usage malsain et nauséabond ; il fit faire à ses propres frais des couvercles, et, se postant dans le sentier le plus fréquenté par les promeneurs et les porteurs de seaux, il offrit à ces derniers ses couvercles à titre gracieux. Les Chinois refusèrent avec indignation de changer leur manière de faire.

Le consul, énervé, se plaignit au Tao-Taï, qui décréta les couvercles obligatoires. Les porteurs de seaux se mirent en grève. Trois jours après le Tao-Taï et les autorités suffoquées durent céder ; on ne respirait plus. Les seaux continuent d’être portés sans couvercles ; à chaque instant on en rencontre, qui offensent la vue et l’odorat.

Dans les rues il y a d’immenses seaux rangés le long des murs, le long des ponts ; quelquefois ils sont enfoncés dans la terre et de grandes cuillères en bois servent aux porteurs à puiser et à remplir les seaux.

Sur les ponts de Fou-Tchéou il y a d’un côté les cuisines en plein vent et de l’autre les seaux monstres. Les dames parées et élégantes, portées dans leurs chaises au-dessus de ces miasmes, sont obligées de se munir de flacons et de vaporisateurs.

C’est un trait de mœurs caractéristique ; la colonie et la ville passent par la volonté de la corporation la plus abjecte de Fou-Tchéou.

J’aimais pourtant à errer dans la ville ; mais il ne fallait pas manquer de franchir les portes avant six heures, car les gardiens, courant le risque de recevoir cinquante coups de bambous, se laissent rarement corrompre et n’ouvrent pas une porte après le crépuscule.

Les Russes m’invitèrent à faire une excursion au couvent de Kou-Chan, montagne du Tambour. Le hausboth de M. Specheloff nous transporta vers le pied de la célèbre montagne qui est la plus haute de celles qui entourent Fou-Tchéou, après le Wou-Hou (les cinq Tigres) ; elle fait face à la montagne de Kichan (du Drapeau). Un escalier monumental en pierre mène du pied de la montagne au sommet. MM. Specheloff et Maliguine, ainsi que moi, nous nous fîmes porter en chaise à quatre porteurs. Chaque quart d’heure on passe par de petites chapelles, où il y a des statues de divinités ; on brûle un cierge ; on boit une tasse de thé offerte par le bonze, gardien de chaque petit temple, et l’on continue l’ascension. On voit des deux côtés de la route des inscriptions gravées sur des pierres ou sur les rochers mêmes, en mémoire de la visite de quelque poète ou lettré. Plus on monte, plus le paysage devient grandiose ; tantôt il rappelle la Suisse, tantôt les Alpes de l’Italie du Nord. Une forêt de pins immenses couvre la montagne ; l’escalier monte en faisant des détours au milieu de ces arbres qui croissent à 500 mètres au-dessus de la mer.

Après cette rude montée, on arrive au couvent qui est aussi grand que la Lamaserie de Pékin. Il a été fondé en l’an 784 et peut contenir deux cents moines. C’est le plus grand couvent de la Chine. À l’entrée se trouvent les quatre statues colossales représentant les protecteurs de la foi bouddhiste. On nous donna pour notre dîner une des salles entourées d’une estrade couverte de drap rouge sur laquelle étaient rangées des idoles. Nos boys, sans respect pour les dieux, dressèrent la table en l’entourant de fauteuils destinés aux bonzes ; c’est là que nous portâmes des toasts à notre patrie. Nous visitâmes les environs du temple. Nous saluâmes les statues des trois divinités bouddhistes ; puis nous allâmes voir le bassin du laisser vivre, rempli de carpes sacrées énormes. Nous arrivâmes à un temple bâti sous une roche. On entend de là un gong résonner à intervalles réguliers dans la forêt. Il est mis en mouvement par l’eau cristalline d’un ruisseau qui a aussi le privilège de fournir la meilleure eau de l’univers pour infuser le thé. Au milieu de la forêt, le son de ce gong, revenant par moments réguliers, a un charme inexprimable. Dans les rochers se trouvent des cellules habitées par les prêtres qui méditent tranquillement sur les préceptes de leurs sectes, et se félicitent d’être à l’abri, sur ces hauteurs, de tous les tracas du monde. Je connais un jeune et brillant diplomate qui rêve de finir ses jours à Kou-Chan : ce projet est d’un esprit élevé et détaché des biens de ce monde. Après avoir été reçu par toutes les cours d’Europe et accueilli avec faveur par le monde artistique et littéraire, retiré sur un pic inaccessible, il contemplera, en se souvenant du passé, le sublime paysage étalé au pied du Kou-Chan.

