Papin et la machine à vapeur

Marcellin Berthelot, Science et Morale, Calmann-Lévy 1891.
Mardi 4 juin 2019 — Dernier ajout samedi 13 juin 2020

Il y a plusieurs places pour les élus dans la maison de Dieu, et il y a plusieurs rangs dans la science, parmi les hommes dont les noms ont passé à la postérité. Les rangs dépendent à la fois de la grandeur des problèmes résolus, ou abordés ; de la force intellectuelle et inventive des auteurs ; enfin de l’importance des résultats pratiques,laquelle n’est pas nécessairement proportionnelle à la difficulté des problèmes. L’opinion, — c’est-à-dire le jugement que chacun se fait des découvertes, soit parmi les gens compétents, soit parmi le public, —joue aussi un rôle dans la distribution des réputations. Du vivant des hommes, et même plus tard, cette opinion dépend, dans une certaine mesure, de fart avec lequel ils ont su cultiver leur gloire, grossir leurs propres travaux, en passant sous silence, ou en amoindrissant systématiquement ceux de leurs prédécesseurs et de leurs contemporains ; tandis que d’autres savants, tels que Papin, ignorent ces artifices. La gloire dépend encore, à toute époque, de ces données légendaires, par lesquelles les Grecs excellaient à grandir leurs compatriotes, ainsi que de cette rivalité moderne des écoles scientifiques et des nationalités, cherchant à s’attribuer le principal honneur des progrès de la civilisation.

Ce sont là des éléments multiples, qui interviennent surtout quand il s’agit des génies de second ordre, tels que Papin. Chacun les pèse à sa propre balance, et l’estime que l’on en fait varie avec les temps et les lieux.

Cependant on doit reconnaître que la réputation de Papin, un peu effacée au siècle dernier, a brillé dans le nôtre d’un nouvel éclat, à la suite des recherches qui ont établi complètement son rôle au début des inventions dont est sortie la machine à vapeur de notre temps, — et spécialement l’application de cette machine à la direction des vaisseaux. L’enthousiasme excité par ces grandes découvertes, qui ont multiplié dans une proportion presque miraculeuse les effets du travail humain et transforme toutes les industries et l’art du commerce par terre et par mer, n’est pas encore éteint ; il a amené les esprits curieux à l’examen des degrés successifs, suivant lesquels la science technique et appliquée est parvenue à les réaliser.

Arago, entre autres, a retrace d’une façon magistrale l’histoire de la machine à vapeur, il y a soixante ans (œuvres d’Arago, t. V). Déjà le rôle de Papin, comme promoteur primitif de ce que l’on appelait alors la pompe à feu, est signalé dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (t. XIV, p. 167 et 169, édition de Genève, 1878). Mais la pompe à feu n’était pas encore devenue la machine à vapeur moderne.

Nulle question n’est définitivement vidée, ni dans l’histoire, ni dans la science. Il y a toujours lieu à une révision, et il est même nécessaire de la faire à de certains intervalles : des documents nouveaux intervenant sans cesse, qui modifient les premières opinions.

Nous en rencontrerons quelques-uns au cours de ce récit, soit dans la connaissance exacte des textes anciens, soit dans la trouvaille imprévue des renseignements nouveaux, relatifs au bateau à vapeur de Papin ; renseignements qu’Arago n’avait pas connus et qui viennent fournir un plus solide appui à ses jugements.

Reconnaissons pourtant qu’à son époque on tranchait ces questions de priorité par des appréciations peut-être trop absolues ; les grandes inventions, dans Tordre pratique surtout, étant graduelles, et leur mise en œuvre reposant sur une progression de détails et de perfectionnements, qui ne permettent pas d’en attribuer toute la gloire, ni même parfois la gloire principale, à une personnalité unique. La vérité en cette matière consiste dans le récit impartial et critique des travaux et des idées qui se sont succédé, appuyés les uns sur les autres.

La marche des sciences impose même une réserve plus générale, et qui s’applique à toute découverte. L’intérêt que nous attachons aujourd’hui à ce qui louche la machine à vapeur, à cause de l’universalité de son emploi, est certes plus grand que celui attribué il y a cent ans à la pompe à feu ; mais peut-être cet intérêt diminuera-t-il dans l’avenir, le jour où la machine à vapeur, — engin de transformation assez imparfait, en somme, de l’énergie des agents naturels,—viendrait à faire place à quelque autre appareil, mieux approprié à leur utilisation, et plus conforme aux théories nouvelles de la thermodynamique. Le transporta distance des forces naturelles par l’électricité a déjà détrôné la vapeur, sur plus d’un point ; néanmoins il est incontestable que celle-ci dirige encore en souveraine la marche des chemins de fer, des navires, et de la plupart des industries. Jusqu’ici la reconnaissance que nous devons aux savants et aux ingénieurs qui ont créé la machine à vapeur, par la lente évolution de leurs réflexions et de leurs expériences, demeure justifiée dans toute son étendue.

Papin a joué un rôle capital dans cette création. Ce sont Salomon de Caus et Papin qui en ont signalé les idées maîtresses, à savoir l’application du ressort de la vapeur pour élever l’eau (1615) ; et surtout la construction d’une machine à feu, pourvue d’un piston, où la force élastique de la vapeur est combinée avec la propriété de cette vapeur de se condenser par le froid, en produisant un vide qui fait intervenir la pression atmosphérique. Or cette machine est décrite dans un mémoire latin, publié par Papin dans les Acta eruditorum, Lipsiœ, en 1690. Il a prévu en même temps et signalé les applications de sa machine à toutes sortes de travaux, et il a réalisé, avec le concours de cette même machine, le premier bateau à vapeur connu, bateau détruit par la guilde des bateliers du Weser en septembre 1707. Quels qu’aient été les immenses progrès accomplis après les publications de Salomon de Caus et de Papin, d’abord par Savery et d’autres, et surtout par le puissant génie de Watt, et par celui des ingénieurs du XIXe siècle, c’est un devoir pour tout historien de la science de reconnaître les titres des premiers inventeurs ; alors surtout que leur existence, telle que celle de Papin, s’est écoulée dans l’agitation d’espérances sans cesse renouvelées et sans cesse déçues, et terminée au sein de l’abandon, de l’obscurité et de la misère.

J’ai été engage à reprendre cette élude par la suite de mes recherches sur la science antique, sur sa transmission au moyen Age, sur l’invention des matières explosives, et sur les engins de mécanique et d’artillerie employés aux XIVe et XVe siècles. Mais la cause occasionnelle de la présente élude a été la publication intitulée : la Vie et les Outrages de Denis Papin, commencée en 1869 par de la Saussaye, et poursuivie récemment par M. de Belenet, officier d’infanterie. Quatre volumes ont déjà paru, quatre autres nous sont promis. Je crois remplir un devoir envers un zèle si méritoire, en présentant les fruits de mes réflexions sur la nouvelle publication.

Je retracerai d’abord le tableau des inventions multiples de Papin, afin d’en montrer le caractère général, tel qu’il fut et dut être compris de ses contemporains : on se rendra mieux compte ainsi des circonstances et des fautes qui ont troublé sa vie et amené ses malheurs. Puis je rapporterai brièvement sa biographie et je terminerai en m’attachant à la suite des idées et des travaux qui l’ont conduit à trouver la machine à vapeur.

I. — Les inventions

Le nom de Papin, sans être celui d’un génie supé rieur, Ici que Galilée, Newton, Lavoisier, ou même Cavendish, Ampère ou Laplace, mérite cependant de rester dans la mémoire des hommes, en raison de sa valeur propre et du temps où il a accompli ses travaux. Le XVIIe siècle est l’une des époques critiques de l’humanité moderne : c’est le moment où les sciences commencent à apercevoir les lois générales de la physique et de la mécanique, celui où elles s’essaient à sortir des laboratoires pour mettre ces lois en œuvre, dans la pratique des diverses industries ; préludant ainsi au vaste développement des applications des théories scientifiques auquel nous assistons aujourd’hui, ainsi qu’à la puissance et au bien-être chaque jour, croissants qui en résultent pour les races européennes. Il est intéressant d’en examiner les commencements. A ce point de vue, les expériences et les imaginations mêmes de Papin, le jugement qu’en ont porté ses contemporains, enfin ses relations personnelles avec quelques-uns des plus distingués d’entre eux, tels que Boyle, Huygens et Leibnitz, sont très dignes de notre attention.

Disons d’abord que la caractéristique de Papin n’est pas celle d’un savant pur : il n’a découvert aucun principe général en physique, ou en mathématiques ; ses idées même n’y sont pas toujours justes, et il a soutenu contre Leibnitz, sur la question des forces vives, une controverse où il n’a pas témoigné une reconnaissance suffisante de l’infériorité de son génie, comparé à celui de son adversaire. Cependant, je le répète, on ne saurait lui contester le mérite d’avoir développé avec opiniâtreté tout un ensemble d’idées et de tentatives, qui ont servi de base à la découverte des machines à vapeur. Papin est en réalité un inventeur demi-scientifique, demi-industriel, fécond en propositions de tout ordre, les unes neuves et ingénieuses, les autres médiocres ou banales, quelques-unes chimériques.

