L’addition de sel aux aliments est-elle nécessaire ?

René Laufer, la Revue Scientifique — 9 et 16 avril 1904
Samedi 29 juillet 2017 — Dernier ajout dimanche 30 juillet 2017

Les récents travaux sur le traitement de l’épilepsie, de la néphrite chronique et de l’hyperchlorhydrie, ont mis en relief les immenses avantages que présente, dans différents états pathologiques, l’hypochloration. On désigne sous ce terme la diminution, dans une large mesure, du sel que nous absorbons et on réalise facilement, en pratique, cette diminution en ordonnant l’alimentation variée ordinaire sans addition de sel soit au moment de la cuisson, soit à la table. Mais avant l’application même de cette méthode , une question se posait que l’adage primum non nocere rendait tout à fait opportune, c’est la suivante : peut-on, sans danger pour l’organisme, supprimer l’addition de sel aux aliments ? L’opinion courante ne l’admet guère et elle se trouve reflétée dans la plupart des traités d’hygiène qui proclament la nécessité de ce que nous appellerons, en deux mots, le sel ajouté. Bien peu nombreux sont ceux qui formulent quelques réserves. Nulle part cependant la question n’a été examinée complètement, surtout à la lumière de l’expérimentation. À la vérité, des expériences nombreuses, souvent contradictoires, ont été publiées, mais elles demandaient à être rapprochées, dans un travail d’ensemble, et interprétées de manière à en dégager une idée nette. Si nous le faisons aujourd’hui et si nous venons heurter l’opinion commune, ce n’est hélas que nous ayons l’intention de prêcher l’abstinence absolue du sel. Nous connaissons bien, en particulier, l’utilité incontestable et les indications, dans certains cas déterminés, du traitement salin sous toutes ses formes. Nous voulons voir jusqu’à quel point, dans le domaine thérapeutique principalement, cette abstinence est possible, et, souvent, justifiée ou nécessaire.

Une observation doit être faite au préalable : quand nous parlons de sel ajouté, nous n’envisageons pas spécialement l’addition de doses considérables. À cet égard, l’accord est unanime : de fortes quantités de sel exercent toujours une influence nocive sur l’organisme. On a vu la mort survenir chez l’homme après l’ingestion de 500 à 1000 g de sel [1]. Il se produit alors une inflammation intense de l’estomac et de l’intestin. Il survient des douleurs très vives, des vomissements, puis de la diarrhée. Ingéré en excès, mais à doses moindres, le sel détermine les mêmes phénomènes, naturellement moins prononcés. Ainsi 30 à 40g dissous dans un demi-litre d’eau provoquent, avec des nausées et quelques vomissements, des effets purgatifs. Maisonneuve conseillait autrefois de faire prendre à un individu en état d’ivresse tout le sel qu’on trouve sur la table, de manière à amener promptement des nausées, des vomissements et des évacuations copieuses. Une cuillerée à soupe de sel de cuisine suffit pour produire, chez les chiens, des déjections abondantes. La thérapeutique a tiré parti de ces propriétés irritantes du chlorure de sodium pour l’ordonner soit comme éméto-cathartique, soit comme purgatif simple ou comme anthelminthique.

Voilà pour l’influence de doses fortes prises en une fois ou dans un espace de temps très restreint.

Il va sans dire que si certaines quantités peuvent convenir, accidentellement, comme médication, elles ne sauraient être absorbées d’une façon habituelle, sans danger. Il y a un ou deux ans, en Amérique, on a voulu présenter le sel comme une poudre de longue vie. Ce n’était pas précisément là un fait nouveau, puisqu’en 1838, Barbier, un médecin d’Amiens [2], attribuait déjà la longévité des religieuses d’Amiens et des trappistes de l’Abbaye du Gard, près de Picquigny, à la grande quantité de sel, de « l’hydrochlorate de soude », comme on disait alors, qu’ils consommaient. Il est vrai qu’il ne songeait nullement au rôle de la vie tranquille et régulière.

En tous cas, cette conception, réapparue naguère sous une forme nouvelle, ne reposant d’ailleurs sur aucune base scientifique sérieuse, n’a pas vécu longtemps et elle n’a valu que des indigestions aux personnes qui l’avaient prise trop à la lettre et qui avaient cru trop facilement aux bienfaits du sel ingéré en abondance. Nous avons connu une jeune fille de 19 ans, névropathe, qui avait contracté l’habitude, non seulement de saler fortement ses aliments, c’est un fait commun à la plupart des nerveux, mais encore d’avaler en cachette, deux ou trois fois dans la journée, du sel en nature. Bientôt apparurent des phénomènes de gastro-entérite, puis de l’amaigrissement et un état d’anémie profonde pour lequel nous fûmes appelé à l’examiner. Telles sont, en effet, les conséquences de l’absorption répétée de fortes doses de sel.

On a également étudié l’action toxique du chlorure de sodium à haute dose. Cette toxicité est facile à vérifier par les injections sous-cutanées ou intra-veineuses de solutions salines plus ou moins concentrées. Dans ces conditions, elle commence, pour l’homme, vers les doses de 3 grammes par kilogramme de poids [3]. Quant à la toxicité du sel pris en ingestion, elle a été très discutée [4], les vomissements et les troubles irritatifs qui surviennent rapidement en rendent l’appréciation assez malaisée, au point de vue des phénomènes généraux. Goubeaux, entre autres, a fait en 1856 des expériences à cet égard ; il a donné à des animaux, par voie gastrique, du sel à dose mortelle, puis il leur a lié l’œsophage pour éviter le rejet de ce sel : les phénomènes généraux qu’il a observés parallèlement et consécutivement aux troubles digestifs ont consisté en une vive excitation, des convulsions et des tremblements épileptiformes ; puis, au bout d’un certain temps, en un état de stupeur et de prostration dans lequel l’animal restait plongé jusqu’à la mort. Or ces phénomènes, qu’ont observés d’autres auteurs chez les animaux dans les mêmes conditions ou accidentellement, sont superposables à ceux qu’on obtient dans l’intoxication du chlorure de sodium injecté par voie veineuse. L’action toxique du sel à haute dose ne peut donc faire de doute [5]. Dans les journaux de médecine vétérinaire, les faits d’empoisonnement chez les animaux par le sel à haute dose ne sont pas rares. Il sera donc nécessaire pour les éleveurs de renoncer à donner aux animaux ce condiment à discrétion, soit dans les fourrages, soit à part.

Ces considérations sur les inconvénients du sel absorbé en quantités exagérées nous amènent à parler de l’influence d’une alimentation constituée par les viandes salées ou saumurées.

