Le mouvement perpétuel

Ernest Lalanne, La science illustrée N°152 — 25 Octobre 1890
Mardi 30 juin 2020 — Dernier ajout vendredi 3 juillet 2020

Dans une de ses dernières séances, l’Académie des sciences a reçu un mémoire d’un inventeur ignoré qui prétend avoir découvert — une fois de plus — le mouvement perpétuel. L’assemblée n’a pas cru devoir accorder à cet écrit les honneurs d’une discussion. Une fin de non-recevoir aussi dédaigneuse ne doit pas nous étonner ; il n’y faut pas voir surtout l’effet d’une prévention injuste ou jalouse contre la nouveauté, ni d’un parti pris dogmatique et têtu de la « science officielle ». En refusant d’examiner le projet en question, l’Académie n’a fait que se conformer à une résolution prise par elle dès 1775, et dont les motifs sont aussi valables aujourd’hui qu’à cette époque : il fut décidé, celte année-là, que la Compagnie n’examinerait plus aucune machine annoncée comme un mouvement perpétuel.

Pourquoi cette décision radicale ? C’est, que non seulement le bon sens vulgaire et la saine raison, mais la démonstration mécanique la plus rigoureuse, la mieux vérifiée par toutes les expériences, ont prouvé depuis longtemps.que le mouvement perpétuel ne saurait exister. En effet, une machine à mouvement perpétuel serait un appareil qui, une fois la première impulsion donnée, marcherait sans s’arrêter jamais, en régénérant elle-même de la force motrice à mesure qu’elle en dépense. Supposons la machine en mouvement : deux causes, les frottements de toute nature et la résistance de l’air tendront à diminuer sans cesse sa vitesse, absorberont peu à peu tout l’effort moteur de la première impulsion. Impossible, n’est-ce pas ? de supprimer ces deux causes : il faudra bien, pour être utilisée, que la machine tourne dans l’air ; il faudra bien à ses organes des pivots, des points d’appui, où s’engendreront nécessairement des frottements, des résistances, d’où l’arrêt à bref délai, si une force motrice extérieure ne vient pas renouveler la poussée primitive. C’est ici que les chercheurs de mouvement perpétuel nous arrêtent. Nous n’empruntons pas, disent-ils, ce serait trop commun, à un agent extérieur, vapeur, chute d’eau, effort musculaire, le supplément de force qui nous est nécessaire pour vaincre les résistances et continuer notre marche : c’est la machine elle-même qui, par une disposition particulière de ses organes, saura régénérer de la force motrice. Vous pouvez bien, ajoutent-ils, au moyen d’un levier, soulever un poids de 100 kg avec un effort de 10 kg seulement ; vous obtenez des résultats analogues avec la presse hydraulique. Si donc nous parvenons, par une construction assez ingénieuse, à établir une machine telle que des poids, sur un grand bras de levier, agissent toujours dans le même sens, et que, dans le sens opposé, les mêmes poids s’appliquent à un poids de levier plus petit, la machine tournera sans jamais s’arrêter. C’est séduisant ; mais on oublie seulement un axiome de mécanique aussi bien vérifié, d’une certitude aussi absolue que la relation arithmétique deux et deux font quatre. Ce n’est pas du bras du levier tout seul que dépend le travail effectué dans l’unité de temps, soit par la résistance, soit par la puissance ; ce travail, travail moteur ou travail résistant, est un produit, le produit de l’intensité de la force par le chemin qu’elle fait parcourir, c’est-à-dire, d’une part, celui du poids à soulever par la hauteur dont on l’élève, de l’autre, celui du poids qui agit par la hauteur dont il descend ; or, ces chemins parcourus sont, comme les bras du levier, en raison inverse des poids ; les deux produits sont donc égaux. Le,travail résistant, par suite, est égal au travail moteur ; il ne pourra donc tout au plus qu’y avoir équilibre, et, vu les frottements, la présence de l’air, cet équilibre sera même détruit au profit de la résistance ; la machine, mise marche, devra donc s’arrêter.

Et elle s’arrête, comme on a pu le constater de visu sur nombre de systèmes, merveilles d’ingéniosité, fondés sur le principe, mal compris, du levier. Une seconde série d’inventeurs s’appuient sur une fausse interprétation du principe d’Archimède. Parlant de ce qu’un corps plongé reçoit du liquide une poussée tendant à le soulever, qui croît avec son volume, ils envoient à un moment donné de l’air dans la partie immergée de la machine, pensant ainsi faire naître une force gratuite, sans se rendre compte qu’il faut, pour chasser l’air dans ce récipient, vaincre la résistance de l’eau en produisant exactement la même quantité de travail que restituera le récipient émergeant.

D’autres se sont adressés à l’électricité, avec d’autant plus d’espoir que les relations numériques étaient encore moins bien définies dans cette branche de la physique. Ainsi, on a proposé une machine magnétoélectrique qui, produisant l’électricité au moyen d’une certaine quantité de travail mécanique, décomposerait de l’eau. Puis, de la recombinaison, de la combustion des éléments de cette eau résulterait une quantité de chaleur suffisante pour faire fonctionner une machine à vapeur produisant plus de travail que le moteur initial. Mais il est évident, et démontré, que la chaleur dégagée dans la combinaison des corps est précisément équivalente à celle qu’on a dû leur fournir — elle se transforme en travail moléculaire — pour les séparer. Et le travail résultant, s’il n’y avait aucune perte par frottement, rayonnement, etc., ne pourrait être que le travail initial, sans le dépasser jamais.

En réalité, le travail résultant n’atteint jamais, dans aucune machine, le travail initial : le rendement, c’est le rapport entre les deux quantités, et,dans les meilleurs moteurs, il ne dépasse guère 80 %.

La machine transmet et transforme du travail : elle n’en créera jamais. Ex nihilo nihil, disait le poète Lucrèce, on ne fait rien avec rien. Rien ne se crée, tout se transforme dans la nature, a dit à son tour notre grand Lavoisier, exprimant ainsi une loi générale de la nature, loi dont un des corollaires est l’impossibilité du mouvement perpétuel, cent fois démontrée par les échecs successifs de tous les inventeurs, par les calculs les plus rigoureux appliqués directement à leurs machines mêmes, enfin parles données de la mécanique le plus solidement établies.

Ernest Lalanne

Revenir en haut