Afin de mettre le talent d’expérimentateur de Papin dans son jour et d’en bien montrer la valeur positive, nous parlerons d’abord de l’une de ses premières inventions, celle du digestceur, ou marmite autoclave, qui porte son nom et qui l’a conservé jusqu’à notre temps, où il est encore en usage. C’est l’appareil qu’il a le plus complètement étudié et réalisé ; son origine vient d’une idée de Boyle, l’un des maîtres de Papin. Mais c’est ce dernier qui lui a donné sa forme et son véritable caractère. La publication de sa description eut lieu d’abord en Angleterre, en 1681, sous le titre suivant : A new digestor, or engine for softening bones, containing the description of its make and use in cookery, voyages at sea, confectionary making of drinks, etc. (London, 1681) ; puis, l’année suivante, en France, sous un titre un peu différent : La manière d’amollir les os et de faire cuire toutes sortes de viandes en fort peu de temps et à peu de frais. (Paris, 1682).

Le « digesteur » de Papin a joué un rôle historique important, tant au point de vue pratique qu’au point de vue scientifique. Au point de vue pratique, il a été employé pendant le XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe, conformément aux idées de l’inventeur, pour cuire les aliments, et surtout pour extraire des os leur gélatine, destinée à servir de nourriture dans les hôpitaux. On avait fondé sur son emploi toute une théorie chimico-physiologique de la digestion. Après un si long usage aux dépens de l’estomac des indigents et des malades, l’appareil eut un étrange retour de fortune ; on s’avisa, il y a un demi-siècle, de contester les propriétés nutritives de la gélatine. Les expériences de Magendie et d’autres amenèrent à des conclusions négatives, et cette pratique du digesteur tomba. On l’a remplacé par la mise en œuvre des extraits de viande, faits à des températures bien plus basses, et dont l’emploi, tantôt efficace,tantôt illusoire,suivant les conditions de fabrication, a soulevé aussi bien des discussions.

La marmite de Papin n’est cependant pas restée dans l’oubli. Cet appareil est le premier type industriel de ceux où l’on opère au moyen d’une vapeur, sous une charge supérieure à la pression atmosphérique. Papin l’avait pourvu d’une disposition protectrice, qui le caractérise et qui est restée dans toutes nos machines à vapeur : je veux parler de la soupape de sûreté, destinée à limiter la pression intérieure, de façon à prévenir les explosions. Reproduisons les paroles mêmes de l’auteur :

« Pour connaître la quantité de pression, on ajuste sur le couvercle une verge de fer, munie d’un poids glissant sur un anneau et portant sur une soupape garnie de papier, mise en communication par un étroit orifice avec le cylindre d’enveloppe. » Il calcule ensuite, d’après la longueur du bras de levier, la pression exercée sur la surface de la soupape. La limite de pression dans son appareil étant environ de 9 atmosphères, elle répondrait à une température voisine de 175°, température à laquelle les matières animales sont décomposées, et dépouillées de toute vertu comestible. Mais, en fait, l’appareil de Papin fonctionnait vers 4 atmosphères ; c’était encore trop. Dans les usages domestiques, on ne doit pas dépasser 2 ou 3 atmosphères, et lorsque Papin cuisait des pâtés ou des pigeonneaux, il restait certainement dans ces limites. On se tient même au-dessous, dans la préparation des boites de conserves alimentaires.

L’autoclave, plus ou moins modifié, a été ainsi conservé par l’industrie, et il continue également a être employé journellement dans les laboratoires de physiologie, comme très commode pour développer en vase clos une température de 120 à 130 degrés, capable de tuer les microbes et de jouer le rôle de stérilisateur : c’est là, je crois, aujourd’hui, dans l’industrie, comme dans la science, son principal usage.

Le grand effort de Papin s’est tourné ensuite vers les applications du vide, dont il avait étudié la production dès ses débuts, dans les laboratoires de Huygens et de Boyle. Il a entrepris d’en tirer une force motrice générale, c’est-à-dire d’utiliser l’effort et le travail de la pression atmosphérique. J’y reviendrai plus loin, en exposant l’historique de la machine à vapeur. Mais en ce moment je m’attacherai surtout à donner une idée du mouvement d’esprit de Papin, en indiquant la suite de ses inventions.

C’est ainsi qu’il propose tour à tour des machines à extraire l’eau des mines, à faire monter l’eau des rivières dans des réservoirs et pour l’arrosage des jardins : problèmes fort en honneur aux XVIe et XVIIe siècles, époque où chaque prince élevait des palais, et où Louis XIV construisait Versailles, le plus vaste et le plus magnifique, sinon le plus parfait de tous.

Papin cherche aussi à appliquer la force motrice du vide pour faire marcher des voilures sur terre et sur eau ; pour lancer, toujours par la force du vide, des grenades à quatre-vingt-dix pas. Il imagine un long tube, destine à transporter à distance la force motrice du vide : à peu près comme nous le faisons aujourd’hui pour le transport des lettres dans les tubes pneumatiques. Malheureusement les tubes et jointures d’alors étaient trop imparfaits pour tenir le vide sur de grandes longueurs ; ce qui fit échouer l’expérience. On sait comment l’électricité de notre temps a résolu le problème, avec une étendue et une perfection qui rappellent les rêves de la magie. Mais l’électrodynamique n’était même pas soupçonnée en 1680.

À côté de ces vues générales et des projets d’appareils qu’elles suscitaient, Papin, toujours en effervescence, en met en avant une multitude d’autres, destinés à exciter la curiosité des princes et des grands seigneurs allemands, auprès desquels il résidait. Toutefois, en raison même de cette variété perpétuelle de projets nouveaux, pareils à des bulles de savon, qui montent sans cesse briller et crèvera la surface de l’eau, l’inventeur ne réussissait guère à se concilier la confiance de ses protecteurs, au degré qu’il fallait pour obtenir les fonds nécessaires à la réalisation de ses propositions : il s’en plaint même, non sans amertume, à l’occasion de la construction des machines destinées à élever l’eau de la Fulda dans un réservoir, pour l’arrosage des jardins du landgrave de Hesse, à Cassel. Plus tard il s’en prend, comme tous les inventeurs, aux ennemis réels ou supposés qu’il avait suscités. « J’ai lieu de croire que mes ennemis ont encore prévalu », écrivait-il en 1707.

Citons encore quelques-uns de ses projets : il propose des appareils soufflants, propres à entretenir la flamme sous l’eau, ou bien encore à alimenter la cloche à plongeur et les bateaux sous-marins, à ventiler les mines, à évaporer l’eau des salines, à fondre le fer et le verre dans les fourneaux ; des appareils fumivores, utilisant la combustion de la fumée ; un procédé pour la conservation des légumes par l’esprit de soufre (acide sulfureux) ; la fabrication d’une serrure à secrets ; des horloges perfectionnées, réminiscence des travaux qu’il avait faits autrefois avec son vieux maître Huygens ; des chambres à air comprimé, pour y étudier la vie des animaux et des plantes et pour traiter les maladies, — idée reprise de nos jours ; — des lits à sommiers et matelas remplis d’air, au lieu de plumes, — Leibnitz lui commanda même des coussins de ce genre pour sa voiture ; une disposition pour déterminer la fulmination de l’eau projetée sur une plaque de fer rouge, en la frappant au moyen d’un marteau — ce qui répondait sans doute à quelque expérience mal comprise, relative à l’état sphéroïdal.

L’une de ses idées les plus funestes fut celle d’un canon à vapeur pour lancer des projectiles, canon dont l’explosion détruisit son atelier, fit périr plusieurs hommes, et détermina sa disgrâce auprès de son protecteur, le landgrave de Hesse, qui avait failli être enveloppé dans la catastrophe.

Au lieu de s’attacher avec persévérance à la réalisation complète de quelqu’une de ces idées, comme il l’avait fait pour son digesteur, Papin passait sans cesse de l’une à l’autre : ce qui devait à la longue lui faire perdre tout crédit, aucun de ses projets n’aboutissant.

La plupart même n’avaient rien d’original, étant agités également par d’autres inventeurs contemporains. Plusieurs des problèmes qu’ils prétendaient avoir résolus dès la fin du XVIIe siècle, sont venus jusqu’à notre temps et ils continuent à faire l’objet des brevets pris de nos jours, en excitant toujours les mêmes espérances, la même activité désordonnée des inventeurs, et les mêmes déceptions.

A Londres, vers 1707, il essaya, comme tant d’autres, de faire exploiter l’une de ses découvertes par une compagnie d’actionnaires ; mais il ne trouva pas sur la place la confiance nécessaire.