On a attribué à ces viandes l’origine du scorbut qu’on pense être dû à l’excès du sel qui s’y trouve contenu ainsi qu’à une insuffisance de végétaux frais, et, plus spécialement, de sels de potassium que contiennent ces derniers. C’est l’opinion de M. le professeur Pouchet. À diverses reprises, on avait été frappé par cette constatation que le scorbut éclatait fréquemment pendant les voyages lointains en mer, lorsque la viande était exclusivement consommée sous la forme de salaisons et lorsque les légumes frais faisaient en même temps défaut. Or, comme les salaisons renferment beaucoup moins de potassium que la viande fraîche et par contre un excès de sel, on en conclut que le scorbut résultait de là. Nous ne pouvons insister ici sur cette question intéressante, cela nous entraînerait trop loin. Bornons-nous à dire qu’aujourd’hui on incrimine en outre l’alimentation pauvre en graisse ou avariée, en même temps que des conditions défectueuses d’hygiène, d’habitation, de température, etc. Il n’est pas rare, en effet, de voir des prisonniers nourris presque exclusivement avec des aliments végétaux riches en potassium devenir scorbutiques, et cela même dans quelques cas où ils ne manquaient pas de viande fraîche. De plus, des recherches récentes ont montré qu’on pouvait obtenir une amélioration de l’affection scorbutique par l’addition de graisse à l’alimentation [6].

Un fait d’oit nous retenir davantage, c’est que les viandes salées ou saumurées sont d’une digestibilité difficile. Il ne faut pas confondre le salage avec le saumurage. Il est utile de connaître ces deux procédés de conservation pour se rendre compte nettement de leur valeur au point de vue qui nous occupe.

Le salage d’une viande s’exécute très simplement. Tantôt on saupoudre la viande de sel et on l’entasse dans un récipient. D’autrefois, on prépare d’avance la solution salée et l’on y plonge la viande à conserver qui se trouve ainsi soustraite au contact direct de l’air. Dans les deux cas, on ajoute presque toujours au sel un peu d’azotate de potasse (salpêtre) qui possède la propriété curieuse de conserver à la chair musculaire sa couleur rosée, tandis qu’elle se décolore et devient grisâtre avec le sel tout seul. On emploie généralement 20 à 30kg de sel et 1 à 2kg de salpêtre pour 100kg de viande, On y ajoute enfin du sucre pour prévenir un durcissement exagéré de ses fibres.

On appelle quelquefois, mais improprement, saumure le sel ou la solution saline dont on assaisonne ainsi les viandes. Mais la saumure est en réalité le liquide rosé trouble qui s’écoule des viandes soumises au salage. Ce liquide s’accumule au fond des vases où se trouvent les salaisons. Il comprend le 1/3 et même la moitié du liquide contenu dans la viande fraîche, il en renferme des débris (albuminoïdes et matières extractives) et tient en dissolution 23 à 25 % de chlorure de sodium. Or cette saumure peut être employée pour saler et conserver d’autres viandes, et elle peut être ainsi utilisée assez longtemps. Dans les pays à salaisons, les habitants se servent de saumure pour saler leurs aliments. Cette liqueur constitue même une sorte de panacée universelle dans certaines campagnes. Enfin on en fait usage pour assaisonner les aliments des animaux domestiques. Le saumurage constitue donc une question d’hygiène assez importante.

En France, on sale ou on saumure principalement la viande de porc et le lard ; on a renoncé à la viande de bœuf qui se prête moins bien au salage, tandis qu’en Angleterre et en Allemagne on conserve volontiers de même la viande de bœuf. Les salaisons servent surtout à la nourriture des gens de mer lorsqu’ils font de longs trajets et à celle des peuples du Nord que la rigueur du climat force à faire de grandes provisions. Les Anglais nous en ont approvisionné pendant longtemps. Le prix élevé du sel était autrefois le principal obstacle au développement, dans notre pays, de cette branche d’industrie et nous sommes encore tributaires des Anglais quand il s’agit d’achats considérables. Aujourd’hui que leurs colonies océaniennes livrent à la consommation d’innombrables troupeaux de ruminants, la fabrication des salaisons a pris une extension considérable, Ce n’est guère que grâce à cette grande quantité de salaisons produites à bas prix que le gouvernement anglais parvient à entretenir, à peu de frais, son immense armée de mer. L’Angleterre nous fournit encore environ 200.000kg de bœuf salé tous les ans ; il est vrai que nous en exportons 600.000kg dans notre colonie d’Afrique.

On conserve aussi quelquefois les saucissons par le salage. Ceux-ci sont faits avec une partie de l’excédent de la viande fraîche de boucherie mélangée à de la viande de moindre valeur ou à des déchets (sang, poumon, cœur, rein, rate, etc.) Après avoir été additionnés de sel et de salpêtre, ils sont mis en boyaux et fumés.

La conservation par le salage s’applique non seulement aux viandes de boucherie, mais aussi, comme on le sait, à toutes les variétés d’aliments : poissons, légumes, et même œufs et fruits (olives). Parmi les poissons, on sale surtout la morue dont la pêche se fait à Terre-Neuve et en Islande. On rapporte chaque année en France environ 35 millions de kg de morue ainsi conservée ; nous en consommons 20 millions de kg, le reste est exporté. La préparation de la morue n’est pas absolument la même que celle des viandes. On joint la dessiccation au salage.

Outre la morue, on conserve par le salage les maquereaux, les harengs, les anchois, les sardines, les saumons, la andre, la silure, la sope, la tanche, la brème, la carpe, l’esturgeon, quelquefois les huîtres, etc.

Parmi les légumes, on conserve surtout les haricots verts, les concombres et les choux. La choucroute n’est autre chose que la conserve de certaines variétés de choux blancs débités en fines lanières, salés et mis à fermenter dans des cuves. Il se forme de l’acide lactique qui lui donne son goût particulier. Avant d’être accommodée, la choucroute a besoin d’être mise à dessaler dans l’eau.

On conserve aussi quelquefois les œufs dans de l’eau salée. En Russie, on conserve le caviar ou œufs d’esturgeon : ces œufs après avoir été nettoyés, sont simplement salés.

La salaison du beurre est le moyen de conservation le plus usité, soit pour les usages domestiques, soit pour l’exportation.

