Chaptal

La Revue Scientifique — 8 avril 1893
Mardi 27 décembre 2016

Les petits Français apprennent tous les jours, sur les bancs de l’école, que le régime politique actuel date de la Révolution de 1789. On ne leur a jamais dit, et leurs parents ne savent pas, je crois, que la richesse contemporaine de notre pays, qui étonne l’Europe et qui nous étonne nous-mêmes, est sortie, du même coup, des entrailles de la France révolutionnaire. Aujourd’hui que le fleuve de l’argent roule, sous leur regard innocent, des eaux si bourbeuses, elles auraient appris, ces jeunes générations, si on les avait mieux instruites, combien sa source fut limpide : Vénus, sortant de l’onde, n’était pas entourée d’une plus pure écume.

Il faut dire, à l’excuse des programmes classiques, que la source de ce fleuve, dont les métamorphoses nous surprennent tous les jours, est entourée de mystères presque aussi, impénétrables que ceux de la mythologie grecque. Je ne saurais ici, dans une rapide esquisse, dissiper tous les brouillards qui obscurcissent encore l’histoire économique de la Révolution et du premier Empire. Pour s’épargner cette fatigue, le lecteur préférera, sans doute, parcourir cette vaste scène et cet immense panorama, à la suite d’un des initiateurs dont cette époque a été si prodigue, et dont la vie collective est la vie même de. la France. C’est dans l’histoire de Chaptal qu’il verra se dérouler, comme en une suite de tableaux, tous les progrès de la richesse française pendant quarante ans, autant, du moins, que la révolution économique d’un pays, avec ses causes multiples et profondes, peut s’incarner dans l’œuvre d’un individu.

I.

Cette révolution a éclaté en 1789, trois mois avant. la réunion des États généraux. À cette date, après quinze ans de labeurs, Lavoisier publie son Traité élémentaire de chimie, L’ancien régime qui succombait, c’était la théorie de Stahl. Le philosophe qui régnait en despote sur la chimie d’alors expliquait le phénomène de la combustion par le phlogistique, âme indéfinissable, qui diminuait le poids des corps, quand elle voulait bien les habiter, et qui les laissait plus pesants, quand elle abandonnait leur cadavre. Lavoisier envoie cette âme des ténèbres rejoindre le fantôme de la pierre philosophale et, complétant Mariotte, il énonce les principes suivants :

Dans la nature, rien ne se perd, rien ne se crée ; la matière reste toujours la même ; quand elle se transforme, son poids ne s’altère jamais.

Ces vingt-sept mots résument toute la science moderne. Il n’est pas sûr que les contemporains en aient saisi tout le sens, que notre siècle a dégagé. Ils étaient trop absorbés par l’autre révolution, qui occupait le devant de la scène.

Mais la parole de Lavoisier n’a pas été perdue pour tout le monde. Les chimistes du temps l’ont recueillie et, moins divisés que les hommes de la Révolution, aucun d’eux n’a hésité à renier son ancien maitre.

Chaptal seul a eu des scrupules de conscience. L’idée d’abandonner un chef d’école vénéré lui déchirait le cœur, mais la raison lui commandait plus impérieusement qu’un maître. Se dégageant des liens dans lesquels on l’avait enlacé, comme il le dit lui-même, il se fit le plus ardent disciple de la science nouvelle, dont il voulut être le premier vulgarisateur. Ses Éléments de chimie parurent le 23 décembre 1789, dix mois après le traité de Lavoisier. Ce livre, immédiatement traduit dans toutes les langues, fut, parmi les peuples civilisés, tout aussi demandé chez les libraires que le Contrat social ou que l’Esprit des lois.

