Le laboratoire municipal de la préfecture de Paris

A. Pabst, Revue Scientifique de la France et de l’étranger — 12 février 1881
Mardi 3 janvier 2017 — Dernier ajout jeudi 28 mars 2024

A. Pabst, Revue Scientifique de la France et de l’étranger — 12 février 1881

Cet article, s’il n’est pas véritablement à classer dans la rubrique « police scientifique », nous a paru intéressant car directement lié à la fois au côté légal, sanitaire et scientifique de la falsification des aliments. Nous avons donc décidé de le placer ici (NDW).

La falsification des substances alimentaires est arrivée de nos jours à un développement considérable qui lui donne le caractère d’une véritable industrie. Il est triste de rappeler au consommateur que la plupart des produits qu’il achète portent un nom trompeur ou sont nuisibles à la santé. Il est grand temps que cet état de choses finisse ; il faut que la répression soit prompte et sévère, et que l’amende soit proportionnelle au délit pour le marchand qui trompe sur la nature ou la qualité de la marchandise vendue et pour celui qui débite un produit dangereux.

Nos voisins d’outre-Manche ont, depuis assez longtemps, déjà, établi un contrôle actif ; ils ont fondé plus de quatre-vingts laboratoires disséminés dans différentes parties de l’Angleterre et, avant de nous occuper du laboratoire de la ville de Paris, il est utile que nous examinions rapidement leur fonctionnement.

Voici ce que porte le texte de la loi :

« Tout acheteur a le droit de faire analyser par le chimiste de sa localité, et pour une somme qui ne devra jamais dépasser 12 fr. 60, un article alimentaire ou un produit pharmaceutique quelconque. Il a également le droit d’exiger un certificat de l’analyse.

« Dans chaque localité, l’autorité municipale devra désigner un officier de santé ou un inspecteur des poids et mesures, ou enfin un agent de police qui se procurera un échantillon des produits alimentaires ou des drogues vendues contrairement à la loi. Il fera faire l’analyse dudit échantillon et le chimiste lui remettra un certificat d’analyse. »

Pour que ces analyses puissent avoir une valeur officielle permettant la poursuite devant les tribunaux, « les personnes qui achètent un produit alimentaire ou pharmaceutique avec l’intention de le faire analyser devront, aussitôt l’achat fait, prévenir le vendeur qu’elles ont l’intention de faire analyser l’article en question par le chimiste.

L’acheteur devra en outre demander au vendeur de partager l’article en trois échantillons, qui devront être cachetés. Un de ces échantillons sera laissé au vendeur, l’autre sera remis au chimiste ; le troisième sera conservé par l’acheteur pour servir au besoin de terme de comparaison.

Dans le cas où le vendeur n’accepte pas l’offre que l’acheteur est tenu de lui faire, de partager l’échantillon, le chimiste devra partager ledit échantillon en sa présence, en deux parties égales et remettre l’une d’elles à l’acheteur qui le conservera pour le cas où des poursuites seront entreprises. »

Aucun marchand ne peut se soustraire à ce contrôle ; celui qui refuse de vendre à l’agent un produit est passible d’une amende ne pouvant dépasser 10 livres sterling (250 francs).

Le chimiste, après avoir fait l’essai de l’échantillon, délivre un certificat comme suit :

À Monsieur,

Je soussigné, chimiste public du _________, certifie que j’ai reçu le _________, de M. _________, un échantillon de _________ à analyser, et que le résultat de l’analyse démontre que ce produit est naturel ou qu’il contient tant pour cent de substances étrangères comme suit :

Observations : _________ _________ _________

Signé :

Le _________ 18__ .

Vient ensuite la partie pénale de la loi. À ce point de vue, la fraude peut se présenter sous deux points de vue :

1° Le marchand peut chercher à vendre un produit nuisible.

« Personne ne mélangera, colorera, saupoudrera un article alimentaire quelconque avec des substances de nature à nuire à la santé. »

2° Ou le marchand essayera de tromper sur la nature de l’objet vendu en livrant un produit non conforme à celui demandé.

Dans le premier cas, le vendeur sera puni d’une amende de 50 livres sterling pour la première contravention ; le récidiviste sera condamné à six mois de prison en plus. Dans le cas de tromperie sur la nature de la marchandise, l’amende ne pourra dépasser 2 livres sterling.