Nous avons dit que le salage ou le saumurage des aliments les rendait difficilement digestibles. Ce fait tient à deux causes réunies, mais que nous distinguerons pour la clarté de l’exposé :

1° L’addition de sel par elle-même rend les salaisons plus ou moins indigestes. Notons qu’il s’agit ici de fortes doses de sel, de doses qui, en principe, devaient être toxiques pour les ferments. Or, en dehors des troubles gastro-intestinaux qu’elles provoquent, les doses très fortes arrêtent complète meut la digestion gastrique. Déjà, avec une dose de 3 grammes de sel pour 1.000 de suc gastrique et en employant le procédé si ingénieux de Mette, nous avons trouvé un retard digestif qu’on peut évaluer en disant qu’il est comparable à celui qui résulterait d’une diminution de 40 à 50 % de la quantité de pepsine. Nos expériences confirment absolument, à cet égard, celles de M. Linossier. Si donc nous estimons à 17 ou 18 grammes la quantité de sel que nous ingérons par jour et à 6kg le poids du suc gastrique que nous sécrétons, ce qui fait 3 grammes de sel environ p. 1 000, nous arrivons à cette conclusion que le sel, aux doses ordinaires où nous l’employons, exerce une action retardante sur la digestion. Quoi d’étonnant que cette action soit plus manifeste encore avec des doses plus élevées ? Nous pouvons signaler par exemple, pour mémoire, les expériences de C. Husson, communiquées à l’Académie des sciences en 1883 et dont il a tiré les conclusions suivantes en ce qui concerne les salaisons :

« Les fortes doses de sel agissent de deux manières : elles modifient la structure d’une portion des fibres musculaires de la viande en salaison. Dans l’estomac même, elles ralentissent la fermentation peptique.

1° Husson vient d’indiquer la seconde cause de l’indigestibilité des salaisons. Le salage modifie en effet les qualités intrinsèques des viandes. Celles-ci subissent une perte d’eau importante, au point de durcir considérablement, et, par conséquent, de ne se laisser attaquer que difficilement par le suc gastrique. Cent parties de viande fraîche donnent 70 à 78 parties de viande salée [7]. C’est un fait connu d’ailleurs que, par exemple, la viande de porc conservée se digère plus lentement et produit plus vite le sentiment de la satiété que la viande fraîche. Les paysans disent qu’elle tient plus longtemps à l’estomac.

En échange de l’eau que leur enlève le sel, les viandes sont pénétrées par une certaine quantité de chlorure de sodium et aussi de salpêtre, ce’ dernier en proportions très faibles, à vrai dire, d’après Nothwang. La viande de porc salée (jambon salé) qui peut servir de type pour la composition de la viande salée, renferme 5% de NaCl. Le hareng salé, 14% ; la morue salée et desséchée, 8,5% ; les anchois salés, 20% [8] ; l’eau de l’huître, 26,66%.

Circonstance aussi regrettable, les viandes perdent des albuminoïdes et des matières extractives, nous l’avons dit, quand elles ont été saupoudrées de sel et plus encore quand elles ont séjourné dans la saumure. Elles perdent également des phosphates. Par conséquent, leur valeur nutritive diminue légèrement de ce fait [9].

La cuisson, la macération dans l’eau auxquelles on soumet, pour les dessaler, certains aliments comme la morue, avant de les consommer, ne font qu’entraîner de nouveau, avec le sel, les matériaux nutritifs et réduisent encore un peu la valeur de ces aliments. Ceux-ci deviennent cependant, après passage à l’eau, plus digestibles.

Mais, d’une façon générale, étant donnés l’action du sel sur la digestion, et le durcissement des viandes salées, les salaisons et la charcuterie doivent être défendues absolument dans toutes les formes de dyspepsie, comme on défend les viandes fumées ou boucanées [10]. Même dans les conditions normales, les salaisons ne sauraient être consommées d’une façon habituelle sans inconvénient, elles causent souvent du pyrosis, fatiguent assez. vite l’appareil digestif, et nous avons vu des dyspepsies sérieuses naître de leur emploi prolongé. Nous savons bien quels services elles rendent, dans la navigation surtout, où on trouverait difficilement à les remplacer ; mais on pourrait du moins essayer de ne pas en faire un usage prépondérant.

Il est un dernier point concernant les salaisons que nous avons à envisager pour être complet, c’est celui qui a trait à leur toxicité. On a observé, en effet, des accidents d’empoisonnement quelquefois mortels à la suite de l’absorption de viandes salées ou saumurées ; celles-ci ne présentent donc pas seulement des inconvénients sérieux, que nous avons mentionnés, elles peuvent encore offrir des dangers. À quoi est due cette toxicité ?

Nous avons vu que le sel à haute dose est, par lui-même, toxique ; à ce titre, le salage et le saumurage sont comparables l’un à l’autre, bien que la saumure puisse être plus nocive que le salage en ce sens qu’on la donne en quantité considérable et qu’on peut ignorer ainsi la quantité de sel qui s’y trouve contenue, D’après Goubeaux [11], les animaux éprouvent les mêmes effets quand ils prennent de la saumure que quand ils prennent du sel en quantités équivalentes. Les différences légères qu’on peut observer tiendraient seulement à Ce que la saumure renferme, outre le sel marin, de l’azotate de potasse, du poivre et d’autres matières excitantes.

Cependant, la saumure présente un élément dangereux indépendant du sel et des matières minérales. Dans un mémoire lu à l’Académie de médecine en 1855, Raynal [12] a établi que la saumure est d’autant plus toxique qu’elle est plus ancienne et que, par conséquent, on doit s’abstenir d’autant plus de faire usage de ce liquide qu’il a été préparé depuis plus longtemps, De nouvelles expériences, faites en 1860 par le Dr Blümlein en collaboration avec le Dr Gerlach, ont confirmé l’opinion de Raynal. Il est certain que, par un contact prolongé de la saumure avec des matières animales, leurs principes, dissous en partie par le sel, finissent par subir un commencement de décomposition et donnent lieu à des produits plus ou moins nuisibles, à des ptomaïnes [13], d’où l’indication formelle de ne pas se servir de la saumure qui est restée au fond des barils de salaisons. En 1890, le Journal des connaissances médicales a rapporté le fait de 26 porcs empoisonnés par une saumure datant au moins de quatre ans. La question intéresse surtout les nourrisseurs ; on n’a jamais publié, en effet, de cas d’intoxication humaine par la saumure, mais il suffit qu’elle soit possible pour qu’on doive absolument renoncer à son usage. C’est pour cela aussi qu’il est indiqué, même pour les salaisons en apparence saines, de les laver à plusieurs eaux et de les y faire séjourner avant de les consommer, afin d’enlever autant que possible, non seulement l’excès de sel, mais aussi toute trace de saumure qui pourrait être dangereuse.