L’écrivain, devenu subitement aussi populaire que Montesquieu ou que Rousseau, était depuis longtemps connu dans le Midi. Né à Mende, en 1756, d’une vieille famille de cultivateurs-propriétaires, le dernier de neuf enfants, élevé par les soins d’un oncle, médecin à Montpellier, dans les collèges de Mende et de Rodes, inscrit, a dix-huit ans, à l’École de médecine de Montpellier, le jeune étudiant avait soutenu, à l’âge de vingt ans, une thèse de bachelier, en latin, dont le sujet est bien fait pour nous étonner aujourd’hui. Elle est intitulée : Coup d œil physiologique sur les sources des différences parmi les hommes considérés au point de vue de la culture des sciences. En réalité, c’est l’étude de l’homme tel que la nature l’a fait, tel que l’éducation, le climat et le régime politique l’ont ensuite transformé. Celte thèse exigeait des con naissances en chimie, en histoire naturelle, en philosophie, en économie politique, en histoire, en géographie, toutes sciences que le XIXe siècle a renouvelées. Aussi nos savants d’aujourd’hui n’y trouveraient-ils sans doute pas grand chose de nouveau. Mais ce qui est étonnant, c’est de rencontrer, en 1776, un jeune homme qui se préoccupe d’appliquer aux problèmes philosophiques la méthode expérimentale.

Cette thèse révèle déjà ce qui sera l’originalité de Chaptal, c’est-à-dire une tendance irrésistible à n’admettre la valeur d’une vérité scientifique que si son utilité pratique lui est bien clairement démontrée.

C’est ainsi qu’il juge les régimes politiques ; pour lui, un gouvernement n’est bon que si les talents ou les institutions utiles peuvent se développer sous sa protection. La république ou l’empire des Romains ont produit tour a tour le despotisme ou la liberté, ont tour à tour encouragé ou persécuté leurs grands hommes. D’une manière absolue, aucun régime n’est bon, comme aucun n’est mauvais.

Il faut l’avouer, le régime politique du Midi, avant la Révolution, était bien fait pour développer chez un jeune homme sensible, comme on disait alors, le goût de la liberté et l’amour de l’indépendance politique. La province du Languedoc jouissait d’une autonomie, nous dirions aujourd’hui d’une décentralisation, que les autres provinces ne connaissaient pas. Les États s’assemblaient régulièrement à Montpellier et, le vote ayant lieu par tête, le tiers-état y possédait une influence prépondérante. Les passions politiques y étaient moins vives que dans les autres parties de la France, et toutes les querelles s’apaisaient, dès que les intérêts matériels de la province étaient en cause. L’archevêque de Narbonne, Arthur de Dillon, exerçait une autorité uniquement conquise par sa générosité de grand seigneur.

C’est sous la protection de l’Église que s’ouvrit en 1780 le premier cours de chimie de l’Université de Montpellier, dans une chaire fondée pour Chaptal. L’auditoire comprenait, outre les membres des États, deux archevêques et douze évêques : on eut dit un concile. Ce cours était un essai suggéré par Dillon. Il s’agissait d’obtenir, en faveur de la nouvelle chaire, une rente de l’Assemblée provinciale, à une époque où la chimie n’était pas aussi honorée qu’elle l’est aujourd’hui. La leçon d’ouverture eut un tel succès, que la subvention fut votée par acclamation. Arthur de Dillon avait obtenu qu’on puisât dans la caisse des prêts diocésains, parce qu’ainsi « l’on n’augmentait pas les charges de la province, et qu’on ne détournait pas les fonds de leur destination, en les employant a la création d’établissements aussi utiles ».

Chaptal ne fut pas seulement le professeur de chimie de La province du Languedoc. Il en devint le conseiller pour tout ce qui touchait à l’agriculture, au commerce et à l’industrie. Il en fut l’économiste attitré. Sa véritable vocation se dessinait.

En 1782, il fonde à Montpellier l’usine de la Paille.

La date est à retenir. Cette usine est la première fabrique française de produits chimiques que l’on tirait jusqu’alors d’Angleterre ou de Hollande. Elle représente pour nous, aujourd’hui, la première démonstration pratique d’une idée dont le mérite revient tout entier à Chaptal : l’application de la chimie à l’industrie et plus tard à l’agriculture. On y fabriqua tout d’abord des acides sulfurique, nitrique, muriatique, oxalique, etc., l’alun, les couperoses, le sel ammoniac, le sel de Saturne, le blanc de plomb, etc.