J’ai dû faire ce récit îles inventions perpétuelles de Papin, afin de bien faire connaître son caractère et l’origine de ses malheurs ; mais il faudrait se garder de l’envisager comme un charlatan, dupe de sa folle imagination, Les esprits supérieurs d’alors, tels que Huygens et Leibnitz, ont déclaré plus d’une fois la valeur personnelle et le mérite de Papin. Leibnitz surtout, qui l’avait connu à Paris, alors que lui-même était pareillement aux débuts de sa carrière, ne cessait de l’encourager et essayait même de lui signaler des perfectionnements, ainsi qu’on le voit dans sa correspondance. Il avait d’autant plus de mérite à le faire que Papin, irritable, impatient et obstiné, même dans ses erreurs, lui donne parfois occasion de se plaindre doucement de son ton et de son aigreur. Mais Leibnitz était une nature morale trop élevée pour ne pas passer par-dessus ces inégalités de caractère. Son amitié fut fidèle à Papin jusqu’au bout. Au milieu de ce flux d’idées et de projets sans cesse renouvelés, il n’est pas surprenant que Leibnitz n’ait réussi à intéresser ni le landgrave de Hesse, ni la Société royale, à l’exécution des propositions vraiment géniales de Papin, telles que son bateau mû par la vapeur, le premier de cette espèce qui ail été construit. Les temps d’ailleurs n’étaient pas mûrs, ni la science ou l’art d’alors suffisants, pour amener à bonne fin cette ébauche d’une découverte, qui n exigé plus d’un siècle d’efforts avant de parvenir à son accomplissement.

Aussi, malgré son génie et ses talents pratiques, Papin a-t-il vécu errant et agité, en butte aux inimitiés suscitées par ses prétentions et son caractère, victime douloureuse de sa propre imprévoyance. Sa seule consolation, s’il a pu les pressentir, a dû être sa confiance dans les jugements de la postérité.

Il. — La biographie

Le moment est venu de retracer brièvement le tableau de cette odyssée, qui devait si tristement Unir, avant d’exposer les idées maîtresses qui dirigèrent Papin dans les plus importantes de ses inventions, je veux dire celles relatives à la machine à vapeur.

Né à Blois, d’une famille protestante (22 avril 1647), il suivit dès l’âge de dix.-sept ans les cours de la Faculté de médecine de l’Université d’Angers ; il fut reçu médecin en 1669. On ne sait s’il exerça cet art ; mais deux ans après, en 1671, Huygens, qu’il avait connu à Angers, l’appela à Paris pour l’aider dans les expériences qu’il poursuivait au Louvre, dans les bâtiments de la Bibliothèque du roi. Papin put se livrer, sous cette haute direction, à son goût pour la physique et la mécanique. Les notions nouvelles relatives nu vide, qui résultaient des découvertes de Torricelli et des expériences de Pascal, ainsi que les machines à faire le vide, récemment inventées par Otto de Guerike, occupaient alors tous les esprits, celui d’Huygens en particulier ; ce fut là que Papin puisa les notions théoriques et acquit les connaissances pratiques, qu’il mit en œuvre plus tard dans ses inventions. Ce fut aussi à ce moment qu’il se trouva en relation avec Leibnitz, résidant à Paris (1672-1676) comme précepteur du fils du baron de Bornebourg, et contracta avec lui une amitié, que Leibnitz ne cessa de manifester par ses services.

Après avoir publié, en 1674, un premier mémoire sur le vide, consacré en partie à des découvertes de physique pure et en partie à la conservation des fruits, Papin abandonne sa position à Paris pour aller chercher fortune en Angleterre. Peut-être sa qualité de protestant lui fermait-elle dès lors en France l’accès à des situations plus hautes ; cependant il ne fait aucune allusion à une semblable circonstance. Il quitta donc la France, bien avant la révocation de l’Édit de Nantes ; non à la suite, comme l’ont prétendu quelques-uns de ses biographes.

Lorsqu’il passa en Angleterre, Huygens l’y recommanda. Boyle, à son tour, le prit comme aide et collaborateur dans son laboratoire (1678-1679) ; il le fit nommer, en 1680, titulaire de la Société royale, dont il était l’un des fondateurs. En 1681, Papin inventa son digesteur, son œuvre la plus accomplie : la destination en était essentiellement pratique ; j’en ai parlé plus haut.

Cependant, au bout de six ans de séjour, au lieu de poursuivre à Londres le lent développement d’une carrière scientifique qui s’annonçait avec quelque éclat, Papin se laissa entraîner vers une nouvelle aventure. Sarotti, chargé d’affaires du Sénat de Venise à la cour d’Angleterre, au moment de retourner dans sa patrie, voulut y fonder ce qu’on appelait alors une Académie, c’est-à-dire une réunion de savants et d’artistes, patronnés et pensionnés par lui. Papin accepta ses offres décevantes ; et il abandonna, pour le suivre, son titre de membre de la Société royale, tenu à résidence. Après être descendu à Anvers, il fil à Paris, en 1682, une courte visite, la dernière de sa vie, et il alla passer a Venise deux années, qui lui furent de peu d’utilité.

En 1684, Sarotti étant renvoyé en Angleterre par le Sénat, son Académie tomba, et Papin revint à Londres, où la Société royale lui rendit son titre de membre et de « curateur aux expériences de la Société ». Elle y affecta un traitement trimestriel de 190 livres tournois ; traitement modeste, mais suffisant à cette époque pour assurer à un savant qui débutait le loisir de s’attacher à ses études ; il aurait sans doute été accru avec le temps et le progrès de sa réputation. Papin y continua ses inventions d’ordre pratique, fondées pour la plupart sur l’emploi du vide. Mais aucune de ces inventions ne paraît avoir atteint la période des applications industrielles, au moment où il abandonna Londres pour l’Allemagne, attiré par de nouvelles espérances.

Les savants d’alors passaient ainsi d’État en Étal, de France en Angleterre, en Allemagne, en Italie, et réciproquement, — comme le montre l’histoire de l’Académie des sciences au temps de Louis XIV, — sans être assujettis à ces liens de nationalité, qui rendent aujourd’hui de telles mutations, sinon impossibles, du moins de plus en plus rares. Elles le sont devenues surtout depuis la constitution de l’Italie et de l’Allemagne en grandes nations ; chacun trouvant plus aisément à faire sa carrière dans son propre pays que dans les autres, où un étranger rencontre les difficultés des examens et des grades, sans parler des situations acquises et des jalousies nationales.

À la suite de la révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV, les protestants opprimés quittèrent en foule la France et transportèrent de tous côtés leurs industries. Le landgrave de liesse, de même que l’électeur de Brandebourg et les autres princes protestants, chercheront à attirer chez eux les proscrits, en leur assurant un bon accueil et divers privilèges. Une partie de la famille de Papin émigra de Blois à Marbourg, et le landgrave, curieux d’inventions scientifiques, pensa à appeler Papin dans ses États. Il lui offrit le titre de professeur de mathématiques à l’Université de Marbourg, avec un émolument de 150 florins ; ce qui représentait 1600 à 1700 livres tournois, le double à peu près de la subvention de Papin en Angleterre, plus un éventuel variable. C’était pour l’époque un traitement considérable, équivalant à celui des professeurs de renseignement supérieur d’aujourd’hui en France.

Papin se trouvait ainsi, à quarante ans, dans une belle situation et en état de poursuivre ses expériences. Son titre embrassait les sciences physiques. Malheureusement pour lui, il devait faire quatre leçons par semaine, lourde charge pour un homme qui n’avait jamais professé.

À cette époque d’ailleurs, les étudiants s’occupaient surtout de théologie, de droit ou de médecine, seuls enseignements susceptibles d’aboutir à des carrières profitables. Les sciences proprement dites, étant à peu près de nul rapport, n’attiraient personne : aussi les élèves ne tardèrent-ils pas à lui faire défaut. De là des discussions avec le Sénat académique de Marbourg, la prospérité de l’Université et l’éventuel des professeurs étant subordonnés au nombre des élèves. La jalousie excitée par l’introduction de ce nouveau venu dans le corps académique vint sans doute s’y joindre. Cependant il ne faudrait rien exagérer à cet égard ; car les Universités allemandes ont toujours été accoutumées à l’appel de savants étrangers à la localité. Le landgrave était sympathique aux chercheurs et aux esprits distingués et se glorifiait du litre d’ « artisan couronne ». Tous ces petits princes allemands rivalisaient entre eux de culture et de goût pour les arts et les sciences, imitant en cela le grand modèle de Louis XIV, et suivant une tradition qui remontait au XVIe siècle et à la Renaissance.

C’est ainsi que Charles de liesse finit par appeler Papin à résider à Cassel, sa capitale (1695), avec le titre et les honoraires de son conseiller et de son médecin, payés par sa cassette. Il lui maintint en outre son traitement de professeur à Marbourg, malgré l’opposition du Sénat académique, qui se plaignait de ne trouver personne pour faire la suppléance à cause de l’insuffisance de l’éventuel. Papin, en abandonnant ses fondions de professeur, devenait ainsi complètement dépendant de la faveur personnelle du prince : situation toujours délicate et qui devait se dérober un jour devant lui.