Enfin, indépendamment des inconvénients qu’offrent les salaisons par suite de la présence seule du sel ou de la saumure, elles ont déterminé des accidents par la putréfaction dont elles peuvent être le siège. Ce danger est d’autant plus réalisable que l’addition du sel en grande quantité devait empêcher de se méfier en faisant croire, à tort, à son action conservatrice efficace. En outre, ce sel en excès peut masquer au goût une altération commençante.

Certes, parmi les substances antiseptiques employées pour la conservation des viandes, le sel est une des moins toxiques. C’est, après le fumage, le plus anciennement employé. Les progrès de la chimie ont fait introduire dans les aliments à conserver des produits bien plus nocifs. Mais si le sel est un des antiseptiques les moins toxiques, il est aussi un des antiseptiques les moins … antiseptiques [14], et il n’a pas de pouvoir bactéricide bien net vis-à-vis de la plupart des germes pathogènes ; il leur laisse même toute leur virulence pour peu qu’ils se trouvent à quelque profondeur dans les tissus [15]. C’est, notamment, dans un jambon complètement immergé dans la saumure, et, par suite, absolument soustrait au contact de l’air, que Van Ermengem a découvert le Bacillus botulinus, anaérobie qui imprègne les milieux nutritifs où il vit de produits toxiques redoutables, provoquant chez les consommateurs des aliments ainsi altérés les accidents surtout nerveux du botulisme proprement dit.

On ne peut cependant pas nier l’influence du sel contre un grand nombre de germes saprophytes, à condition d’être employé à fortes doses [16], mais il serait prudent de ne pas compter sur une conservation pendant un temps illimité. En fait, on a observé des intoxications quelquefois très graves avec les salaisons de viandes. Quant aux saucissons, leur histoire se confond avec celle du botulisme [17] qui a causé d’innombrables cas de mort surtout en Allemagne. Ces cas d’intoxication se font heureusement de plus en plus rares. D’autre part, la morue salée est sujette à une altération qui la rend toxique et qui se caractérise par une coloration variant du rose tendre au rouge orangé. et de nombreux empoisonnements collectifs avec la morue out été signalés depuis trente ans par les médecins de la marine et ceux de l’armée [18]. M, le professeur Georges Pouchet s’est élevé avec raison au Comité consultatif d’hygiène en 1885 et 1887 contre l’introduction en France de la ce morue rouge », Le maquereau salé conservé dans la glace a causé parfois aussi des accidents d’empoisonnement assez graves. La glace préserve contre la putréfaction les couches superficielles, mais l’intérieur et surtout les intestins n’y participent pas et subissent une altération qui les rend dangereux. La choucroute est également sujette à la putréfaction, etc.

En somme, on peut dire que si le sel est assez efficace pour préserver les aliments d’une prompte putréfaction, il ne les conserve pas indéfiniment et il n’a jamais empêché d’éclater les accidents d’intoxication. Enfin il est impuissant à désinfecter les aliments quand ils ont été envahis par des microbes pathogènes.

Après avoir examiné les effets - toujours fâcheux du sel ingéré en quantités exagérées, nous en arrivons à l’étude des doses habituelles que nous absorbons quotidiennement avec nos aliments. Ces doses varient évidemment suivant les individus ; nous avons dit que les nerveux notamment en étaient particulièrement friands. Elles varient suivant les saisons : on en absorbe davantage en été qu’en hiver, suivant les pays et suivant les latitudes : le Midi en consomme relativement plus que le Nord. Cependant, comme chiffre moyen de consommation quotidienne, les statistiques indiquent de 17 à 20 grammes par personne. D’après Bunge, le physiologiste de Bâle, la plupart des hommes en prendraient 20 à 30 grammes par jour et souvent même davantage. Nous avons fait sur ce point, depuis un an, à Paris, une petite enquête personnelle portant sur 200 personnes adultes environ et nous avons pu nous convaincre que, dans quelques cas (10 à 15%), l’assertion de Bunge était absolument justifiée. Cependant, la moyenne se confondait avec celle des statistiques ; on peut donc admettre, en général, le chiffre de 17 à 20 grammes [19], Mais cette quantité ne comprend pas seulement le sel ajouté pendant la cuisson ou à la table, il renferme également celui qui se trouve contenu dans les aliments eux-mêmes et celui que le boulanger ajoute au pain pendant sa fabrication. Une alimentation variée, ordinaire, quotidienne, contient en elle-même environ 1g à 1,50g de sel. Quant aux quantités de sel renfermées par le pain, elles correspondent uniquement à ce qu’y ajoute le boulanger, le blé ou la farine étant par eux-mêmes presque dépourvus de sel. Nous avons fait, dans le laboratoire de M. le professeur Richet, un certain nombre d’analyses directes de diverses variétés de pains que l’on trouve dans le commerce. Voici, pour 1.000 gr. de pain frais, leur teneur en NaCl : pain fendu, 5,83 g ; pain de l’Assistance publique, fourni aux hôpitaux, 6g ; pain bouleau, 6,9g ; pain de fantaisie, 8,5g ; pain dit anglais, 10,33g ; croissant, 16,66g.

On peut donc admettre que, dans 1 kilogramme de pain ordinaire, il entre 5 à 6 grammes de sel, dans le pain riche 8 à 10 grammes ; dans le croissant, 15 grammes en moyenne [20].

Voici, en résumé, le détail de la consommation quotidienne pour un adulte :

  • Sel contenu dans l’alimentation elle-même : 1 à 1,50g.
  • Sel ajouté au pain ordinaire au cours de sa fabrication : 2,50g (Nous comptons 500g de pain par jour).
  • Sel ajouté aux aliments pendant la cuisson, et à la table 13 à 15g.

C’est, en effet, cette dernière quantité qui varie le plus, et c’est à cause de ces variations que chaque auteur indique un chiffre différent de consommation du sel. La majeure partie du sel ajouté est prise par le potage.


Pour en revenir à l’objet de ce travail, nous avons à examiner la question de savoir si les quantités de sel qui sont ajoutées aux aliments sont nécessaires à l’organisme, et si celui-ci ne se contenterait pas des 3,5 à 4g que renferme l’alimentation elle-même, y compris le sel ajouté au pain. Nous nous trouvons alors en présence de trois sortes d’arguments invoqués par les auteurs : 1° l’universalité de la consommation du sel ; 2° les accidents causés par la suppression du sel ajouté ; 3° la nécessité de remplacer le sel rejeté hors de l’organisme.

