L’ère nouvelle des sons et des bruits. - Musées et archives phonographiques

Léon Azoulay, La Revue Scientifique N°23 - 9 Juin 1900
Dimanche 11 mars 2018

La fixation de la fugitive image lumineuse par la photographie a été une révolution pour tous les domaines du savoir et de l’activité des hommes. Nous croyons que la fixation des sons et des bruits par le phonographe n’en sera pas une moindre.

Avant l’apparition de la photographie et à son début, nul ne pouvait conjecturer combien il était utile et nécessaire pour le progrès de l’esprit et du bien-être humains d’avoir une image lumineuse fixée pour un temps indéterminé, susceptible d’être vue à volonté, d’être comparée à d’autres, d’être analysée. Nul non plus ne pouvait concevoir combien .le pouvoir visuel de l’homme en serait reculé, combien de régions inconnues seraient ouvertes, combien enfin d’occupations nouvelles viendraient se greffer sur la nouvelle découverte.

On en est actuellement pour les sons et les bruits au même stade. On est à croire qu’il n’existe aucun moyen de conserver la trace, audible à volonté, d’un son, d’un bruit produit dans la nature, ou par un être vivant, ou par une machine. Tout ce qui peut faire la science des. bruits et des sons complexes, c’est-à-dire leurs comparaisons à des intervalles de temps plus ou moins éloignés ou dans des conditions variées de production et ’toutes les conclusions théoriques et pratiques à tirer de ces comparaisons, on suppose n’être pas encore en état d’y procéder. Un monde immense reste ainsi encore fermé à l’intelligence et au travail humains, plein de découvertes, de conceptions, d’industries neuves. Les sons, les bruits, passent encore, ne laissant que leur impression dans la mémoire encombrée des hommes.

Et cependant, on possède déjà l’instrument, le phonographe, qui a la féconde toute-puissance de les fixer, les conserver et les reproduire, éléments absolus de fondation de toute vraie science.

Mais on s’en amuse encore. On ne songe pas que même dans son état de perfectionnement actuel, avec la durabilité, tôt ou tard encore augmentée de ses cylindres et malgré son timbre spécial, très corrigé ces temps-ci, il est apte, isolé ou aidé d’autres instruments tels que téléphone, microphone à bobine induite, enregistreurs et amplificateurs graphiques, etc., à donner quantité de renseignements précieux et à poser bien des problèmes dans les domaines les plus divers.

C’est le sort de tout instrument et de toute méthode qui apparaît. Nous sommes pour la plupart d’abord des enfants ou des sauvages en leur présence, nous en avons peur ou nous en jouons. Et c’est seulement à la longue, accoutumés à eux, que nous devenons hommes et civilisés à leur égard, que nous en concevons .toute la portée théorique et pratique et en réalisons les applications les plus variées. Mais déjà on peut entrevoir combien plus rapide, immédiate, sera dans l’avenir l’exploitation systématique d’un fait, d’une idée, d’une découverte, grâce au nombre de plus en plus grand et à l’activité mentale de plus en plus aiguisée de travailleurs partout répandus, à l’esprit et aux besoins les plus dissemblables. Le parallèle entre les délais immenses écoulés autrefois et naguère depuis la publication d’une découverte et le moment venu de ses applications, et les délais de plus en plus courts qui s’écoulent aujourd’hui, en est un sûr garant.

Il serait puéril de s’attarder à montrer que tous les phénomènes physiques, où, forcément ou non, on a négligé toute la (onction acoustique pourtant aussi importante que les autres, vont pouvoir être repris et étudiés à l’aide du phonographe et de ses auxiliaires. La météorologie, l’hydraulique, l’électricité, la calorique, la mécanique, pourront laisser la trace des sons et des bruits qu’elles manifestent, au grand avantage d’une plus facile compréhension et d’une étude plus complète. Et nous croyons même que, grâce à la possibilité de fixer les bruits et sons dont s’accompagnent les phénomènes étudiés en physique et ailleurs, dé les étudier, de les comparer entre eux et avec les résultats d’autres modes d’examen, de les reproduire expérimentalement, il se créera des méthodes d’analyse acoustique, comme il s’est créé des méthodes d’analyse optique, graphique, ou autres, contrôlant celles-ci, les complétant ou les suppléant.