Dès qu’il eut constaté, en s’enrichissant lui-même, combien ses idées étaient susceptibles de conséquences fécondes pour le travail national et la formation de la richesse, il s’en fit avec enthousiasme le vulgarisateur. Dans plus de quatre-vingts mémoires, destinés à l’Académie des sciences de Montpellier, plus tard à celle de Paris, dans son Essai sur le développement des arts chimiques en France (1800) qui est un véritable programme de réforme industrielle, dans sa Chimie appliquée aux arts (1807) où la matière est traitée avec tous ses développements, dans sa Chimie appliquée à l’agriculture, dans ses Essais sur l’art de faire le vin, sur le sucre de betterave, etc., etc., il se montre l’apôtre infatigable de la science nouvelle. Il éprouve la même satisfaction à faire connaître les découvertes des autres et les siennes propres. Il les propage avec un zèle infatigable, et il ne se repose que le jour où le fabricant et l’agriculteur ont bien voulu l’écouter et mettre à profit l’enseignement qu’il est venu leur offrir.

A cette époque, des préjugés, que nous ne comprendrions plus aujourd’hui, faisaient que les gens pratiques avaient pour les hommes de science une méfiance instinctive. Les ingénieurs leur avaient bien fait adopter quelques machines, la plupart anglaises, mais les chimistes ne jouissaient d’aucun crédit auprès d’eux.

Lorsque Chaptal, dans un style clair et facile, commença à rendre la chimie populaire, lorsqu’il s’en vint, avec sa bonhomie naturelle, mettre la science à -la portée de tout le monde, et que, dans des livres animés d’un enthousiasme tout méridional, chacun eut découvert le secret de mille perfectionnements ingénieux et d’inventions fructueuses, alors l’agriculteur, l’industriel, le vigneron entrèrent avec ardeur dans une voie qui répondait si bien à leur intérêt. Pendant une vie de soixante-seize ans, Chaptal les a assistés de ses conseils ; il les a encouragés, éclairés, applaudissant à leurs succès, relevant leur courage, lorsque les événements venaient le mettre à l’épreuve.

II.

En 1793, au nom du Comité de salut public, Chaptal, investi de pouvoirs illimités et précédé de la terreur qu’inspiraient les ordres qu’il avait reçus, parcourait les départements du Midi, de Bayonne jusqu’à Aix en Provence, organisait partout des ateliers nationaux, où la population affluait pour y fabriquer du salpêtre ou pour y apporter les produits ou le combustible nécessaires.

La guerre que l’Europe coalisée faisait à la Convention avait produit cette métamorphose d’un savant devenu délégué révolutionnaire. La chose ne s’était pas faite d’un seul coup. La Révolution, que Chaptal avait acceptée avec l’ardeur d’un esprit libéral et enthousiaste, le plaçait, en 1792, à la tête du fédéralisme méridional, qui s’insurgeait contre le despotisme des Jacobins. Vaincu et suspect, il ne dut son salut qu’au besoin qu’on éprouva tout à coup de ses services. Nommé inspecteur des poudres et salpêtres dans le Midi, ses fonctions lui servirent de sauvegarde, mais la façon dont il les exerça parut si remarquable au Comité de Salut public, qu’on voulut I’avoir à Paris. Chaptal n’avait pas recherché cet honneur. Il n’avait aucune sympathie pour les Jacobins, et le sort de Lavoisier était bien fait pour l’impressionner. Il refusa. Mais le Comité de salut public lui fit comprendre, dans des termes qui ne lui laissèrent aucun doute, qu’on avait disposé de lui et qu’il n’était plus libre de se dérober à la faveur révolutionnaire.

Il part donc pour Paris. Le moment est critique, la détresse du Comité de salut public est grande. Toutes les dispositions prises pour l’exécution du plan de campagne tracé par Carnot sont entravées par une difficulté à laquelle on n’a pas pourvu. La marche des quatorze armées de la Convention va être arrêtée ; celle des Pyrénées orientales est déjà suspendue. La poudre manque. Ni Berthollet, ni Fourcroy, ni aucun des chimistes qui entourent la Convention n’ont réussi à inventer des procédés assez expéditifs pour fournir en peu de jours à tous les besoins de l’année. Chaptal est le seul homme réputé capable de résoudre ce problème. On le met à la tête de la poudrière de Grenelle. On lui adjoint trois commissaires : un ancien perruquier, un marchand de maroquin et un clerc de procureur. Malgré ces collaborateurs, il réussit à fabriquer des quantités de poudre qui, étant donnés ses moyens d’action, étonnent encore aujourd’hui, et à subvenir à toutes les demandes. Au bout de huit mois, la poudrière saute, par suite d’imprudences commises malgré ses protestations. Mais les armées sont sauvées et l’ennemi partout repoussé.