Le premier argument a été remarquablement exposé dans un de ses beaux articles par M. le professeur Dastre [21]. Certes le sel est une denrée universelle. Son usage semble avoir été de tous les lieux, de tous les temps et de toutes les civilisations. C’est le même sel qui, aujourd’hui, assaisonne la misérable pitance du nègre soudanien et les mets recherchés des tables européennes. Aussi loin que l’on remonte dam l’histoire, on trouve qu’il est l’objet de la même prédilection. Homère le gratifie de divin et le fait figurer aux repas de ses héros ; Tacite relate les guerres furieuses que se livraient les tribus germaniques pour la possession des sources salées voisines de leurs territoires. Les hommes, en définitive, n’ont reculé devant aucun effort, aucun sacrifice ou aucun danger pour se procurer cette précieuse substance. Ils l’ont demandée à la guerre, à la fraude, à la fatigue de longs voyages ; des populations très arriérées ont déployé une ingéniosité particulière pour se le procurer ; et, par exemple, les indigènes des îles de la Sonde ont créé une sorte d’industrie chimique rudimentaire pour l’extraire de la boue des palétuviers. L’explorateur Mungo Park a vu les habitants de la côte de Sierra Léone donner tout ce qu’ils possédaient et jusqu’à leurs femmes et leurs enfants, pour en obtenir. Dans certains cas même, il fournit au commerce la matière d’échanges assurés, Et c’est ce que l’on veut exprimer lorsqu’on dit qu’il a servi et qu’il sert encore de monnaie. Cela est vrai pour diverses contrées de l’Afrique centrale. Le besoin de sel n’est pas d’ailleurs limité à l’homme : beaucoup d’animaux recherchent cette substance avec avidité, Buffon écrivait : Rien ne flatte plus l’appétit des brebis que le sel. Dans les Pyrénées, les pâtres offrent du sel à leurs animaux pour leur faire franchir les passages difficiles.

On sait aussi que les chasseurs s’en servent depuis longtemps comme d’un appât pour attirer les animaux sauvages. Les rennes, les cerfs et les chevreuils aiment à lécher la surface des flaques saumâtres et les efflorescences salines. Dans tous les climats, sous toutes les latitudes, les ruminants et les solipèdes sauvages se plaisent ainsi dans les terrains à salure, et les chasseurs savent également tirer parti de cette circonstance pour placer leur affût. Une prédilection si générale, un goût si impérieux, ne sauraient être considérés comme un simple incident, cela est certain, mais correspondent-ils à une nécessité inéluctable ?

N’est-il pas curieux que le chlorure de sodium soit le seul que nous tirions de la nature pour l’ajouter à celui qui est contenu dans les aliments eux-mêmes ? D’autres substances minérales prennent cependant une part beaucoup plus étendue à la constitution des tissus : les sels de chaux et le phosphate de soude, par exemple, qui tiennent une si grande place dans la composition du squelette ou des liquides de l’économie, n’en tiennent aucune dans la cuisine. Quand nous les employons à l’état isolé, c’est comme médicaments. Il faut remarquer que l’organisme de l’enfant en voie de croissance exige, pour son édification, relativement plus de sel que celui de l’adulte. De nombreuses analyses ont montré que les tissus de l’enfant contenaient le pourcentage le plus élevé en chlorure de sodium. Et cependant l’adulte de 60kg prenant 17 grammes de sel par jour, le nourrisson de 6 mois, pesant 6 à 7kg, devrait, pour son poids, prendre 1,70g par jour ; or, malgré le besoin de sel que nécessite son développement, il n’en prend même pas le tiers. À cet âge, en effet, il consomme journellement environ 1L de lait, et le lait de femme contient à peu près 0,38g de NaCl. Nous passons donc par une phase normale d’hypochloruration avant d’arriver, brusquement, à l’huperchloruration, c’est-à-dire à la quantité exagérée de sel que nous consommons d’ordinaire. Si cependant, dès le sevrage, on n’avait pas l’habitude de saler les aliments de l’enfant, celui-ci les accepterait et les tolérerait sans difficulté. Quant à l’adulte, s’il ne connaissait pas l’addition du sel, les aliments qui nous paraissent si fades, il les prendrait et les digérerait tout naturellement. Le goût du sel n’est pas inné ni instinctif, il est acquis. Le lait maternel que l’enfant boit avec avidité contient, nous l’avons dit, très peu de sel, et, adultes, nous le trouverions d’une insipidité absolue. Le lait de vache renferme au moins quatre fois plus de sel (1,50 à 1,80 g/L). Mais, même avec cette dose, l’adulte soumis au régime lacté et prenant 3L de lait par jour pratique l’hypochloruration. Et tandis qu’on regardait l’addition de sel aux. aliments comme indispensable, on n’a pas remarqué que le lait pouvait constituer un régime exclusif. En outre, des personnes habituées à prendre beaucoup de sel, des voyageurs par exemple, ont pu supprimer l’adjonction de ce condiment sans en être incommodées. Enfin, nous connaissons actuellement plusieurs centaines de malades, également habituées au sel, qui, depuis trois ans, dam un but thérapeutique, absorbent, sans en être rebutés et sans inconvénients, leurs aliments dépourvus de sel ajouté.

D’ailleurs, l’homme à l’état de nature ne sale pas ses aliments. Les peuplades primitives, qui menaient une vie pastorale et nomades n’additionnaient pas de sel les aliments. Actuellement encore, toutes les tribus nomades du nord de la Russie et de la Sibérie s’en abstiennent, non pas que le sel leur fasse défaut, car les gisements, les efflorescences et les lacs salés abondent dans ces régions, mais ces peuples qui vivent de chasse et de pêche éprouvent une aversion pour ce condiment. C. von Ditmar, un explorateur qui a vécu longtemps parmi les Kamtchadales et les Tungouses, a noté les grimaces de répulsion que provoquait chez eux le sel. Sous d’autres latitudes on retrouve le même exemple : Les Khirgizes du Turkestan qui se nourrissent de lait et de viande dans les steppes salées n’usent cependant point de sel. Les Bédouins d’Arabie, d’après Wrede, trouvent ridicule l’emploi du sel, et les Numides, d’après Salluste, dédaignaient le sel ; ils se nourrissaient de lait et de viande, lacte et carne ferina.

L’Afrique, l’Amérique donnent lieu aux mêmes constatations. Ainsi, au centre de l’Afrique où, en raison de la difficulté de se procurer le sel, le prix en est très élevé, les classes pauvres des populations nègres n’en consomment pas. L’usage du sel constitue là un signe de richesse. Au temps de la découverte de l’Amérique, la plupart des tribus indiennes de l’Amérique du Nord vivaient de chasse et de pêche, elles n’usaient point du sel, cependant très commun dans leurs prairies. Dans les pampas, couvertes de lacs salés et d’efflorescences, les gauchos méprisent la nourriture végétale et le sel qui l’assaisonne comme une pâture tout au plus bonne pour leurs troupeaux.