Nous rôdâmes dans la montagne jusqu’au lever de la Lune, et vers dix heures du soir nous regagnâmes les bord du Min. Je rentrai chez moi juste à temps pour voir, à mes pieds, le dernier jour de la fête des lanternes. Ma maison dominait la ville chinoise, où se croisaient des processions de lumières ; à chaque instant on entendait des cris ; les Chinois se battaient, cessaient de se disputer, puis recommençaient.

Quelques jours après, je partis pour voir les cataractes du grand fleuve.

La chasse au faisan y est abondante. Un matin j’arrivai à un village construit d’une étrange manière, par quartiers, entre des murs en pierres, qui garantissent de l’incendie chaque quartier.

Les cataractes sont les mêmes que celles que j’avais rencontrées sur le Yan-Fou. Le fleuve est de plus en plus beau ; quand on le remonte, les montagnes se rétrécissent, et je ne connais en Europe que le lac de Côme et le lac Majeur qui puissent être comparés au Min. Seulement en Europe la nature n’est pas aussi grandiose. À treize kilomètres de Fou-Tchéou, je visitai le temple de l’Été, qui couvre la surface entière d’un îlot situé au milieu du fleuve. Ce temple est dédié à la Reine du ciel, divinité chère aux bateliers du Min. Un immense banian ombrage le temple, ses branches descendent jusque sur l’eau. Une grande porte-fenêtre, toute ronde, forme comme nn cadre qui favorise le point de vue, car dans ce cercle on voit le fleuve s’étendre au loin, et les montagnes des Cinq-Tigres dessiner leur profiler bleu lilas. Continuellement le tableau change d’aspect, tantôt on voit passer une lourde jonque, tantôt un bateau léger, entièrement fait de camphre, dont les voiles, en nattes de pailles fines, se gonflent au souffle léger de la brise. Nous passâmes auprès de l’îlot maudit, où l’on coupa les têtes de 10000 Chinois lors de la révolte des Taïfangs : les bateliers n’y abordent jamais. En descendant vers Foo-Tchow, nous passâmes sous le pont vieux de mille âges, on dut ôter le mât pour pénétrer sous une des arches.

Quelques semaines plus tard j’étais à Amoy, et au mois d’avril, je quittai la Chine avec regret : ce pays est encore peu connu des Européens, habitués qu’ils sont à parler des peuples orientaux comme de gens sans activité d’esprit, incapables d’études sérieuses.

Le Chinois est d’une race forte, énergique, intelligente, et cette race a un grand avenir, peut-être beaucoup plus grand qu’on ne pense.

Cette masse de créatures humaines peut déborder un jour, en torrent, par les chemins que l’Europe s’ouvre à coups de canon, vers l’intérieur du mystérieux empire. II faut vraiment s’avouer une chose. c’est que, malgré le degré de civilisation extrême à laquelle il ne manque peut-être en ce moment que l’organisation de la locomotion aérienne, qui sera inventée tôt ou tard, l’humanité est toujours emportée par une force inconnue. mais fatale, vers un sort inévitable. Les empires s’élèvent et s’écroulent, et on n’a rien encore inventé, en dépit des terribles exemples de l’Inde, de l’Égypte, de Palmyre, de Rome et de l’Espagne, pour empêcher les États les plus puissants de s’affaiblir, de succomber et disparaître dans le néant. Il est probable qu’un jour il faudra compter avec les quatre cents millions de Célestes qui grouillent sur un espace trop restreint. Or il n’est pas bon d’obliger les gens à se défendre : on leur apprend à attaquer. C’est en se laissant battre par Charles XII, que Pierre le Grand apprit à vaincre. L’empire du Milieu ne sera pas toujours gouverné par une femme voilée. Qui connaît les surprises que nous réserve encore l’Asie, ce continent mystérieux et inépuisable de richesses accumulées et encore inexploitées ?

Lydie Paschkoff

[1Le plus grand bazar de Shang-Haï ; on y trouve du vin, des fers à repasser, des diamants et des dentelles.

[2Il y a des gens en Chine qui ne connaissent que les quais de Shang-Haï ou de Hong-Kong, et en Europe ne connaissent que la Cannebière et les boulevards de Paris. Ils ne veulent rien voir et rien sa voir hors de là.

[3Boy est le nom qu’on donne aux domestiques en Chine.

[4Weith-Rocks.

[5Auteur de la Chine par un Chinois. Calmann Lévy, 1884.

[6Le dollar est de 4 fr. 75 à 5 francs suivant le cours de l’argent. 88 dollars font à peu près 450 francs par mois. Et pour cette somme je menais un train de grand seigneur en Europe.

[7Fou-Tchéou, on le sait, a une population de 300000 âmes. Pendant les fêtes on ne peut se faire une idée du tapage qui se produit dans cette ville turbulente.

Revenir en haut