En 1690, Papin se maria avec sa cousine, devenue veuve deux ans auparavant, et qui avait avec elle sa mère et sa tille. Il prit ainsi de nouvelles charges de famille. On ignore s’il eut des enfants : cet homme, tout occupe de ses idées, ne parle jamais des personnes qui le touchent.

L’année précédente, l’Académie des sciences de Paris avait sanctionné le choix de Papin comme correspondant, désigné par l’abbé Galois : les correspondants d’alors étaient attachés à l’individualité des académiciens et n’avaient pas, comme aujourd’hui, un titre impersonnel ; mais il fallait l’approbation du corps. On voit que Papin était parvenu à une situation considérable dans le monde scientifique de l’époque. Il la conserva pendant vingt ans, publiant sans cesse de nouveaux projets et de nouvelles propositions pour créer la force motrice, projets fondés sur l’emploi du vide et le ressort de la vapeur.

En 1688, c’est une machine à faire le vide, au moyen de la poudre à canon ; en 1690, une autre, dont le vide est produit par la condensation de la vapeur d’eau : c’est déjà la machine à vapeur, et il en indique les applications à l’épuisement des mines, à l’élévation de l’eau et à la marche des chariots et des navires. On reviendra tout à l’heure avec détail sur ce mémoire, œuvre principale de Papin. Cependant il s’agissait toujours de projets, ou de modèles en petit : l’exécution en grand eût exigé des études nouvelles et présenté des difficultés que Papin semblait à peine soupçonner. C’est ainsi qu’il exprime la surprise de voir le prince adopter d’autres appareils que les siens, appareils plus pratiques sans doute, pour faire monter l’eau de la Fulda au sommet des tours de son château et arroser les jardins. Une machine d’épuisement, construite sous la direction de Papin par l’ordre du landgrave, fut malheureusement emportée par les glaces de la Fulda. La proposition de sa pompe balistique pour lancer les grenades à 90 pas, faite successivement au landgrave, à la Hollande, au Hanovre, en Angleterre, fut refusée de tout le monde, comme inférieure aux procédés connus de l’artillerie : on croirait lire l’aventure d’un inventeur de notre époque. Pendant ce temps, Papin ne cessait de présenter au landgrave des projets nouveaux, de lui demander les ressources nécessaires à leur exécution, de se plaindre de ses collègues, envieux du bruit que faisaient ses expériences et mécontents de voir Papin se décharger sur eux de sa part du travail collectif. Negant Mathesim esse de pane lucrando, écrivait-il à Leibnitz. Il dut même réclamer l’intervention du prince dans des querelles obscures, suscitées au sein de la communauté protestante et qui avaient amené son excommunication par ses coreligionnaires. Le landgrave, sans entrer clans la querelle, y mit lin par des ordres impératifs. Mais, préoccupé par les intérêts de son État et par les besoins de la guerre, perpétuellement entre tenue en Europe sous Louis XIV, et qui absorbait toutes les ressources disponibles, Charles Ier Unit par ne plus prêter qu’une oreille distraite à ces réclamations continuelles et à ces projets, dont le fruit utile était si rarement atteint. Il était d’ailleurs, suivant un mot de Leibnitz, chancelant dans ses résolutions. « Les princes ont tant de sortes d’occupations qu’ils ne pensent guère aux sciences », écrivait Papin. Les revenus promis étaient, comme il le dit, « difficiles à tirer à cause de la guerre ». Dès 1690, il demandait à Huygens de lui trouver une situation en Hollande.

Cependant, il persistait à suivre ses inventions, lorsque arriva la catastrophe de l’explosion du canon rempli d’eau, explosion qui démolit une partie de l’atelier et blessa mortellement plusieurs personnes. De la Saussaye et les biographes de Papin y voient l’effet de quelque noir complot de ses ennemis. Je ne sais : mais une telle expérience serait dangereuse, même de notre temps, où l’on possède mieux l’art de régler la détente de la vapeur d’eau ; on ne l’exécuterait certes pas dans l’intérieur d’un édifice, et l’on prendrait des précautions, dont Papin ne concevait peut-être même pas la nécessité. Quoi qu’il en soit, ce coup lui fut fatal. Les Adversaires de sa faveur auprès du prince affectèrent de regarder Papin comme « un aventurier, entreprenant sans expérience et par pure spéculation cent choses diverses, au péril de sa propre existence et des jours du souverain ».

Abandonnant, sans doute contre son gré, la situation qu’il avait à Cassel, Papin demanda l’autorisation de se retirer en Angleterre, et elle lui fut accordée, sans qu’il ait stipulé de dédommagement (1707). Il avait soixante ans, et il recommençait sa carrière, moins avancé qu’au moment où Boyle le faisait nommer en 1680 curateur aux expériences de la Société royale. Toujours enthousiaste et rempli d’espérances, il voulait vendre à la reine d’Angleterre la machine de son bateau à vapeur, comme cent ans plus tard Fulton proposa la sienne à Napoléon : on voit combien la réalisation pratique était encore lointaine. Mais Papin ne se croyait pas moins sûr de son fait. Il emporta avec lui la chaloupe modèle, destinée à marcher au moyen de la vapeur, et il débuta par naviguer sur la Fulda, se proposant de faire démonter sa machine un peu plus loin, pour la mettre à bord du navire qui traverserait la mer.

C’est ici qu’éclate l’imprévoyance de cet homme de génie. En arrivant à l’embouchure de la Fulda, pour passer sur le Weser, on sortait des États du landgrave de Hesse, dont la protection le couvrait, pour pénétrer dans ceux de l’électeur de Hanovre. Là, la navigation du Weser était attribuée par monopole à la guilde des bateliers, très jalouse d’un privilège dont elle vivait. Il fallait donc à Papin des autorisations spéciales pour poursuivre sa navigation. 11 les demanda en effet ; mais, malgré une recommandation de Leibnitz, les bureaux de l’électeur de Hanovre refusèrent catégoriquement, et la ghilde ne fit pas meilleur accueil à la demande. Au lieu de poursuivre ses négociations, ou au besoin de démonter sa machine un peu plus tôt, sur les bords de la Fulda même, Papin, impatienté et se berçant de je ne sais illusion, s’imagina qu’il pourrait poursuivre quand même et éluder le privilège des bateliers. Il s’embarqua donc avec sa famille et quelques bateliers sur son bateau « sans rames, ni voiles », et pourvu uniquement de roues ; c’est-à-dire dans les conditions les plus propres à exciter la jalousie et la crainte des possesseurs du monopole. Nous savons dans le dernier détail ce qui arriva ; car les procès-verbaux, rédigés au bailliage de Mu mien, ont été retrouvés et publiés. À peine Papin est-il descendu à Loch, dans les eaux du Hanovre, que les bateliers s’emparent de son bateau et déclarent qu’il est devenu la propriété de la guilde. Malgré une tentative impuissante du bailli pour le protéger, le bourgmestre délivre l’ordre de saisie. Elle a lieu au milieu des lamentations de la famille de Papin. On brise la chaloupe et la machine, et on en vend aussitôt sur place les matériaux aux enchères, le quart du produit étant prélevé pour le compte de l’électeur de Hanovre, suivant l’usage. « Le bonhomme de passager, — dit le bailli, qui n’avait pas réussi à le sauver, — s’éloigna sans proférer une plainte. »

Cette aventure, quelle qu’ait été la témérité de Papin, est certes l’une des plus tragiques que rapporte le martyrologe des inventeurs. Mais, par l’un de ces retours inattendus que comporte l’histoire, elle est devenue la preuve la plus forte que l’on puisse invoquer pour établir que Papin est le premier inventeur du bateau à vapeur et qu’il en avait réellement construit un, dès l’an 1707.

Ses traverses n’étaient pas Unies. Arrivé à Londres, il n’y retrouva plus Boyle, ni ses anciens amis : la mort lui avait enlevé ses protecteurs. On lui rendit bien ses vieilles fonctions de curateur aux expériences de la Société royale, mais sans traitement fixe et avec des indemnités irrégulières. Une lettre de Papin, datée du 16 mai 1709, adressée au docteur Sloane, secrétaire de la Société, « manifeste l’humble désir de recevoir dix livres sterling ». Le pain de l’exil est amer, disait Dante, et ses escaliers sont durs à mon ter. Dans une autre lettre au même, datée du 31 décembre 1711, Papin supplie cette même Société, « dont il ne saurait trop louer les bontés passées », et pour laquelle il travaillait, « de faire attention que depuis près de sept mois qu’il vaque à ses expériences, avec le dévouement de l’homme le plus honnête et selon sa capacité, il a vécu sans une pièce de monnaie, forcé de s’épargner les aliments et toutes les choses indispensables à la vie. » Et il ajoute : « Ne se voyant pas en état de rendre ses devoirs » au délégué de la compagnie, « il est forcé de se tenir celé dans une demeure inconnue ». Sa famille même paraît à ce moment avoir été chercher ailleurs des moyens d’existence, peut-être à Cassel, où il lui restait des parents : car il n’en est plus question davantage dans le récit de ses misères.