Cependant l’explosion de Grenelle aurait pu lui coûter la vie. Il aurait pu disparaitre avec ses ouvriers, comme le commandant du Vengeur avec ses marins ; mais surtout il aurait difficilement échappé à la mort ignominieuse de la place de la Révolution, si le 9 thermidor n’était survenu dans l’intervalle.

Chaptal conserva pendant trois mois encore ses fonctions, et fit en même temps un cours de chimie à l’École polytechnique, fondée par la Convention. Ces travaux et la gloire qu’il y avait conquise ne lui avaient pas rendu plus sympathique le séjour de Paris. Il donna sa démission dès que le moment lui en parut favorable, et retourna auprès des siens. Les assignats et le maximum l’avaient ruiné.

Lorsque le temps eut diminué l’horreur que l’ancien fédéraliste éprouva toujours pour les hommes de sang [1] de la Convention, il lui resta une impression particulièrement forte de la grandeur de l’œuvre nationale à laquelle il avait collaboré. Dans son livre, sur l’Industrie française (1823), il admire les prodiges opérés chez un peuple dont le travail n’a cessé d’être troublé par les agitations politiques les plus graves de son histoire et par des guerres qui auraient dû l’épuiser. « C’est au milieu de ces tempêtes politiques, écrit-il, que les principales découvertes ont pris naissance ; on se demandera un jour comment un peuple en. guerre avec toute l’Europe, séquestré des autres nations, déchiré au dedans par les dissensions civiles, a pu élever son industrie au degré où elle est parvenue… Bloquée de toutes parts, la France s’est vue réduite à ses propres ressources… Ses besoins augmentaient par la nécessité de repousser l’ennemi qui était à ses portes… Le gouvernement fit un appel aux savants et, en un instant, le sol se couvrit d’ateliers des méthodes plus parfaites et plus expéditives remplacèrent partout les anciennes ; le salpêtre, la poudre, les fusils, les canons, les cuirs, etc., furent préparés et fabriqués par des procédés nouveaux, et la France a fait voir à l’Europe étonnée ce que peut une grande nation éclairée, lorsqu’on attaque son indépendance. »

C’est cette pensée consolante que la France a pu, grâce au patriotisme de tout le monde et à l’ingéniosité de ses savants, puiser dans sa détresse même les éléments de sa richesse future, qui revient constamment dans les écrits de Chaptal : c’est la pensée qui ravit ce chimiste doublé d’un économiste. La nécessité de défendre son indépendance lui paraît l’agent chimique le plus capable de produire une réaction salutaire dans l’organisme d’un peuple. Ses idées de savant et d’homme politique ne se meuvent qu’animées d’une espérance patriotique qui leur apporte leur forme, leur force et leur harmonie.

On comprend qu’un homme aussi utile, et dont la vocation semblait être de se mettre au service de tout le monde, ait été recherché par les autres nations. À différentes époques de la Révolution, la reine de Naples, le roi d’Espagne, le prince de Parme, Washington, sans doute conseillé par Franklin, l’Europe et l’Amérique, lui offrirent l’hospitalité la plus séduisante. On comprendra de même qu’il ne put l’accepter. Son amour du sol natal et l’instinct du rôle qu’il allait remplir ne lui permirent jamais d’hésiter.

III

Après le 18 brumaire, Chaptal figure au premier rang des hommes politiques et des spécialistes qui entourent le premier Consul ; ils font son éducation administrative, donnant des conseils à celui qui leur donnait des ordres, restant ses instruments. Bonaparte l’appelle au Conseil d’État, puis au ministère de l’Intérieur (6 nov. 1800) sans l’avoir jamais vu, sans le connaître autrement que par celte réputation, qui fait de Chaptal un homme indispensable partout où il s’agit de l’éducation professionnelle du pays et de la protection des intérêts matériels.