En industrie, en mécanique pratique, il ne sera pas moins utile et facile d’enregistrer les phénomènes audibles d’un procédé, d’une machine, etc., si intimement liés à leur marche ; d’avoir ainsi des témoins, des diagrammes audibles de leur fonctionnement, de leur état, aisés à comparer à tout moment, et pouvant remplacer les différents essais et épreuves.

Dans la nature organique et inorganique où le nombre des sons et bruits simples et complexes, source immense et inconnue d’enseignements, est si varié : allures, cris, chants des animaux, suivant leurs émotions, les lieux et les époques, sons et bruits des éléments dans leurs conflits, etc., le phonographe puisera des données dont la biologie, l’étude de l’influence des milieux, etc., ignorent toute l’importance.

En médecine, en physiologie, le phonographe à lui seul peut rendre les parlers dans les diverses maladies nerveuses, mentales et autres, les différentes formes de toux, etc., et combiné à d’autres instruments, les bruits internes, normaux ou pathologiques. Ce sera une nouvelle méthode d’examen impersonnel, automatique, par conséquent bien supérieure à celle toute subjective actuellement en usage. L’évolution des phénomènes acoustiques et vocaux chez un ou plusieurs individus, sains ou malades, aux différents stades de la vie, des états passionnels, émotifs ou physiologiques, pourra être ainsi observée. Les types de ces phénomènes psychiques et physiologiques pourront être ainsi établis et enseignés, infiniment mieux que par le moyen détourné de la description, de l’imitation, écrite ou parlée, ou des analogies. Et là encore, l’enregistrement synchronique, si essentiel, de toutes les manifestations optiques, mécaniques, caloriques, électriques, etc., dont s’accompagnent ces phénomènes, aidera de façon singulière à préciser et élargir nos connaissances.

Le monde des sentiments et de l’art peut déjà être accru et exalté par le phonographe, On conservera le portrait de 1& voix des personnes aimées, des chanteurs, des orateurs, des comédiens, des hommes d’État, trop souvent plus tragiques que comiques ; ainsi que le [eu des artistes. La bonne tradition dans l’art de dire et de chanter, si difficile à transmettre à l’élève et à la postérité par les signes de la ponctuation et de la musique, devient déjà chose aisée, sinon fort agréable.

L’enseignement, à tous ses degrés et dans toutes ses branches, utilisera le phonographe, avec les avantages de l’exactitude et surtout de la répétition.

Vraiment, il semble inutile de passer en revue toutes les sciences, tous les arts et toutes les industries susceptibles dès maintenant de’ tirer profit de la fixation et de la reproduction de la voix, des sons et des bruits par le phonographe. Chacun, selon son occupation, peut y réfléchir, se le figurer et entreprendre immédiatement les applications et les recherches.

Je ne m’appesantirai que sur deux sujets en rapport, plus direct, peut-être, avec le phonographe. Je veux parler de la linguistique et de l’enseignement des langues étrangères.

Parmi les diverses applications possibles du phonographe à la linguistique et à la philologie, il n’en est pas de plus importante et de plus désirable que la fondation d’Archives phonographiques pour les langues, les dialectes, les patois. Ces conservatoires d’évolution centraux, régionaux et municipaux, d’un nouveau genre, seront pour la partie vocale, phonique, des idiomes et des peuples, ce que sont les bibliothèques et musées pour leurs manifestations écrites ou gravées, ou industrielles ou artistiques, etc., plus vivants, cependant, et capables de donner naissance à des recherches, à des applications et à des idées inaccoutumées.

Certes, bien des problèmes linguistiques et philologiques peuvent être résolus par les inscriptions, les manuscrits et les livres ; et, par exemple, l’évolution de la psychologie linguistique d’un peuple, manifestée dans les modifications de la composition de la situation, du sens de ses mots et de ses expressions, ne peut guère être suivie que par là. Nous oserons dire, cependant, que c’est là œuvre d’anatomiste sur un cadavre. La phonétique, la prononciation des lettres, diphtongues, syllabes et mots, leurs flexions dans leur rencontre, leur accent, leur ton, le ton et l’accent général de la phrase, le timbre national, régional ou local, l’esthétique exacte de chaque parler, et quantités d’autres éléments essentiels, caractéristiques, héréditaires d’une langue, bref, ce qui la fait vivante, la linguistique l’ignore ou s’en fait une idée encore confuse. D’ailleurs, c’est à peine si elle devine l’extrême complexité du parler, et c’est à peine également si elle conçoit tous les arguments à tirer de la partie phonique des langues pour’ établir l’origine du langage, fixer les connexités des langues, les classer, trouver leurs éléments communs et dissemblables, et, par là, découvrir en quoi les langues, comme tout ce qui est organisé ou en provient, dépendent des conditions ambiantes. A notre sens, bien des particularités linguistiques, l’harmonie vocalique,le langage sifflé, par exemple, n’ont point d’autre origine et les variétés d’une langue, c’est-à-dire ses langues-filles et ses dialectes ne sont crées que par les variations de milieux et de condition s,aidées du temps, par lesquelles un peuple ou ses rejetons-ont passé.