On voit, en résumé, que la loi anglaise établit un moyen rapide et sûr de retrouver les falsificateurs et qu’elle les punit assez sévèrement.

La loi allemande est à peu près analogue à la loi anglaise.

Voici quels sont les moyens de vérification en vigueur :

Les employés de la police sont autorisés à pénétrer dans les locaux où se vendent les denrées alimentaires [1] et à prendre, à leur choix, les objets qui leur paraissent suspects. Sur demande, une partie de l’échantillon, officiellement fermée ou cachetée, est abandonnée au propriétaire. On paye au marchand la valeur de l’objet prélevé.

Il est défendu :

1° De produire, conserver et empaqueter, selon des procédés déterminés, certaines substances alimentaires et certains objets de consommation destinés à la vente ;

2° De mettre en vente, par profession, des objets d’alimentation et de consommation, d’une nature déterminée ou dans un état ne répondant pas à leur véritable nature ;

3° De mettre en vente, pour être abattus, des animaux affectés de maladies déterminées, ou la viande de ces animaux ;

4° D’employer des matières et couleurs déterminées pour produire des objets d’habillement, des jouets, etc. ;

5° De vendre des pétroles d’une nature déterminée ;

6° De vendre, par profession, des objets destinés à frauder les substances alimentaires.

« Celui qui contreviendra à l’un de ces articles sera puni d’une amende pouvant s’élever jusqu’à 150 marcs ou de la prison. »

Le marchand qui refuse aux agents d’inspection l’entrée de ses locaux ou la prise d’échantillons est puni d’une amende variant de 50 à 150 marcs, ou de l’emprisonnement.

Est puni d’un emprisonnement pouvant durer jusqu’à six mois, et d’une amende pouvant s’élever jusqu’à 1 500 marcs, ou de l’une de ces peines :

« 1° Celui qui, pour tromper dans le commerce, imite ou falsifie des objets d’alimentation ;

« 2° Celui qui vend sciemment des objets d’alimentation corrompus ou falsifiés ou les met en vente sous une dénomination propre à tromper. »

Le marchand qui vend à dessein des produits nuisibles est puni de la prison et peut être privé de ses droits civils honorifiques.

Dans certains cas, le contrevenant pourra en outre être soumis à la surveillance de la police.

On voit donc qu’en Allemagne la réglementation, quoique moins efficace qu’en Angleterre, parce qu’elle est moins démocratique, est sévère et emploie des moyens sûrs. On peut reprocher peut-être à ces moyens d’être un peu vexatoires.

En France, des laboratoires municipaux ont été fondés dans différentes villes de province parmi lesquelles il est juste de citer Lille et Nancy.

À Paris, le conseil municipal n’a pas tardé à en prendre l’initiative et nous nous proposons de décrire rapidement sa création et son développement.

En 1876, M. Dumas, conseiller municipal, s’occupant de la question de la dégustation des boissons, faisait remarquer au conseil que le public était vivement ému par les dangers que peut faire courir à la santé publique la coloration artificielle des vins. Il ajoutait : « On éviterait cet inconvénient en établissant à la préfecture de police un bureau d’essai où chaque acquéreur pourrait, moyennant une faible rétribution, trouver la certitude que son vin n’est pas coloré artificiellement.

Quelques mois après, le 22 février 1877, M. Delattre déposait une proposition invitant M. le préfet de police à présenter au conseil un mémoire sur l’utilité et la possibilité de créer un laboratoire municipal de chimie où les commerçants pourraient faire analyser les denrées alimentaires et les boissons moyennant un tarif dressé par l’administration et approuvé par le conseil municipal.

Le 25 mars 1878, M. Voisin, préfet de police, présenta son mémoire concluant à l’ouverture d’un laboratoire joint à la dégustation des boissons et dans lequel on pourrait examiner les substances alimentaires. Les particuliers auraient pu faire demander des analyses moyennant une somme de 10 francs.