Cependant il persévérait dans ses projets, et il demanda en 1708 à la Société royale, avec l’appui d’une lettre de Leibnitz, son aide pécuniaire pour faire exécuter l’invention du bateau mis en mouvement par le feu. Newton était alors président : l’invention lui fut renvoyée. Mais les plus puissants génies sont rarement les plus sympathiques aux souffrances des autres, ou les plus prompts à les encourager. Newton proposa d’étudier graduellement l’invention de Papin, par des expériences aussi simples et aussi peu coûteuses que possible, en raisonnant sur ces expériences. L’avis était sage, mais peu propre à encourager le malheureux. Ces expériences, telles quelles, ont-elles eu lieu ? Nulle trace ne s’en retrouve dans les archives et les papiers d’alors. Privé de toutes ressources et réduit à « mettre ses machines dans le coin de sa pauvre cheminée », Papin paraît avoir quitté Londres en 1712 et être retourné en Hollande, puis en Allemagne. En 1714, il se trouvait à Cassel, d’après la correspondance de Leibnitz, où ce dernier le recommande encore à un ami, en disant « qu’il a un mérite qui certainement n’est pas ordinaire ». C’est la dernière trace que l’on ait de Papin, qui s’éteignit dans l’oubli. Son asile suprême est inconnu, ainsi que la date de sa mort. Parlons maintenant des compensations posthumes que lui réservait la destinée : je veux dire l’invention qui a perpétué sa mémoire, la machine à vapeur.

III. —La machine à vapeur

Le souffle de l’air, dit Aristote, provient de l’action combinée du sec et de l’humide. L’élément liquide infiltré dans la terre, et réchauffé par le soleil et par le feu interne, produit les tremblements de terre. Sénèque explique de même ceux-ci par l’action de la vapeur des eaux bouillonnantes, échauffées par le foyer souterrain. Ces idées générales furent traduites en expériences par les physiciens grecs d’Alexandrie, dont les œuvres sur ce point nous sont parvenues, compilées par Héron d’Alexandrie dans le traité des Pneumatiques. Il y démontre entre autres l’existence réelle de l’air par une expérience. En submergeant un vase à orifice renversé, l’eau n’y pénètre pas ; mais si l’on perce un trou dans la partie supérieure, l’eau remplit le vase et l’air s’échappe, en produisant un souffle facile à percevoir.

Soumet-on l’eau à l’action du feu, dit encore Héron, elle se change en air, — en gaz, pour nous, — et ce changement, se renouvelant sans cesse par l’action du feu, détermine les mêmes mouvements que les fluides atmosphériques.

De là deux expériences : l’une consiste à faire danser une boule légère, placée sur l’orifice étroit d’une chaudière ; l’autre, à faire tourner une boule creuse, dans l’axe de laquelle pénètre un courant de vapeur d’eau, qui s’échappe par deux tubes, fixés sur l’équateur de la boule et recourbés à angle droit, en sens inverse l’un de l’autre. C’est le premier appareil (éolipyle) fondé sur la force motrice de la vapeur d’eau, qui soit connu.

Héron en décrit beaucoup d’autres, où le mouvement est produit, tantôt par la compression de l’air, développée en vase clos par une introduction d’eau ; tantôt par la dilatation de l’air échauffé, lequel refoule l’eau contenue dans une certaine capacité. Telle est notamment la machine suivante, destinée à ouvrir les portes d’une chapelle, au moment où l’on allume le feu du sacrifice, et à les refermer, quand le feu est éteint. L’autel sur lequel on allume le feu est creux et communique par en bas avec un vase contenant de l’eau. L’air échauffé exerce sur cette eau une pression, laquelle refoule l’eau par un siphon dans un autre vase, suspendu à des cordes et tenu en équilibre par un contrepoids. L’eau refoulée augmente le poids du vase où elle tombe et soulève le contrepoids : celui-ci, par un jeu de cordes et de poulies, fait ouvrir les portes du sanctuaire. Quand le feu est éteint, l’air enfermé sous l’autel se contracte : la pression diminue dans le vase inférieur ; le siphon fonctionne en sens inverse et y fait repasser l’eau qu’il avait perdue. Par suite, le vase suspendu s’allège, le contrepoids s’abaisse et referme les portes de la chapelle.

C’est ainsi que les propriétés et les ressorts de l’air et de la vapeur d’eau étaient appliqués par les physiciens anciens, soit à des jeux d’enfants, tels que l’éolipyle, soit à des fraudes sacerdotales. Le nombre et la variété de celles-ci, énumérées sans réflexion par Héron d’Alexandrie, comme faciles à produire en vertu des propriétés physiques de l’air, est considérable. Les détails rapportés par ce savant s’accordent avec ceux qui nous sont donnés par les Philosophumena et les auteurs ecclésiastiques, ainsi que par les alchimistes grecs (phosphorescence nocturne des pierres précieuses, et, suivant d’autres auteurs, des statues des divinités ; enduits pour rendre les prêtres incombustibles, etc.). La fraude jouait alors, comme l’histoire le prouve, un grand rôle dans l’accomplissement des miracles destinés à frapper l’imagination du vulgaire.

Mais nul, chez les Grecs ou les Romains, n’avait l’idée de chercher dans les propriétés des corps la source de forces motrices, avec l’intention d’épargner le labeur humain. Les citoyens, dispensés par l’institution de l’esclavage de la dure loi du travail manuel, méprisaient celui-ci ; à l’exception des cas où il s’applique à la guerre, ou à l’agriculture. C’était l’époque où Aristote légitimait l’esclavage, en disant que la navette ne pouvait pas marcher toute seule : il n’avait pas la pensée que l’on pût la faire marcher à l’aide des forces naturelles. L’Église a conservé pendant tout le moyen âge ce dédain du travail servile, regarde comme la punition du péché originel. Aussi les savants d’Alexandrie ne tournèrent-ils pas de ce côté leurs réflexions.

L’art de la guerre fut le seul auquel leurs découvertes firent faire de notables progrès, consignés vers le temps de la guerre du Péloponnèse dans le traité d’Eneas Tacticus, et depuis, dans de nombreux ouvrages grecs et latins. Les légendes que les Romains ont concentrées sur le nom d’Archimède et sur le siège de Syracuse, où ils éprouvèrent les effets inattendus et effrayants de ces machines et artifices, doivent être reportées en réalité sur plusieurs générations de géomètres et de mécaniciens. Mais aucun de ces progrès, dans l’antiquité, n’a reposé sur une force motrice empruntée aux gaz ou aux vapeurs : c’est seulement l’invention du feu grégeois qui a conduit plus tard les observateurs à constater avec surprise la force d’impulsion des matières explosives et à en tirer la poudre à canon(Voir l’article que j’ai consacré à cette question, dans la Revue des Deux Mondes, du 15 août 1891.).

Dans le long intervalle qui sépare les Ptolémées de Salomon de Caus, nous ne trouvons que deux ou trois faits, révélant quelque application de la force de la vapeur. L’un est une anecdote d’Agathias, d’après lequel Anthemius, le savant architecte de Sainte-Sophie, se serait amusé à ébranler l’appartement de son ennemi, Zenon, par la pression de la vapeur d’eau ; l’autre rentre dans ces fraudes de prêtres, signalées plus haut.

On trouva vers le XVe siècle, au château de Rothenbourg, ensevelie sous les décombres, une vieille idole en bronze, appelée depuis Entpustend ou Pustorich (le Souffleur), et qui paraît être l’image de Perun ou Perkunas, divinité wendo-slave présidant aux phénomènes atmosphériques. C’est une statue creuse, dont la tête porte en guise de bouche un orifice annulaire, et un autre orifice plus petit au sommet. Elle pouvait être fixée à un poteau, à l’aide d’une chaîne. Cette statue fut achetée en 1522 par le châtelain de Sondershausen, lieu où elle est restée. D’après la tradition, cette idole, remplie d’eau et mise sur un brasier, vomissait des flammes et brûlait les maisons et les vergers des Saxons thuringiens, lorsque ceux-ci refusaient aux prêtres une part des récoltes auxquelles Perun présidait. Divers essais furent faits dans les temps modernes, pour en vérifier les propriétés. Le premier eut un dénouement fatal : l’idole incendia le château de Rothenbourg. Au deuxième essai, la statue se renversa et l’eau qu’elle contenait éteignit le feu. En 1817, Ludloff, conservateur du musée de Sondershausen, combina mieux son expérience. L’idole étant remplie d’eau aux trois quarts et placée sur un foyer, ses orifices bouchés d’ailleurs avec de fortes chevilles, au bout de quelque temps elle se prit à mugir ; puis la cheville de la bouche sauta avec bruit, et un jet de vapeur, accompagné de sifflements aigus, s’élança à 30 ou 40 pieds de distance, en enveloppant tout l’espace environnant d’un brouillard épais, qui couvrit une vaste surface.