Il n’est pas davantage possible à la linguistique de représenter fidèlement le parler des langues vivantes même à l’aide de ces transcriptions arbitraires, tout à fait insuffisantes, imaginées faute de mieux, et qu’aucun accord n’est parvenu à uniformiser.

Il est encore moins donné à la linguistique de suivre pas à l’as à travers les âges et les lieux l’évolution phonétique d’une langue, toujours de beaucoup plus rapide que son orthographie et sa syntaxe ; d’indiquer la diversité extrême, à une même époque, de la prononciation et de l’intonation d’une même langue suivant les classes sociales et les régions d’un pays ; de marquer les insensibles degrés qui relient la phonétique contemporaine de deux langues sœurs, telles l’anglais et l’allemand ; de donner des échantillons de ces métissages singuliers et si instructifs des phonétiques de deux langues étrangères on non, l’une à l’autre, soit voisines, soit éloignées. Enfin il est impossible à la linguistique de conserver et de rappeler toute la vocalique des langues, dialectes, patois, que la tendance inconsciente et inéluctable du genre humain vers son mieux être et son unité assassine, en nombre croissant, sous des mobiles et des prétextes divers, le plus souvent, avec les peuples mêmes qui les parlent.

Tout cela dont la linguistique est incapable, le phonographe dès maintenant en offre la possibilité. Il suffit de choisir le phonographe et l’enregistreur le plus perfectionné et le plus impersonnel ; d’obtenir des phonogrammes sur des cylindres ou plaques aussi durables quo possible, et ceux qui existent le sont déjà passablement ; de faire parler, lire ou chanter devant l’appareil un texte portant l’orthographie contemporaine, ou, quand l’écriture n’existe pas, de faire prononcer des mots, des phrases, des expressions usuelles, des chants anciens ou populaires, des conversations, des déclamations etc., transcrits et traduits ensuite le plus exactement, d’employer pour l’étude phonique d’une même langue, d’un même dialecte ou .patois, dans les plus différentes parties de leur domaine, le même texte et le même appareil de préférence.

Si on renouvelle alors ce recensement phonétique à des intervalles déterminés de temps, dans des conditions analogues et si l’on conserve dans des archivés spéciales, musées phonographiques ou autres, les phonogrammes accompagnés des appareils et des textes originaux (ou transcriptions avec leur traduction) d’où ils émanent et des indications linguistiques, ethnographiques, géographiques, de la patronymie, et de la photographie et généalogie topographique de l’indigène phonographié, et de tous renseignements nécessaires à l’exacte connaissance des conditions de la vitesse, etc., etc., du phonogramme, on aura mis entre les mains des chercheurs tous les éléments pour aborder les problèmes d’anthropologie linguistique que nous avons signalés, et bien d’autres encore. Nous en indiquerons un nouveau très important, c’est celui de l’influence des patois et dialectes et langues étrangères sur la prononciation d’autres langues, dialectes ou patois, ce qui pour la France pourrait être étudié en prenant dans les différentes régions ethniques ou linguistiques ; ou encore au moyen des recrues de l’armée et de la marine, fraîchement incorporées, des phonogrammes simultanés des patois ou dialectes, ou langue étrangère, et de la langue française, à l’aide d’un texte ou non.

Ainsi pourra-t-on sauver de la mort la voix des peuples morts eux-mêmes.

La linguistique générale tirera aussi un immense profit de l’emploi du phonographe dans l’étude de l’évolution comparée ou non du parler chez l’enfant, et de sa régression chez le vieillard, de ses troubles chez les individus atteints dès la naissance ou par maladie d’altérations de la parole et de la prononciation, bègues, etc., de leur modification sous l’influence de l’éducation ou de la rééducation. Études qui n’ont pas été possibles jusqu’à, présent, et qui seraient si captivantes à bien d’autres points de vue que celui de la phonétique et de la linguistique.