La collaboration de Chaptal avec les Jacobins lui avait appris tout ce qu’un homme éclairé, disposant de la force révolutionnaire pour écarter les obstacles, pouvait réaliser de réformes bienfaisantes. A cette époque, les idées conçues dans le laboratoire du savant et adoptées par le Comité de salut public avaient force de loi. Autour de Bonaparte, Chaptal trouva de nouveaux visages, mais il y reconnut le même système de gouvernement, recourant aux mêmes procédés. Il s’en servit pour le bien, comme en 1793.

En l’an VIII, toute l’Administration française était à réorganiser ; le Commerce, l’Industrie, l’Agriculture, l’Instruction publique, les Beaux-Arts, les Travaux publics, les Cultes, les droits réunis, le contentieux des douanes, la maison du souverain étaient rattachés à ce département. Toute la besogne était faite par quatre-vingt-quatre employés, et elle était bien faite.

Comment Chaptal est-il parvenu à exécuter toutes les volontés du maître, qui ne souffraient ni discussion ni retard, et qui ne connaissaient pas d’obstacles, avec des ressources qui nous paraîtraient ridicules aujourd’hui ?

Chaptal n’a pas livré son secret, mais ses habitudes et son caractère permettent de le deviner. Comme certains artistes français dont l’art est tout personnel et qui savent créer des merveilles avec des moyens que leurs collègues étrangers dédaignaient, Chaptal a servi à Napoléon les plats qu’il lui demandait, et sa cuisine a plu à un maître difficile à contenter. C’est la chimie qui l’a sauvé, encore une fois, et la chimie est une sorte de cuisine où l’habileté consiste dans le tour de main.

Avec ses employés et ses préfets, il a utilisé les méthodes de son laboratoire et son expérience de professeur. Il a mis sa science à leur portée, et il les a traités en êtres organisés et responsables, au lieu de les considérer comme des instruments.

Il a dressé avec eux la première statistique générale de la France. Depuis la Révolution, cet inventaire était à faire. Tout était obscurité et chaos. Dès le lendemain du coup d’État, Bonaparte avait voulu connaître, d’une façon précise, le pays dont il s’était emparé. Son frère Lucien, alors ministre, avait envoyé aux préfets (1 e, prairial an IX) une circulaire administrative, où les mots de patrie et de république stimulaient leur zèle et fortifiaient leur dévouement. Les préfets, à qui l’on donnait un mois pour faire tout le travail, ne firent rien.

Bonaparte, ayant envoyé son frère en Espagne, invita Chaptal à lui fournir cette statistique, sans laquelle on ne pouvait rien fonder que sur le hasard et l’incertitude. Chaptal transforma la circulaire de Lucien, en appliquant à l’idée du premier Consul sa façon particulière.

En s’adressant aux préfets, le 15 germinal an IX, il fait appel à leurs sentiments, tout comme Lucien, mais d’une autre manière. Il sait qu’il peut compter sur leur zèle et leur dévouement, mais il sait aussi qu’ils ont besoin d’instructions précises et d’un délai suffisant pour les exécuter. La pureté et la sincérité des résultats statistiques dépendent de ces deux conditions. Ce chimiste administrateur évite donc de les influencer par une opinion personnelle : « Je ne veux pas former d’avance une théorie, » leur dit-il… et, plus loin : « Je vous annonce que je mets une telle importance à n’avoir que des faits vrais et bien constatés, que je saurai bien moins mauvais gré à celui qui ne répondrait pas qu’à celui qui me répondrait par des généralités ou par des faits dont il ne serait pas bien certain. Le silence vaut mille fois mieux que l’erreur. »