Parmi les peuples de l’Archipel indien et de l’Australie, on trouve encore des exemples d’indifférence ou de répulsion pour ce condiment.

Chez les animaux, des observations analogues peuvent être faites : à côté de nous, le chien et le chat ne trouvent aucun plaisir au sel. En outre, les herbivores domestiques, si on n’ajoute pas de sel à leur alimentation, s’en passent très bien. À Paris, les chevaux des différentes compagnies de traction n’en reçoivent pas, il en est de même dans l’armée. Certains herbivores sauvages, les lièvres, les lapins, n’absorbent jamais que le sel contenu dans les végétaux [22]. Par conséquent, la question est résolue en pratique : l’homme, comme les animaux, pourrait parfaitement se contenter du sel que renferment les aliments eux-mêmes.

Mais d’autres objections ont été formulées : on a rapporté, en effet, des cas d’accidents, qu’aurait entraînés la suppression du sel ajouté. Nous avons pris soin de recueillir et de contrôler quelques faits des plus importants signalés à cet égard. Ainsi, on aime à rappeler l’exemple des soldats qui, pendant le siège de Metz, ont souffert, dit-on, de la privation de sel. Or, le sel ne leur a pas fait défaut comme aliment : une source salée, avec laquelle on pouvait préparer la soupe, suffisait à cela. Mais il leur a manqué, et cela se conçoit, pour relever ou plutôt pour masquer la saveur plutôt répugnante de la chair des chevaux que la famine avait réduits aux derniers degrés du dépérissement.

Les éleveurs aujourd’hui ne considèrent-ils pas surtout l’action du sel ajouté comme importante avec des rations composées de fourrages aigris, soumis à la fermentation spontanée ou traités à l’eau chaude ? Ces rations économiques ne seraient que difficilement prises par le bétail si le sel n’était employé pour en effacer le goût désagréable.

Rabuteau pensait que des accidents véritables, notamment l’hydropisie, pouvaient suivre la suppression du sel ajouté. Il se base sur une citation de Barbier [23]. Nous nous sommes reporté à cette citation, la voici textuellement : « On raconte que des seigneurs russes qui avaient voulu faire économie de cette dépense (du sel) pour la nourriture de leurs vassaux, ont vu ces derniers tomber dans un état de langueur et de faiblesse, ils offraient une pâleur morbide ; ils étaient menacés d’un œdème général, des vers se développaient dans leurs intestins ». Nous ne croyons pas en réalité, même sans tenir compte des faits d’expérience, qu’on puisse baser une opinion sur une information aussi fantaisiste et provenant d’une source inconnue.

John Marshall a publié en outre quelques observations sur les prétendus dangers de la privation du sel [24]. Il rapporte que les pauvres du comté de Cornwall ne pouvant plus se procurer de sel par suite de la surélévation des impôts, succombaient après avoir présenté de l’œdème, un affaiblissement général et une anémie spéciale. D’après le même auteur, les anciennes lois de Hollande ordonnaient de ne nourrir les criminels qu’avec du pain non salé. « Ces malheureux étaient dévorés, dit-il, de vers qui s’engendraient dans leur estomac ».

Est-il besoin de dire que, sur des centaines de malades nourris sans sel ajouté et prenant des aliments qui ne contenaient en eux-mêmes que 2g de NaCl, nous n’avons jamais observé le moindre accident. M. le professeur Richet, dont les recherches sur l’hypochloruration, sont les premières en date, n’a jamais non plus observé d’accidents au cours de ses expériences. Son opinion est formelle : On peut absolument se suffire avec le sel contenu dans les aliments.

En ce qui concerne en particulier les œdèmes, il est assez singulier de les faire figurer parmi les accidents de la suppression du sel, étant donné ce qu’on sait aujourd’hui de l’influence si rapide du régime ordinaire sans sel sur la disparition des œdèmes, quelle qu’en soit l’origine, Nous aurons lieu de parler longuement sur ce point.

Il nous est aisé de trancher également ici la question de l’albuminurie constatée par quelques auteurs, notamment par Wundt, par Klein et Verson, au cours de leurs expériences avec une alimentation pauvre en chlorures. S’il est un organe pouvant constituer à ce point de vue un réactif sensible, c’est bien le rein malade ; or chez les individus atteints de néphrite et auxquels on ne donne, au total, que 1,50g de sel par jour, l’albumine des urines diminue rapidement en même temps que les œdèmes. Mais Essaulow [25] a fait des recherches directes pour élucider cette question chez l’homme et chez le chien. Il a donné à l’homme, pour toute nourriture, de l’eau distillée et de la caséine dépourvue, ou à peu près, de NaCl. Quant aux chiens, il les a partagés en deux séries : à la première, il a donné la même alimentation qu’aux hommes ;, à la seconde, il a donné simplement de l’eau distillée et du sucre. Chez l’homme, les recherches durèrent de 5 à 8 jours ; chez le chien, de 5 à 20 jours. L’auteur a examiné les urines avec le plus grand soin. Or, chez l’homme, l’excrétion chlorée urinaire tomba jusqu’à 0,07, et chez le chien, jusqu’à 0,002. Mais ni chez l’un, ni chez l’autre, il n’y a eu de traces d’albumine. Kaupp [26] a fait, dans des conditions analogues, les mêmes constatations. Il est donc impossible de rattacher l’albuminurie au manque de sel ajouté. Telle est du reste aussi l’opinion de Forster. Inutile d’ajouter que nous ne l’avons jamais observée.

Le dernier argument invoqué en Faveur de l’addition de sel consiste à dire : « L’homme perdant en moyenne entre 11 et 16g de sel par les urines, il est nécessaire de les remplacer dans l’organisme. » Ceci serait exact si l’ingestion était en effet nécessairement et toujours la conséquence de l’excrétion, or c’est plutôt Le contraire qui représente ici la vérité. Si nous excrétons 11 à 15g de sel en moyenne [27], c’est précisément parce que nous en absorbons autant. Que nous venions à en prendre davantage, nous en trouverons davantage dans les urines, à tel point que, dans certains cas, l’élimination chlorurée a pu atteindre 55 grammes par jour [28].Au contraire, lorsqu’on fait prendre un régime sans addition de sel, l’urine en renferme très peu.