Il va de soi que cette étude phonographique des langues doit, pour être aussi fructueuse que possible, s’accompagner de l’étude analytique, par appareils enregistreurs chrono photographiques, des organes et des mouvements qui concourent à la production de la parole. Sans oublier, cependant, que les renseignements extrêmement complexes tournis par ces méthodes sont des renseignements surtout analytiques et physiologiques et non linguistiques et anthropologiques.

Le Folklore si intimement associé à la linguistique bénéficierait à un égal degré de l’enregistrement phonographique.

Mais l’application du phonographe ne s’arrête pas aux hautes sphères de la linguistique. Il faut déjà prévoir son emploi pour l’enseignement de la partie vocale, phonique, des langues étrangères vivantes. Il va être désormais facile pour chacun, d’attraper la bonne prononciation, d’avoir le bon accent. Il aura suffi qu’un professeur ou un phonographiste en langue étrangère, ce dernier choisi dans le lieu où la langue étrangère se parle le plus purement, ait prononcé devant un phonographe, un alphabet, un syllabaire, des mots types, un texte déterminé, une conversation, des mots de prononciation exceptionnelle, des parties du dictionnaire, etc. L’élève isolé ou en commun, écoutant et imitant à volonté ces phonogrammes, accompagnés du texte et de la traduction, pourra accoutumer son oreille et sa bouche presque comme en pays étranger, à la langue qu’il étudie. Son emploi est peut-être déjà indiqué, comme moyen de se tirer d’affaire en voyage, dans des pays aux langues difficiles ou inusitées, par des demandes phonographiques.

Je ne serais nullement surpris si les correspondances internationales écrites, si utiles à l’enseignement des langues étrangères, se trouvaient complétées ou remplacées par l’échange postal de phonogrammes.

Peut-être quelque linguiste ou quelque industriel voudra-t-il profiter de l’affluence à Paris des étrangers, venus de toutes les parties du monde pendant l’Exposition, pour mettre en œuvre les idées que j’énonce ici, et constituer de la sorte un stock merveilleux d’échantillons des langues les plus disparates.

Mais même cela ne se réaliserait-il pas, nous sommes certains qu’un jour ou l’autre, des sociétés ou même les États entreprendront à l’aide de voyageurs ou de missions spéciales, intérieures et extérieures, d’échanges internationaux d’acquisitions, de donations d’amateurs, de conserver en des musées phonographiques des ’spécimens des langues étrangères, et surtout, des exemples des patois, dialectes et des prononciations de la langue régnante, dans les diverses parties de leur domaine.

Mais cette idée d’Archives, de Musées phonographiques doit forcément s’étendre à tout ce que le phonographe est, comme nous l’avons dit en débutant, susceptible d’enregistrer, conserver et reproduire : parole, chant, musique instrumentale, phénomènes acoustiques des animaux, de la nature, de l’industrie, etc. Nous verrons donc bientôt, sous l’effort de l’initiative particulière ou nationale, l’édification de musées et d’archives phonographiques de tous genres, alimentés, comme nous l’avons dit plus haut, et complétant admirablement les enseignements des bibliothèques de livres et des archives photographiques tout récemment fondées.

Nous espérons également que les applications innombrables par nous indiquées de ce merveilleux instrument enregistreur, reproducteur et comparateur de voix, de sons et de bruits, pousseront à perfectionner le phonographe lui-même, déjà si en progrès, à le combiner avec d’autres instruments, pour des recherches et des usages nouveaux. Nous espérons surtout qu’elles engageront quantité de travailleurs dans des voies pleines d’inattendu, et aideront ainsi à augmenter le bien-être, ainsi que le patrimoine intellectuel et moral de l’homme.

Léon Azoulay

P.-S. : La Société d’anthropologie de Paris, dans sa séance du 3 mai 1900, après audition du sujet de l’article qui précède, a voté la fondation d’un Musée glossophonographique dont l’exécution est confiée à M. Vinson et à M. Azoulay, auteur de la proposition [1]

[1Depuis la communication à la Société d’anthropologie et la remise de cet article aux bureaux de la Revue Scientifique le 3 mai 1900, nous avons appris (2 juin) que l’Académie des sciences de Vienne venait, à son tour, de décider la création d’archives phonographiques. L’idée, a donc marché avec rapidité vers sa réalisation.

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