Quittons la région des merveilles pour rentrer dans l’ordre scientifique. On a coutume de citer, à propos des machines à vapeur, quelques phrases vagues de Roger Bacon sur les vaisseaux, qui parcourront un jour les mers sans rameurs, et sur les chars rapides, destinés à marcher sans le secours d’aucun animal : c’étaient les rêves d’un enthousiaste, entrevoyant la puissance future de la science. Mais on ne saurait pas y chercher plus de réalité que dans les prophéties de Sénèque le Tragique, sur les terres situées au delà de l’ultima Thule.

En 1826, de Navarette a publié, dans la Correspondance astronomique de Zach, une note, soi-disant originaire des archives de Simancas, d’après laquelle un nommé Blasco de Garay aurait proposé, en 1543, une machine pour faire aller les navires sans rames ni voiles. La force motrice de la machine est demeurée inconnue ; en outre, ce qui est plus grave, le document en question n’a jamais été publié, ni même vu depuis, par aucune personne digne de foi. Jusque-là, il sera prudent de réserver son jugement.

Peut-être le lecteur me permettra-t-il de rapprocher de cette annonce les textes authentiques suivants, qui figurent dans un manuscrit latin (n° 197) de la Bibliothèque royale de Munich. C’est un manuscrit à figures, relatif à l’artillerie et aux arts mécaniques, avec légendes en vieil allemand ; sa date est voisine de l’an 1430. J’en ai reproduit, par photogravures, et publié avec commentaires vingt-cinq pages, dans les Annales de physique et de chimie (6e série, t. XXIV, 1891). Au folio 17 verso (p. 456 de la publication), on voit un bateau à roues, sans rameurs, et la légende suivante : « Ceci est un bateau avec quatre roues à aubes, desservies par 4 hommes… Ce navire peut porter 20 hommes d’armes… Le vaisseau doit être couvert pour qu’on ne puisse voir les hommes. Sur le devant, il aura un éperon de bataille, et de chaque côté, une pointe secondaire et un canon. Cela s’appelle un vaisseau de combat, et les gens de Catalogne s’en servent pour être les maîtres des autres vaisseaux. »

Valturius [De Re militari, 1472) figure aussi des bateaux avec un couple, et même avec cinq couples de roues. On voit que les bateaux naviguant sans voiles et sans rames (apparentes) existaient bien avant les bateaux à vapeur.

La Renaissance ayant remis au jour les anciens auteurs, l’expérience de l’éolipyle frappa plus d’un savant et d’un ingénieur, comme démonstration de la force de la vapeur. On fit même divers essais pour en tirer des applications : tel, par exemple, un tournebroche, mû directement par un éolipyle, imaginé en 1597, d’après R. Stuart A descriptive history of the Steam Engine), et un moulin à poudre, décrit dans un ouvrage imprimé à Rome en 1629, par Branca, ingénieur et architecte de la Santa Casa di Loreta. Dans ce moulin, la vapeur d’eau, chassée par un orifice., communique l’impulsion à une roue dentée et, par suite de divers engrenages, aux deux pilons chargés de broyer les substances dont se compose la poudre de guerre. Dans un autre appareil similaire, c’est un courant d’air chaud qui donne l’impulsion. Depuis deux siècles et plus cette question des machines à poudre préoccupait beaucoup les ingénieurs, en raison de l’importance toujours croissante de l’artillerie.

Disons en passant que l’on constate ici la transformation d’un mouvement rotatoire en un mouvement alternatif, et par conséquent la possibilité de réaliser le changement inverse. Cette transformation est donc connue depuis longtemps. On la trouve, d’ailleurs, également dans la ligure d’un moulin à poudre, dessiné dans le manuscrit de Munich, écrit vers 4430, manuscrit dont j’ai déjà parlé, et l’on pourrait sans doute remonter plus haut.

Quoi qu’il en soit de ce problème, dont la solution a été attribuée à tort aux inventeurs des machines à vapeur, on voit que l’action motrice de la vapeur d’eau, mise en œuvre dans le moulin à poudre cité plus haut, s’exerçait directement et à la façon du vent dans les moulins ordinaires. Jusqu’ici nous sommes toujours dans le même ordre d’idées qu’avec l’éolipyle.

En tout cas, la date de publication de l’ouvrage de Branca (1629) est postérieure de quinze ans à celle du livre de Salomon de Caus. La même remarque s’applique à une petite fontaine jaillissante de Kircher, jeu de physique analogue à la fontaine de Héron, mais fondé sur l’impulsion de la vapeur d’eau. Kircher, né en 1602, n’avait que douze ans, lors de la publication de l’ingénieur français, et l’impression du Muséum kircherianum eut lieu seulement en 1719.

L’évêque anglais Wilkins, né en 1614, l’un des fondateurs de la Société Royale, dans un ouvrage publié en 1648, c’est-à-dire postérieur de trente-quatre ans à celui de Salomon de Caus, a traité également des éolipyles et de l’application du courant d’air projeté par leur étroit orifice, pour activer ou concentrer la chaleur dans la fonte du verre et des métaux, ainsi que pour faire marcher la broche à rôtir. Ce sont toujours là des variantes de l’éolipyle ; elles montrent que son rôle n’est pas négligeable dans la suite historique de nos inventions. Il a reparu de nos jours, dans des conditions toutes nouvelles, sous la forme de la turbine à vapeur.

Mais une connaissance plus claire de la force élastique de la vapeur et des effets directs développés par sa pression, même sans écoulement, avait déjà été signalée antérieurement aux publications précédentes, dans un ouvrage de Salomon de Caus, intitulé : les Raisons des forces mouvantes, imprimé à Francfort en 1614, puis à Paris en 1624.

Salomon de Caus (c’est-à-dire originaire du pays de Caux, près Dieppe) était un habile homme, ingénieur du roi et architecte, fort instruit, de grande réputation en son temps, mort à Paris du temps de Louis XIII. On lui a forgé, en 1834, une légende imaginaire, échafaudée sur une fausse lettre de Marion de Lorme, d’après laquelle il aurait inventé la machine à vapeur et été enfermé comme fou à Bicêtre. Cette légende, hâtons-nous de le dire, n’a aucun fondement. Plus heureux que Papin, Salomon de Caus a vécu considéré et chargé d’entreprises profitables, par la faveur des princes ; il savait les servir d’une façon efficace. C’est lui qui a décoré le parc du prince de Galles, à Richemond, et les admirables jardins de l’électeur à Heidelberg. Il connaissait l’art d’élever et de diriger l’eau, pour lui faire produire des arrosements, des jets d’eau, des sources et des cascades. Dans son ouvrage intitulé : les Raisons des forces mouvantes, résumé de ses connaissances sur l’art d’élever l’eau, il indique en passant, comme l’un des artifices praticables : « l’aide du feu, dont il se peut faire par diverses machines ». Il rappelle d’abord, comme un fait bien connu, qu’une boule close, remplie d’eau et mise sur le feu, ne tarde pas à crever avec explosion ; puis il cite, à titre d’exemple particulier de la force de la vapeur pour élever l’eau, l’emploi d’une boule de cuivre, avec orifice latéral pour introduire l’eau, et tuyau vertical, soudé à la partie supérieure ; l’un et l’autre, pourvus d’un robinet. En mettant la boule sur le feu, l’eau montera par le tuyau : le tout avec figure à l’appui. Il est clair qu’il s’agit ici d’un principe et d’un appareil schéma tique, comme nous disons aujourd’hui, plutôt que d’une machine utilisable sous cette forme même dans la pratique. Salomon de Caus était un ingénieur trop rompu aux difficultés de celle-ci, pour ne pas voir les imperfections d’un appareil aussi primitif.

Quoi qu’il en soit, il ne parait pas moins certain que c’est là lé plus ancien énoncé, clair et formel, du principe de la force élastique, sur lequel repose la machine à vapeur. Il n’était guère d’ailleurs possible d’aller plus loin, à une époque où l’on ignorait les lois mêmes de l’élasticité de l’air, ainsi que de celle de la vapeur d’eau, les lois de la détente, enfin la possibilité de réaliser le vide et le rôle de la pression atmosphérique.