C’est ainsi qu’en ingérant des aliments sans aucune addition de sel, Wundt [29] a vu diminuer considérablement le NaCl rendu par l’urine. Voici les quantités de chlorure excrétées : 1er jour, 7,21g ; 2e jour, 3,61g ; 3e jour, 2,44g ; 4e jour, 1,36g ; 5e jour, 1,09g. Dans les mêmes conditions, Falck [30] a trouvé, au bout du troisième jour, 0,15g de NaCl dans l’urine. Chez des malades hypochlorurés, nous avons noté pendant des semaines une excrétion de 1,50g à 2,5Og, Donc, que l’on diminue jusqu’à l’extrême limite la dose ingérée, ce qui variera c’est la dose excrétée. Il est évident que l’excrétion chlorurée variera aussi suivant la teneur des aliments en sel, et par conséquent suivant le genre d’alimentation, c’est de cette façon qu’il faut interpréter l’expérience de Weiske [31]. Celui-ci a pris 2 chevreaux, l’un nourri avec des herbes, l’autre avec du lait. Voici la teneur en Cl, comparée dans les deux urines, sur 100 grammes de cendres :

Urine du chevreau herbivore. Urine du chevreau lactivore.
Cl 13,35 20,67

En somme la quantité de sel excrétée dépend de celle qui est absorbée [32], ces deux quantités sont parallèles.

C’est pourquoi d’ailleurs les chiffres d’excrétion du sel mentionnés par les auteurs sont si variables, cette variabilité tenant aux quantités différentes de chlorure que prennent différents individus ; pour un même individu, elles peuvent varier également d’un jour à l’autre avec les quantités de sel absorbées. Aussi, sera-t-il indiqué d’établir, pendant une période, - une moyenne d’excrétion pour se rendre compte de l’activité ou de l’insuffisance éliminatrice vis-à-vis du sel chez une personne et on ne pourra se contenter de l’analyse faite pour un seul jour.

Si, dans les conditions ordinaires, l’élimination chlorurée ne peut marquer la mesure de -nos besoins, on est mieux fondé à considérer l’excrétion du sel à l’état de jeûne en dehors de toute influence alimentaire, comme représentant la quantité soustraite aux tissus eux-mêmes de l’organisme, à sa propre constitution chimique, et comme nécessitant par conséquent, pour rétablir l’équilibre normal, un apport de quantités équivalentes. Or, avec la privation complète du sel, l’excrétion chlorurée peut s’abaisser jusqu’à un chiffre infime. Luciani [33] ayant fait de nombreux dosages sur l’urine de Succi qui est resté à jeun pendant 30 jours, a trouvé les chiffres suivants de NaCl en moyenne : 4e au 5e jour, 1,375g ; 6e au 12e jour, 0,885g ; 12e au 16e jour, 0,45 ; 16° au 20 jour, 0,33g ; 20e au 24e jour, 0,40g ; 24e au 30e jour, 0,485g. La moyenne, en chiffres ronds, de NaCl émis pendant la période de jeûne complet est donc voisine de 0,66g, ce qui, en supposant au sujet un poids moyen de 55kg (63,300kg au début et 45,650kg à la fin du jeûne), équivaut pour un adulte du poids de 60kg à 0,72g.

C’est la quantité de sel excrétée par un individu normal à jeun qu’on peut regarder comme la quantité minima nécessaire à la consommation quotidienne, puisque la quantité perdue par les tissus est celle qu’il faudra remplacer pour combler le déficit chimique ainsi créé. Avec le professeur Ch. Richet, nous estimons que cette quantité peut être évaluée à 2g environ par jour ; en effet c’est le chiffre obtenu à jeun vers le troisième jour, et il y a intérêt à prendre le chiffre d’excrétion chlorurée lorsque l’individu n’est pas encore arrivé à un état de dénutrition avancée, ni trop éloigné de l’état normal. S’il était nécessaire, on pourrait même, dans un but thérapeutique, abaisser sans danger pendant une période jusqu’à 1g l’absorption totale quotidienne de sel. Mais la dose de 2g peut être continuée longtemps sans aucun inconvénient et notamment sans la crainte de la déminéralisation. M. Richet n’a pas observé de déminéralisation dans ces conditions chez les chiens, soumis pendant des semaines à une hypochloruration extrêmement prononcée. Or la dose de 2g est largement couverte par celle que renferment nos aliments eux-mêmes (3,50 à 4g) et il n’est pas nécessaire d’ajouter du sel aux aliments pour maintenir l’équilibre normal de l’organisme et le taux normal en NaCl. Si l’addition de sel aux aliments était indispensable, on ne comprendrait pas la possibilité d’une alimentation par la viande seule, possibilité réalisable, puisque le chien peut être nourri pendant longtemps et impunément avec cet aliment, et cependant la quantité de sel contenu dans la viande est minime, puisqu’on n’y trouve que 0,114% de NaCl, d’après Voit. Dans 500g de viande qui, avec 200g de graisse, suffisent amplement et pendant une longue durée à l’alimentation quotidienne d’un chien de 30kg, il n’entre par conséquent que 0,6g de sel, et malgré cela les humeurs de ce chien contiennent la quantité normale de soude et l’estomac sécrète du suc gastrique acide. On voit que cette quantité de sel suffisante pour le chien, est encore inférieure, par rapport à l’unité de poids, à celle que nous avons indiquée comme étant strictement nécessaire à l’homme.

Donc, et ce sera là notre conclusion, nos aliments, pourvu, bien entendu, qu’ils constituent un régime, au sens physiologique du mot, renferment en eux-mêmes et sans qu’il soit nécessaire d’en ajouter, suffisamment de sel pour couvrir largement nos besoins.

Dans un prochain article, nous examinerons de plus près l’influence du sel sur la digestion, sur la nutrition et sur l’excrétion, et nous rechercherons quelle est la cause première du désir que nous éprouvons d’ajouter du sel aux aliments.

René Laufer

[1D’après Arm. Goubeaux (Du sel marin et de la saumure, C. R. Acad. des Sc., Paris, 1856, t. XLIII, p. 152) ; il suffit chez le chien d’une quantité de sel égale au 400e du poids du corps pour le tuer en douze heures par voie digestive, et au 113e ou au 140e pour déterminer la mort en moins de deux heures. En d’autres termes, ce résultat est produit par 60 à 80 g de sel marin chez des chiens de taille moyenne. Pour le cheval, un 200e du poids du corps est toxique dans un espace de douze heures.

[2Barbier. Note sur le mélange du sel marin aux aliments de l’homme, communiquée à l’Académie des sciences. Gaz. méd., Paris, 1838, t. VI, p. 301.