Il règne dans cette circulaire administrative un souffle qui en diminue l’aridité. C’est le même qui animait Chaptal lorsqu’il parlait de la France envahie, faisant appel aux savants. Son langage a une chaleur qui se rencontre rarement dans les documents de ce genre : « Ce n’est pas par devoir, écrit-il, c’est par sentiment, c’est par un noble orgueil national que vous vous livrerez aux recherches que j’attends de vous. Je n’hésite pas à vous dire qu’en vous consultant, c’est pour ainsi dire moins au magistrat que je m’adresse qu’à l’homme qui, par sa situation, ses lumières et son attachement au bien de l’État, est plus à portée de me donner des notions positives. J’ai fait espérer au gouvernement que nous parviendrons enfin à connaître la France. Vous m’aiderez à m’acquitter de ma parole. »

La chaptalisation, qui a renouvelé l’art de faire le vin, en supprimant, pour une bonne part, les inconvénients des mauvaises récoltes et des mauvais vins, est une des plus belles découvertes de Chaptal, et il la livrait au public vers la même époque.

Il semble que cette circulaire paternelle, qui fait appel aux meilleurs sentiments de la nature humaine, ait chaptalisé l’administration française, car le ministre de l’intérieur lui fit produire une récolte plus abondante et plus savoureuse que celle qu’avait recueillie le frère même du premier Consul. En quatre ans, il organisa la statistique de sept départements, et il avança considérablement. celle des autres. Après lui, ce travail fut faiblement continué et on l’a abandonné entièrement cinq ou six ans après.

En contant l’histoire de cette circulaire, je ne me suis pas écarté de mon sujet, qui est celui de l’élan donné au commerce, à l’industrie et à l’agriculture pendant le ministère de Chaptal. Elle a servi à montrer la part qui lui revient dans l’œuvre grandiose de Napoléon. Il a apporté dans la machine administrative un élément qui n’y figurait plus et que ses successeurs ont souvent dédaigné : c’est le cœur, et, en donnant du cœur aux préfets et aux employés de ses bureaux, il leur a fait faire des prodiges.

C’est ainsi qu’il a agi pour organiser la première Exposition nationale des produits de l’industrie et de l’agriculture. Cette fois encore, l’idée originaire ne lui appartenait pas. Elle date de l’an VI. Mais en l’an VI, on n’avait réussi qu’à réunir les produits de Paris et des environs. Le 1er floréal an IX, Chaptal harangue ses préfets et leur dit dans son langage imaginé : « Ne sommes-nous plus ces Français spirituels et laborieux qui, s’emparant de toutes les inventions, de toutes les découvertes, enlèvent jusque dans les mains de leurs rivaux les productions des arts étrangers, et les naturalisent dans leur patrie avec le mérite de la perfection et le charme de la nouveauté ? »

Ayant ainsi défini le génie spécial de l’artisan français, il envisage, d’un coup d’œil prophétique, les destinées de cette démocratie laborieuse et spirituelle, « débarrassée des entraves de l’ancien régime », et qui aspire, sans le connaître encore, au régime politique qui lui permettra le mieux de « dissiper une inquiétude vague » et de « s’élever rapidement au plus haut degré de prospérité. »

Les préfets n’étaient pas seuls à profiter de cette administration paternelle, qui n’est pas celle de l’ancien régime, qui prévoit et prépare le règne de la démocratie et qu’on découvre dans les cartons des Archives nationales, tandis que jusqu’ici on n’y avait rencontré que Napoléon. Chaptal n’avait pas d’autre politique avec les agriculteurs et les commerçants, avec les industriels et les ouvriers : il mettait à leur service ses vastes connaissances et les traitait en amis, afin d’obtenir leur confiance.

La Révolution avait supprimé les corporations, les jurandes et les maîtrises. Elle avait aboli les règlements de fabrication qui dataient de Colbert. Elle avait anéanti l’ancien régime économique de la France, mais elle n’avait rien édifié à la place, méconnaissant ce mot profond, dont la vérité éclate aujourd’hui, qu’on ne détruit sûrement que ce que l’on remplace avantageusement. L’ouvrier, dont on avait consacré tous les droits, et à qui personne n’avait enseigné ses devoirs, cherchait.de toutes façons à éluder les contrats de travail, et les Archives nationales ne sont remplis que d’arrêtés gouvernementaux qui limitent la portée des réformes législatives [2]. Les ministres de la période révolutionnaire comprenaient, par la pratique des affaires, l’impossibilité d’appliquer immédiatement aux ouvriers, jusqu’en leurs plus extrêmes conséquences, les lois qui avaient proclamé leur émancipation radicale. En les déclarant majeurs, au moment où l’on se contentait de faire tomber leurs chaînes, les assemblées de la Révolution avaient encouragé leurs ambitions, sans leur donner les moyens de les satisfaire.