Que dire à cet égard du marquis de Worcester, pour lequel on a souvent revendiqué la gloire d’avoir inventé la machine à vapeur ? C’était, d’après Walpole son contemporain, un mécanicien de pure fantaisie, infatué d’idées chimériques, qu’il a consignées dans un ouvrage intitulé : A century of inventions (1663). Il y propose une machine destinée a élever l’eau à l’aide du feu, c’est-à-dire par l’action de la vapeur d’eau ; c’est précisément le problème résolu en principe par Salomon de Caus : la machine de Worcester semble dériver de l’appareil de ce dernier. Mais la description de la machine de Worcester, de l’aveu commun, est inintelligible : soit par l’effet d’une ambiguïté volontaire, destinée à cacher le secret de ses dispositions ; soit par suite de l’ignorance du marquis, la proposition étant due à un collaborateur du métier, dont l’aide lui aurait manqué ensuite pour fabriquer l’appareil. Aussi, les auteurs anglais les plus éclairés, tels que Robert Stuart, déclarent-ils aujourd’hui que « les droits du marquis au titre d’inventeur se réduisent aux éloges emphatiques qu’il fait lui-même de l’avantage et des propriétés miraculeuses de ses inventions. S’il est vrai qu’il ait fait quelque découverte et qu’il ait essayé de l’utilise !’, en faisant construire une machine, il est vrai aussi de dire qu’il ne reste pas plus de traces de la découverte que de la machine elle-même. L’opinion la plus probable est qu’il n’a fait ni l’une ni l’autre. »

C’est ainsi que nous arrivons jusqu’au temps de Papin, le premier qui ait exécuté des recherches méthodiques, dont le détail soit constaté par des documents datés et imprimés, sur l’application en vase clos de la vapeur d’eau à des machines industrielles. Son point de départ est intéressant à signaler. En effet, il ne chercha pas d’abord à appliquer le ressort de la vapeur elle-même, n’ayant pris que plus tard la question par ce côté. Aux débuts, ce que Papin tâche d’utiliser, c’est la force motrice due à l’action du vide, c’est-à-dire à la pression atmosphérique.

Ce nouveau point de vue était la conséquence des découvertes qui venaient d’être faites en physique par Torricelli, Pascal et Otto de Guericke. On a souvent raconté cette histoire ; mais il est nécessaire de la résumer en deux mots, comme préambule. C’était une vieille doctrine que la nature ne souffre pas le vide. Héron d’Alexandrie, pour ne parler que des auteurs déjà cités dans cette étude, n’admet pas l’existence d’un vide parfait, groupé de façon à former un espace aggloméré ; mais seulement celle d’un vide disséminé par interstices dans l’air, le feu, l’élément liquide, etc. On sait comment les fontainiers de Florence connaissaient par la pratique l’impossibilité d’élever par des pompes aspirantes l’eau au-dessus de 32 pieds. Galilée, interrogé par eux, s’en tira par une réponse vague et illusoire. Mais son élève, Torricelli, trouva la véritable explication, en montrant que dans un*tube rempli de mercure et retourné dans une cuvette, ce métal no s’élève qu’à 28 pouces : la hauteur des colonnes d’eau et de mercure ainsi soulevées est en raison inverse de la densité de ces liquides et elle mesure une seule et même force, la pression atmosphérique. — Pascal vérifia cette grande découverte, en répétant l’expérience sur une montagne, telle que le Puy de Dôme, et Otto de Guéricke l’appliqua à produire le vide, à l’aide de pompes, dans un espace confine : c’est l’inventeur de la machine pneumatique.

Les idées des physiciens et des philosophes furent aussitôt modifiées par ces grandes découvertes. Au point de vue mécanique entre autres, il en résultait cette conséquence inattendue et surprenante que tous les corps placés sur la terre éprouvent une pression énorme ; car clic équivaut au poids d’un kilogramme environ par centimètre carré. De là une multitude d’expériences, instituées pour vérifier l’existence de cette pression et en déduire les conséquences ; de là aussi une élude approfondie des diverses machines et procédés propres à produire le vide. Huygens et Boyle, les maîtres de Papin, y ont consacré bien du temps, et Papin, sous leur direction, apprit à les connaître. Il eut l’idée d’en tirer une force motrice, applicable à diverses industries ; cette idée, commune d’ailleurs à plus d’un physicien contemporain, le guida dans ses premiers travaux. Il suffit en effet, après avoir fait le vide sous un piston ajusté à l’entrée d’un corps de pompe, de laisser agir la pression atmosphérique, pour disposer d’une action équivalente à celle d’un poids, facile à calculer d’après ce qui précède ; ce poids agit pendant un intervalle mesuré par la longueur du corps de pompe. On pouvait ainsi faire monter l’eau ; opération qui préoccupait à la fois les ingénieurs préposés à des mines sans cesse envahies, et les architectes chargés de construire les jardins de Versailles ; on pouvait encore mettre en mouvement les moulins, lancer des projectiles, etc. Bref, on était conduit à cherchera remplacer les forces naturelles spontanées, telles que celles des cours d’eau ou du vent, par un agent plus facile à régler.

Il s’agissait donc de découvrir des procédés commodes et économiques pour faire le vide et pour le renouveler, au fur et à mesure, de façon à développer la force motrice d’une manière continue. L’emploi du travail des hommes ou des animaux, pour produire le vide destine à servir d’agent moteur, constituait une sorte de cercle vicieux ; car il était évidemment préférable d’utiliser ce travail directement. Il en est de même des forces hydrauliques, qui furent un moment proposées.

On crut trouver le nouvel agent dans la poudre à canon. L’abbé d’Hautefeuille la proposa ; Huygens en étudia l’emploi (1681), et Papin à sa suite. Son mémoire : De novo pulveris pyrii usus, publié dans les Acta eruditorum de Leipsick, en septembre 1688, renferme la description d’une machine à faire le vide au moyen de la poudre à canon. Celle-ci, enflammée à l’aide d’une « mèche d’Allemagne » (cordeau), de longueur suffisante, chassait par son explosion l’air contenu sous le piston et qui sortait par une soupape. Puis le piston, en s’abaissait, soulevait un poids : dans une expérience de Huygens, ce poids s’éleva à 1200 livres environ. Quoi qu’il en soit du principe, cet appareil fonctionna mal, surtout quand il s’agit d’en renouveler les effets. Il fallait régler le poids de la poudre, sous peine de déterminer l’explosion du corps de pompe ; l’inflammation même était périlleuse pour la personne chargée d’introduire périodiquement la cartouche. La soupape ne se fermait pas à temps, de façon à laisser sortir tout l’air au moment de l’inflammation, et sans qu’il en rentrât aussitôt après. La poudre même, ce qu’on ne savait pas bien alors, développe des gaz. Bref, après des expériences réitérées à Marbourg et à Londres, le procédé fut abandonné, Il n’a été repris que de notre temps, au moyen, non de la poudre, mais des machines à gaz, qui permettent de mieux régler l’inflammation, la dilatation et la détente : ces machines n’ont réussi qu’après la découverte d’une série de lois physiques et chimiques, ignorées au XVIIe siècle.

C’est alors que Papin conçut son idée géniale, celle de l’emploi de la vapeur d’eau pour soulever le piston." Il n’y vit d’abord que la production du vide ; mais il ne tarda pas à apercevoir le rôle principal de la vapeur. En effet, il écrit à Leibnitz : « Outre la succion dont je me servais, j’emploie la force de la pression que l’eau exerce sur les corps, en se dilatant par sa vaporisation. »

Dans son enthousiasme sur la puissance nouvelle qu’il entrevoit, il s’écrie : « Une livre d’eau a plus de puissance qu’une livre de poudre à canon. »

Cette phrase exprimait ses espérances et ses illusions. Il convient de nous y arrêter, un moment, pour montrer combien peu Papin soupçonnait l’origine première des forces qu’il cherchait à mettre en jeu ; ses idées théoriques ne s’élevaient pas au-dessus d’un certain niveau, et les temps d’ailleurs n’étaient pas venus. Il y a fallu toutes les découvertes de la chimie et de la thermodynamique.

Parlons d’abord de la livre d’eau. En soi, prise à la température ordinaire, elle ne fournira pas d’autre force que celle qui résulte de son poids. Pour lui en communiquer d’autres, il faut l’échauffer, c’est-à-dire y introduire une énergie étrangère, celle de la chaleur. Celle-ci résulte le plus ordinairement des énergies chimiques, tirées de la combustion, c’est-à-dire de la combinaison de l’oxygène de l’air avec le carbone et l’hydrogène des combustibles. Ce sont ces derniers, dont Papin parle à peine, qui, par leur réaction sur l’oxygène atmosphérique, sont la véritable source de la force développée par la machine à vapeur.

En principe, cette force introduite dans une livre d’eau pourrait être regardée comme susceptible d’un accroissement indéfini ; mais en pratique elle est fort limitée, ne présentant dans nos machines à haute pression qu’un travail utilisable, équivalant au maximum à six unités de chaleur environ, et qui opère avec développement d’une pression de huit atmosphères.

La force emmagasinée dans la poudre à canon et dans les matières explosives est d’une autre nature et d’une intensité plus grande. Observons d’abord que leur énergie réside toute en elles-mêmes. Dans la plupart des cas, clic est développée par une combustion interne ; les comburants et les combustibles se trouvant associés dans un même mélange, comme la poudre noire, ou mieux, dans une même combinaison, comme la nitroglycérine, ou la poudre-coton. Celle énergie n’est pas d’ailleurs illimitée, ou sans limite connue, ainsi que le supposent trop souvent des inventeurs ignorants. Les limites de la force des matières explosives sont données par une théorie certaine et faciles à calculer : il suffit de connaître la nature chimique des réactions produites par l’explosion, le volume des gaz et la quantité de chaleur qu’elles développent.