M. Métivier, rapporteur, déposa son rapport le 16 juillet de la même année. La commission pensait que l’adjonction d’un laboratoire au service de la dégustation était évidemment une amélioration excellente, puisque les données de l’analyse venaient confirmer d’une manière sûre et précise les renseignements fournis par la simple dégustation, et que, de plus, celle dernière ne pouvait reconnaître l’addition d’une matière colorante étrangère. Mais la commission croyait que la nouvelle institution serait faussée si on la voulait trop étendre, puisque les moyens ordinaires de surveillance suffisaient dans la plupart des cas, les agents ayant formé leur jugement par une longue pratique.

Le rapporteur ajoutait : « Pour les denrées alimentaires comme pour les vins, l’intervention du chimiste expert aura l’avantage considérable de rendre la répression de la fraude plus rapide, en permettant à l’administration d’apporter aux tribunaux des expertises complètes ; tandis qu’à cette époque, la justice n’avait, pour former son jugement, que des approximations. »

Enfin le rapporteur concluait à ce que le laboratoire, confirmant les données de la dégustation et essayant les substances alimentaires, ne fût pas au service des particuliers. Il donnait pour cela les raisons suivantes :

1° L’analyse d’une denrée alimentaire ne peut être exprimée comme celle d’un alliage par une formule ; il est impossible d’appliquer sur la marchandise essayée un poinçon qui puisse la suivre dans la circulation ; par conséquent, rien ne pourra garantir l’identité des marchandises vendues avec l’échantillon analysé et estampillé.

2° Les certificats délivrés à prix de tarif par l’expert municipal n’auraient probablement pas d’autre destination que de figurer dans les prospectus de commerce pour servir de passeport à des marchandises d’une qualité douteuse ; et enfin les laboratoires privés sont ouverts aux marchands qui ont des doutes sur la pureté des produits achetés et le laboratoire municipal ferait une concurrence fâcheuse à l’industrie privée.

Les conclusions du rapport ayant été adoptées par le conseil dans sa séance du 1er août 1878, le laboratoire fut formé et entra en fonction en octobre 1878, ayant à sa tête M. Charles Girard.

Son utilité ne tarda pas à être reconnue en présence du contrôle efficace qu’il apporta au fonctionnement de la dégustation. Ce fut lui qui attira le premier l’attention sur l’emploi des piquettes de raisins secs et de glucose pour le coupage des vins. Il est nécessaire de faire remarquer que ces fraudes, qui ont pris une si grande extension pendant le courant de l’année dernière, auraient passé inaperçues à la simple dégustation, de même que les nombreuses matières colorantes qui ont été ajoutées au vin.

Le laboratoire municipal reconnut également les nombreuses falsifications des sirops, confitures, etc., et il s’occupa de l’examen des cidres et des bières qui furent l’objet de rapports détaillés soumis au conseil d’hygiène de la Seine.

Les services rendus par la nouvelle institution attirèrent de nouveau l’attention sur elle. On ne tarda pas à s’apercevoir qu’il lui manquait, parmi ses moyens d’action, le plus important, et l’élément vital, c’est-à-dire l’admission du public au laboratoire. Il était nécessaire d’ouvrir une nouvelle discussion sur ce sujet et MM. Darlot, Marsoulan, Masse et Sick demandèrent au conseil que tout négociant eût la faculté de faire vérifier la qualité des marchandises qui lui sont livrées. Cette demande était appuyée sur plusieurs pétitions qui avaient été adressées à la suite de la fondation du laboratoire, et elle fut présentée à la date du 25 mars 1880.

Le 20 novembre 1880, M. Andrieux, préfet de police, adressa son rapport sur ce sujet à l’occasion du budget de l’année 1881.

Dans le projet primitif, M. Métivier contestait l’utilité d’ouvrir un laboratoire public aux commerçants alors qu’il en existe dans Paris un grand nombre de particuliers. On peut répondre à cela que ces laboratoires n’ont pas la notoriété qui s’attacherait au laboratoire municipal. Nous ne pensons pas, d’ailleurs, que la concurrence que se feraient ces laboratoires puisse être fort nuisible aux analystes particuliers. Le rapporteur faisait une autre objection plus importante : « Rien ne peut garantir, disait-il, l’identité d’une marchandise vendue avec un échantillon analysé et estampillé », et les certificats délivrés pourraient ne servir que de passeport à un produit de qualité douteuse. M. le préfet a fait remarquer qu’on pourrait, pour empêcher cet usage, ne garantir, comme cela se fait toujours, que l’analyse de l’échantillon qui a passé entre les mains du chimiste. Il proposa le moyen de fonctionnement suivant :

Le plaignant indique son nom, fait connaître la provenance de la denrée à analyser et dépose un échantillon destiné à l’analyse. L’échantillon est numéroté, et ce numéro d’ordre répété sur les différents scellés et procès-verbaux indiquera seul l’échantillon.