Ce danger social n’avait pas échappé à la clairvoyance de Napoléon, qui l’a toujours appréhendé beaucoup plus sérieusement qu’une guerre avec l’étranger ou qu’un soulèvement royaliste. Son anxiété redoublait dans les moments de crise commerciale. Alors il consultait Chaptal.

La politique ouvrière du ministre de l’intérieur était une politique de sentiment. Il avait affaire à des mineurs. Il s’était constitué leur tuteur.

Il avait déjà fait leur connaissance dans ses fabriques de produits chimiques et de poterie. Il avait conservé de ses rapports avec eux, un souvenir agréable dont le parfum se retrouve à travers ses ouvrages. Il ne désigne jamais les ouvriers instruits que sous le nom d’artistes. Il avait pu apprécier, lorsqu’il les dressait à des manipulations délicates, leur goût et leur habileté, et il manifestait ainsi le respect particulier qu’il avait de leur dignité.

Il connaissait moins les tisseurs, qui formaient alors avec les chimistes les travailleurs de la grande industrie naissante. Chaptal appela Jacquart au ministère de l’Intérieur et se fit initier, par lui, à tous les secrets du métier.

Il lui répugnait de donner à Napoléon des conseils sur des choses qu’il ne connaissait pas à fond. Il tissa un jour, dans un voyage à Lyon, devant l’empereur étonné. Mais les ouvriers furent encore plus surpris d’apercevoir ce ministre en manche de chemise ; ils se sentirent flattés et conçurent une plus haute idée de leur art. La même scène se répéta souvent et toujours avec le même succès. À Paris, Chaptal ne se lassait pas de visiter les ateliers, et il publiait chaque fois, dans le Moniteur, le bulletin des victoires industrielles qu’il avait constatées.

Il s’efforçait de faire régner l’harmonie entre patrons et employés. Pour y réussir, il recommandait deux moyens : la science, qui donne du prestige aux uns, et l’éducation professionnelle, qui inspire aux autres l’ambition de leur métier. Il avait constaté le respect dont les élèves de l’École polytechnique, fondée par la Convention, étaient entourés dans les ateliers. Il ne voulut pas que les enfants des classes bourgeoises eussent le privilège de l’instruction scientifique. Il créa pour les autres des écoles d’arts et métiers et propagea partout l’enseignement technique, dont il avait déjà préparé l’organisation, étant conseiller d’État. Désormais, le débutant dans la carrière industrielle se sentit encouragé à cultiver toutes les vertus de son métier : il avait, comme le soldat d’alors, le bâton de maréchal dans son sac.

Chaptal admirait beaucoup Colbert et le proposait souvent comme modèle. Mais il ne regrettait nullement la Révolution qui avait détruit son œuvre. Il ne songea jamais à rétablir aucune des institutions de l’ancien régime. S’il croyait qu’à cette époque de transition, l’industrie avait besoin d’être encouragée, il ne pensait pas que ce pût être par un retour au régime économique antérieur à 1789. Il en considérait la destruction comme une conquête de l’industrie. Mais l’industrie naissante lui inspirait les mêmes sentiments que l’ouvrier sans expérience émancipé par la Révolution. En livrant l’industrie à lui-même, la société avait contracté des devoirs envers lui. Il fallait qu’elle surveillât son éducation.

Notre filature était arriérée. Il voulut lui faire honte.