Pour la poudre à canon, cette énergie totale est cinq fois aussi grande que celle qui est emmagasinée dans l’eau liquide, portée de 100 à 170°, au sein d’une chaudière. Pour la nitroglycérine, elle est onze fois aussi grande. La portion même de celle énergie utilisable dans les armes à feu est bien plus considérable que celle fournie par l’eau de nos machines. D’après les données de MM. Sebert et Hugoniot, elle répondrait, pour une livre de poudre noire, à 100 unités de chaleur ; c’est-à-dire qu’elle serait vingt-cinq fois plus considérable que celle de l’eau enfermée dans nos machines. En outre, elle développe une pression de 2400 atmosphères dans les canons, c’est-à-dire trois cents fois plus grande.

Sans entrer dans plus de détails sur ce sujet, qui nous mènerait trop loin, on voit quelle était la grandeur des illusions de Papin, nées de l’ignorance où l’on était alors sur le véritable rôle de la chaleur, sur les lois de la détente et surtout sur la nature de la combustion. Elles n’enlèvent rien d’ailleurs à l’importance des découvertes de Papin.

Il avait bien vu que ce qu’il n’avait pas réussi à réaliser avec la poudre, il allait le faire avec la vapeur d’eau. Les expériences exécutées avec son digesteur lui avaient à la fois appris la puissance réelle de cet agent et les moyens à employer pour le mettre en œuvre, pour le diriger, et même pour se tenir en garde contre l’excès de son action. Aussi la découverte de Papin ne repose-t-elle pas sur un simple énoncé, ou sur l’indication sommaire d’un principe. Mais il a décrit en détail sa méthode et sa machine, dans l’ouvrage qui a pour titre : Nova methodus ad vires motrices validissimas levi pretio comparandas (Acta eruditorum, Lipsiœ, septembre 1690).

Il l’a réimprimé en 1696, en français, à Cassel, dans son Recueil de diverses pièces, sous le titre suivant : Nouvelle manière de produire à peu de frais des forces mouvantes extrêmement grandes. Papin y indique en ces termes le principe de sa machine : « Comme l’eau a la propriété, étant par le feu changée en vapeurs, de faire ressort comme l’air et ensuite de se recondenser si bien par le froid, qu’il ne lui reste plus aucune apparence de cette force de ressort, j’ai cru qu’il ne serait pas difficile de faire des machines dans lesquelles, par le moyen d’une chaleur médiocre et à peu de frais, l’eau ferait le vide parfait. » — « On voit, dit-il encore, combien cette machine, qui est si simple, pourrait former de prodigieuses forces et à bon marché. Car on sait qu’une colonne d’air qui s’appuie sur un tuyau d’un pied de diamètre pèse presque 2000 livres. » Et aussitôt, apercevant avec quelle promptitude une idée scientifique se change en applications industrielles : « Cette invention se pourrait appliquer à tirer l’eau des mines, jeter des bombes, ramer contre le vent. cette force serait préférable à celle des galériens pour aller vite en mer. »

La machine à vapeur était une chose trop compliquée pour être instituée ainsi subitement, de toutes pièces et par un même homme. Voici, à mon avis, et d’accord avec Arago, ce que l’on est autorisé à regarder comme l’œuvre personnelle de Papin.

En 1690, Papin a conçu la possibilité de faire une machine à vapeur et à piston ; il a décrit un appareil remplissant ces conditions, où il combinait la force élastique de la vapeur d’eau avec la propriété de cette vapeur de se condenser par le froid, en laissant vide l’espace qu’elle occupait. De là résulte une double force motrice, l’une attribuable à la force élastique de la vapeur, l’autre à la pression atmosphérique : la machine de Papin les utilisait toutes deux. Elle avait double effet, avec deux corps de pompe. Elle était disposée de façon à transformer un mouvement rectiligne en un mouvement de rotation continu, suivant des artifices connus depuis plusieurs siècles, et qui ont été encore perfectionnés depuis. La soupape de sûreté est duc aussi à Papin.

Tels sont les titres essentiels de Papin. Leur publication et leur description sont antérieures de plusieurs années aux brevets anglais pris par Savery en 1098, puis par Newcomen, Cawley et Savery en 1705, brevets dont les auteurs empruntèrent à Papin l’idée du piston mû par la vapeur et celle de la condensation de cette dernière. Cela résulte non seulement de la publicité incontestable des travaux de Papin en 1090 et 1095, mais aussi des relations de Newcomen avec Hookes, par qui il avait eu une connaissance raisonnée de l’invention de Papin.

Mais ce que Papin n’avait pas réussi à obtenir, c’est à-dire l’application de la machine à vapeur à l’industrie, les artistes anglais y parvinrent. Il fallait pour cela, reconnaissons-le hautement, qu’à un inventeur proprement dit, homme à projets, continu dans ses ateliers privés, succédassent des ingénieurs propre ment dits, rompus aux traditions de l’industrie. C’est là le mérite réel des Anglais, qui rendirent pratiques les machines de Papin, à l’aide de dispositions tech niques bien mieux appropriées.

Il convient de mettre ici les choses au point et de les présenter sous leur jour véritable. Autre chose est la priorité scientifique, qui appartient à Papin, et la propriété industrielle, sanctionnée par la législation des brevets, qui fut dévolue à Savery, Newcomen et Cawley. Aucun reproche ne saurait être adressé à ces derniers, quelque dure que cette législation pût paraître au premier inventeur. Dès lors la machine à vapeur commença à se répandre, vers 1710. Cependant le nouvel engin n’a pris tout son essor qu’à la suite des travaux de Watt (1769). Watt est, à proprement parler, le second fondateur de la machine à vapeur.

Ce n’est pas ici le lieu de refaire l’histoire complète de cette machine, devenue désormais étrangère à son premier inventeur. Mais il y aurait une extrême injustice à oublier de dire que Papin a le premier appliqué son invention à la marche des navires, ainsi qu’il en annonçait le projet dès 1690. Il a construit le premier bateau à vapeur qui ait navigué, bateau dont nous avons rappelé plus haut la catastrophe.

Tandis qu’il a pu voir les premières applications de sa machine à l’industrie, applications cruelles pour lui, parce qu’elles étaient faites par d’autres, qui ne lui en ont su aucun gré, il devait au contraire s’écouler plus d’un demi-siècle, jusqu’au moment où Périer et le marquis de Jouffroy renouvelèrent des essais, qui devaient aboutir à transformer tout le système de la navigation.

Les chariots à vapeur, que Papin avait aussi entrevus comme en rêve, et dont il avait bien jugé la difficulté supérieure à celle des bateaux, sont venus plus tard encore. Papin et ses contemporains ne soupçonnèrent pas l’invention des rails, nécessaires à la marche des chemins de fer, et la génération à laquelle j’appartiens se souvient encore d’avoir assisté à leur construction.

Nulle histoire peut-être ne marque mieux que celle-ci la progression des industries modernes, qui transforment les sociétés humaines ; comment elles ont pour point de départ et pour base essentielle les travaux de théorie pure des savants, tels que Galilée et Torricelli, qui découvrent les faits et les principes fondamentaux dans leurs laboratoires ; puis viennent les inventeurs d’applications scientifiques, personnages inquiets et tourmentés, mélange de gens recommandables, de charlatans et d’esprits chimériques, qui aperçoivent les applications, sans toujours réussir à les réaliser ; jusqu’au jour où les ingénieurs, qui eux n’ont ni trouvé les faits ou les principes, ni même deviné leurs applications, réussissent à les mettre en œuvre, par des procédés vraiment pratiques, empruntés à leur expérience technique : ils les réalisent enfin, à leur profit particulier et pour celui de la société. Il est rare que ces trois rôles, et même que deux d’entre eux, soient joués par une seule et même personne. De la tant de mécomptes et de protestations. En principe et en justice abstraite, la part légitime et idéale en quelque sorte des profits des inventions devrait être partagée entre ces trois catégories de personnes : savants purs, inventeurs industriels d’applications scientifiques, et ingénieurs praticiens. Mais en fait, elle finit d’ordinaire par échoir entièrement à la dernière. Trop heureux si le bénéfice définitif n’aboutit pas à un dernier larron, pour parler comme le fabuliste, je veux dire au spéculateur avisé qui, sans avoir fait aucun effort intellectuel, attend le moment où la fourniture du capital, nécessaire à la réalisation et produit par l’argent des autres, lui permet d’absorber à son propre avantage tout le fruit des travaux des véritables créateurs. Ainsi va le monde ; la plainte désespérée des inventeurs de génie, tels que Papin, n’a pas encore réussi à changer leur destin :

Desine fata Deûm flecti sperare precando

et je ne sais si la nouvelle organisation rêvée par les socialistes, leur assurera un meilleur avenir.

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