[3Voir Charles Richet. De l’action du chlorure de sodium à haute dose. C. R, Société de Biologie, Paris 1882, 7e s., t, IV, p. 363-366 ; ou Gaz. des Hôp, Paris 1882, t. LV, p. 467.

[4Voir à ce sujet les expériences de Goubeaux, Arch. génér. de méd., 1856, et celles de Bouley, C.-R. Acad, méd., Paris 1855-1856, t. XXI, p. 960.

[5Dabney-Palmere a publié récemment (in Merck’s Archive, décembre 1903), à propos de l’emploi du sel comme médicament, le cas d’une jeune femme du Nord de l’Angleterre qui, ayant pris environ 200g de sel pour se débarrasser des vers, présenta des accidents très graves, d’ordre surtout paralytique, et succomba en quelques heures, malgré les lavages de l’estomac. L’autopsie montra surtout des lésions irritatives des voies digestives. On cite d’autres exemples analogues.

[6Voir Immermann, in v. Ziemssen’s Handb, der spec. Pathot., vol. XIII, th. 2, p. 571. - Forster. Ernaehrung und Nahrungsmittel, in Peltenkofer’s Handb- : der Hygiene, 1882, vol. I, p.68.

[7Nothwang, Arch, f. Hyg., vol. XVI, p. 80. — Polenske, Arbeiten d. k. Gesundheitsamtes, vol. IX, p. 126.

[8Munck et Ewald. Traité de diététique. Trad., Paris, 1897, p. 147.

[9A. Gautier. L’alimentation et les régimes, Paris, 1904, p. 129.

[10Une seule exception doit être faite en faveur du jambon maigre qui, macéré au préalable pendant au moins vingt-quatre heures dans l’eau, puis finement haché ou râpé, est très facilement digestible.

[11Compt. rend. Acad. Sc., 1856, loc, cit.

[12Michel Lévy. Traité d’hygiène publique et privée, Paris, T. II, p. 599.

[13L’action toxique de la saumure peut s’expliquer, soit par la production des ptomaïnes, soit aussi par le développement de certains micro-organismes qui auraient échappé à l’action destructive du sel. Le fait que la saumure peut fermenter eu donnant lieu à un dégagement de gaz assez abondant montre qu’elle contient alors des microbes.

[14Voir, à ce point de vue, Arnould, Traité d’Hygiène, Paris, 1902, p. 588.

[15Voir Miquel et Cambier, Traité de Bactériologie pure et appliquée, Paris, 1902, p. 100

[16Le professeur Richet a fait à ce sujet des expériences très intéressantes. En comparant l’action des divers chlorures métalliques, y compris le chlorure de sodium, sur les microbes de la putréfaction, il a constaté que la dose toxique minima, c’est-à-dire la quantité nécessaire pour entraver pendant quarante-huit heures le développement de la putréfaction, était bien supérieure à la dose qui tue un poisson en moins de quarante-huit heures.

[17Le mot botulisme, de botulus, boudin, saucisse, s’applique, à proprement parler, à l’intoxication camée par les saucisses. Par extension, on l’a appliqué aux empoisonnements dus aux viandes de conserve ou de charcuterie et même aux viandes en général. Voir au sujet du botulisme l’article de R. Wurtz (Intoxications alimentaires) in Traité de Médecine de Brouardel et Gilbert, Paris, 1903, t. III, p. 288- 289).

[18Voir J, Rochard, Traité d’Hygiène, Paris 1897, p. 647 & Annales d’Hygiène et de Médecine légale, 3e série, t. XIV, p.331.

[19En France, le soldat a droit à une quantité quotidienne de 16 grammes de sel en temps de paix, de 20 grammes pour la ration de campagne qui est plus abondante ; dans la marine, les règlements allouent 24 grammes pour la ration de campagne et 22 pour la ration de journalier. En Angleterre, il est alloué 14 grammes à chaque soldat et 22 gr. en Prusse.

Pour les usages alimentaires, on en consomme en France, plus de 300 millions de kg par an. Chaque individu consommant en moyenne de 8 à 9kg, c’est une dépense annuelle de 80 à 90 centimes par habitant. Cette taxe rapporte ainsi à l’État plus de 32 millions.

[20Voir Laufer. Le chlorure de sodium et l’action des bromures dans l’épilepsie. Paris, 1901, p. 144.

[21Dastre. Le besoin physiologique du sel. Revue des Deux Mondes. Paris, 1901, t. I, p. 199.

[22Ceci est bien d’autres faits encore viennent infirmer la théorie de Bunge sur le besoin du sel qu’éprouveraient surtout les herbivores. Nous examinerons cette théorie en détail dans un prochain article.

[23Barbier, loc. cit., 1838, p. 301.

[24Marshall, Bull. Acad. méd., Paris, t, XIV, p. 1021 et 1077.

[25Essaulow, Jahresbericht über die Leistungen und Fortschritte in der gesammten Medizin, Bert., 1368, vol. I, p. 116.

[26W. Kaupp, Beitrage zur Physiol, des Harnes. Arch. f. physiol. Heilk, Stuttg, 1855, t. XIV, p. 387.

[27Voir à ce sujet Laufer ; Le chlorure de sodium. Paris, 1901, p. 53 et suivantes.

D’après Salkowski et Leube (Die Lehre von Harn, 1882, p. 173), nous éliminons une quantité moyenne, par 24 heures de 7g dans l’urine ; dans les matières fécales, d’après Porter (Art. Excréments, in Dictionnaire de Wurtz, p. 349), des traces négligeables, 2% dans les cendres ; et, dans la sueur, 2g par litre, soit pour 750g de sueur quotidienne, une élimination de 1,5g ; au total 8,5g de Cl (= 14,16g de NaCl) pour l’élimination quotidienne. La majeure partie est donc excrétée par les urines.

[28Vogel, cité par Salkowski et Leube, loc. cit.

[29Wundt. Erdmann’s Journ . f. prakt . chimie. 1853, t, LIX, p. 354.

[30C. P. Falck. Hundb. d. gesammten Arzneimittellehre, Marburg, 1850, vol. I, p. 131.

[31Weiske, cité par Tereg, in Ellenberqer Vergleich. Physiol, der Haussaügethiere, Berl., 1890, t. I, p. 384.

[32Il n’y a qu’une exception à faire pour l’enfant, son organisme en état de développement nécessitant des sels minéraux, conserve les 2/3 du chlorure qu’il absorbe et n’en élimine qu’un tiers.

[33Luciani. Das Hungern ; 1890, p. 172. Pour la bibliographie complète, voir Laufer, loc. cit., p. 78.

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