Les Anglais possédaient les meilleures mécaniques à filer la laine, à tondre et à lainer les draps. Il fit venir d’Écosse un des plus habiles constructeurs, Douglass, l’installa près de Paris aux frais du gouvernement et nomma une commission composée des meilleurs fabricants français, MM. Ducretot et Ternaux, pour suivre les opérations et juger des résultats. Le succès de Douglass fut tel, qu’en moins d’un an il y eut plus de cinquante équipages complets de ses machines introduits dans nos fabriques. Nos ingénieurs n’eurent plus d’autre alternative que de les imiter. Ils arrivèrent même à les améliorer, et nos grands progrès en mécanique datent de là.

Chaptal importa aussi d’Angleterre la machine à diviser la plus parfaite. Nous étions très inférieurs aux Anglais pour la construction des instruments de précision. Il introduisit également l’usage de la navette volante, dont les étrangers se servaient depuis quelque temps.

Le Conservatoire des arts et métiers et la Société d’encouragement, qu’il avait crée, furent les deux grandes institutions sur lesquelles il compta le plus pour propager les lumières dont l’industrie avait besoin de son temps et qu’elle ne pouvait encore acquérir autrement.

La réorganisation des chambres de commerce est son œuvre, ainsi que la création des chambres consultatives de manufactures, avec lesquelles il correspondait régulièrement.

C’est lui qui a organisé des entrepôts dans les ports, accéléré la construction de nos canaux et de nos routes, organisé un service de commis-voyageurs officiels qui parcouraient les pays étrangers en faisant connaître nos produits. Il a établi des primes d’exportation, il a pris des mesures pour encourager la pêche lointaine.

Je n’ai rien dit de l’agriculture, à laquelle il a rendu de grands services. D’ailleurs, il est impossible d’exposer, dans une étude rapide, tout ce qu’il a fait pour la prospérité matérielle de la France, entre 1800 et 1804. Il a accompli un bon nombre de réformes auxquelles son nom n’est pas attaché. Sa gloire a toujours été peu bruyante. Si ses contemporains éclairés lui ont rendu justice, les Archives nationales sont aujourd’hui presque les seuls témoins de son activité.

Ses rapports avec Napoléon seraient intéressants à connaître. Celui-ci avait sur le commerce et l’industrie, sur les ouvriers, sur la concurrence commerciale de l’Angleterre, des idées très particulières. Chaptal a été son ministre pendant quatre ans, membre de son Conseil du commerce en 1810, son ministre des manufactures et du commerce en 1815. Chaptal n’était pas un idéologue, et l’empereur appréciait son esprit pratique. C’est pendant le blocus continental qu’il l’a surtout consulté.

Il existe un dossier, aux Archives nationales, qui soulève une question historique bien curieuse. Ce dossier contient deux pièces. La première est qualifiée par Bonaparte, dans une note en marge, de première ouverture officielle. La seconde est un mémoire de Chaptal, du mois d’août 1802. Ce mémoire se prononce avec force en faveur d’un traité de commerce avec l’Angleterre.

Le moment était solennel. C’est un des plus décisifs de notre histoire. La nouvelle guerre de Cent ans que l’Angleterre avait instituée contre nous sur le continent pendant tout le cours du XVIIIe siècle, et dont notre marine, notre commerce et nos colonies avaient payé les frais, était interrompue par la lassitude générale.

En 1802, l’Angleterre, après la défection de l’Autriche, avait dû reconnaître la puissance du nouveau maitre de la France. Le traité d’Amiens ne contient aucune stipulation commerciale. Son ouverture officielle, en août 1802, doit-elle être considérée comme une preuve de la sincérité de ses sentiments pacifiques ? Si la guerre a éclaté, à qui incombe la responsabilité de cette lutte gigantesque qui a ensanglanté le continent ? Est-ce la mauvaise foi de Napoléon, est-ce la perfidie de l’Angleterre qui, à propos de Malte, a déchaîné la tempête et ouvert cette période de changements territoriaux dont nous ne sommes pas encore sortis ?

Les souvenirs de Chaptal sur Napoléon, qui vont être publiés [3], nous serviront peut-être à résoudre ce problème historique.

C. R.

[1C’est l’expression qu’il emploie dans ses ouvrages.

[2Voir l’Essai historique sur la législation industrielle de la France de M. Marc Sauzet, dans la Revue d’économie politique.

[3À la librairie Plon.

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