L’analyse une fois opérée, le chimiste remet au particulier un bulletin analogue au suivant :

LABORATOIRE MUNICIPAL.

ANALYSE QUALITATIVE DE L’ÉCHANTILLON N° _________

Le chef du laboratoire municipal certifie que l’échantillon n° _________

déposé par M. _________, à la date du _________

a donné à l’analyse le résultat suivant : _________

Le chef du laboratoire, Signé : _________

Ce renseignement ne porterait donc aucune indication pouvant servir de base à la diffamation. Il serait entièrement gratuit.

Dans le cas où une personne ne trouverait point cette indication suffisante, elle pourrait procéder à l’analyse quantitative ; mais alors, la question devenant plus délicate, elle devrait fournir un certificat du commissaire de son quartier, constatant son identité et payer une somme de 10 francs comme droit fixe d’analyse.

Tel est l’ensemble de la proposition faite par M. Andrieux dans son rapport au conseil municipal.

La discussion de la question arriva au conseil le 27 décembre 1880.

Le rapporteur, M. Mathé, dut traiter les trois questions suivantes :

1° Y a-t-il utilité à ce que le laboratoire soit ouvert an public ?

2° Sous quelle forme le bulletin d’analyse devra-t-il être délivré ?

3° Quelle est la rémunération qui sera exigée pour chaque expertise ?

Les deux premiers points furent résolus de la même manière que celle proposée par M. le préfet.

Il fut décidé que le bulletin d’analyse ne porterait qu’un numéro d’ordre et que le renseignement se bornerait à indiquer la nature du produit par les mots : bon, mauvais, falsifié. Ce renseignement est gratuit.

Quant à la rétribution à exiger pour les analyses quantitatives, le rapporteur pense qu’il vaudrait mieux la fixer suivant un tarif que de la rendre uniforme. La commission s’est entendue avec M. Girard, chef du laboratoire, et les prix suivants ont été fixés.

TARIF.

TAXE DE 20 FRANCS.

Vins, bière, cidre, liqueurs (dosage de l’alcool, de l’extrait, des cendres, examen polarimétrique, recherche des matières colorantes).

Lait et crème.

Pain et farines (mélange de farines). Huiles comestibles.

Sirops et confitures.

Produits de la confiserie et pâtisserie. Fruits secs et confits.

Chocolat, cacao.

Extraits de viande, conserves de poissons, épices diverses, thé, truffes.

TAXE DE 10 FRANCS.

Dosage des métaux toxiques dans les matières alimentaires, les jouets, les tapisseries, etc.

Eau (essai hydrotimétrique, extrait). Graisses, beurre et fromages.

Sucre, glucose, mélasses, miel.

Alcool (dosage des alcools étrangers). Café (cendres, chicorée, enrobage). Chicorée.

Vinaigre (dosage des acides étrangers).

Œufs (recherche de la matière servant à leur conservation).

TAXE DE 5 FRANCS.

Dosage du plomb dans l’étain des étamages. Sel de cuisine (eau et sels étrangers).

Le conseil ayant adopté les conclusions du rapport de M. Mathé, on a du s’occuper de l’aménagement du nouveau laboratoire. On ajoute un vaste local à la partie qui avait été déjà disposée antérieurement, et le fonctionnement pourra commencer le 1er mars.

Le public pourra donc, dès ce moment, être à même de faire sa police sanitaire comme cela se passe en Angleterre, et, sûrement, il saura mieux se garantir de la fraude que ne pourrait le faire l’administration la mieux organisée.

A. Pabst

[1Peuvent être également prélevés les jouets, tapisseries, couleurs, la vaisselle, la gobeleterie, la batterie de cuisine et le pétrole.

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