Le chemin de fer transsibérien

Georges Petit, La Revue Scientifique — 13 mai 1893
Dimanche 25 décembre 2016

La Russie, en décidant la construction de l’immense ligne de chemin de fer qui doit traverser la Sibérie dans toute sa longueur, et à l’établissement de laquelle on travaille déjà avec la plus grande activité, a certainement créé l’œuvre la plus importante de son histoire, tant au point de vue politique que sous le rapport économique. Cette voie, en effet, étant donné le tracé adopté, va relier entre elles les vastes provinces situées dans les bassins des grands fleuves de l’Ob, de l’Énicéi, de la Léna et de l’Amour ; or si l’on suppose, ce qui n’a rien d’exagéré, que la zone d’action de la ligne s’étende à 100 verstes (107 kilomètres) environ de chaque coté, le chemin de fer transsibérien reliera aux chemins de fer de la Russie des territoires immenses des mieux appropriés au développement économique, grâce à leur fertilité exceptionnelle et à leur richesse minérale de toute première importance.

Si, jusqu’à ce jour, la Sibérie ne s’est pas notablement développée économiquement, malgré ses richesses naturelles ; si elle reste, après plus de trois cents ans d’annexion à la Russie, fort peu peuplée, même dans les régions les mieux dotées par la nature ; si ses habitants n’ont pas encore reçu, pour ainsi dire, les traits fondamentaux de la nationalité russe ; si enfin la culture intellectuelle des habitants y est encore très peu développée, cela ne provient uniquement que de l’isolement dans lequel cette vaste contrée se trouve de la métropole européenne.

En évaluant donc la longueur du Grand-Sibérien, en chiffre rond, à 7 100 verstes (7 597 kilomètres), et la largeur desservie à 200 verstes, c’est un territoire de plus de 160 millions d’hectares qui se trouve relié avec la civilisation occidentale, c’est-à-dire une étendue dépassant en superficie l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Hollande et le Danemark réunis ; c’est l’adjonction réelle à la Russie d’Europe d’une étendue de pays supérieure à celle que comprennent actuellement les gouvernements situés entre l’Oka, le Volga, la mer Noire et d’Azow jusqu’à la frontière autrichienne, y compris toute la Pologne.

Ce territoire sibérien est situé sous des latitudes moyennes (entre 50° et 57° latitude nord), et ne diffère pas beaucoup, dans ses conditions climatériques, des gouvernements du centre et de l’est de la Russie d’Europe, offrant dans sa presque totalité les meilleures conditions an développement de l’agriculture et des industries les plus variées.

En réalité, l’influence bienfaitrice du chemin de fer transsibérien se fera sentir dans une étendue beaucoup plus vaste encore que celle que nous venons d’indiquer, grâce à son raccordement tout naturel avec les grands fleuves qu’il doit traverser.

Nous disons que cette ligne de chemin de fer contribuera largement au développement de l’agriculture ; en effet, sur presque tout son parcours, il traverse des contrées de la plus grande fertilité, principalement plusieurs districts de l’Ouest sibérien où se retrouve l’humus gras du midi de l’Ossouri, déjà très apprécié des agriculteurs. Et, bien qu’il soit encore impossible de faire des hypothèses très exactes sur tous les terrains traversés par le nouveau chemin de fer, faute de données précises, ce qu’on en connaît déjà permet d’augurer très favorablement des progrès de la production agricole de toute la Sibérie, qui est actuellement à un état plus que primitif. On peut du reste en parler d’une façon plus précise en ce qui concerne les contrées de l’Ouest, plus rapprochées de la Russie d’Europe et par conséquent mieux connues.

Immédiatement à la frontière est des gouvernements de Perm et d’Orenbourg commencent les steppes d’une végétation luxuriante et d’un sol très fertile, occupant plusieurs districts des gouvernements de Tobolsk et de Tomsk, et se confondant dans le sud avec les steppes de la province d’Akmolinsk.

Ces contrées occupent une superficie au moins aussi grande que celle de la France entière, et, bien que la culture du blé y ait fait de grands progrès depuis la création du chemin de fer de l’Oural, qui leur offrait de vastes débouchés dans l’Oural et la province de la Petchora, la production de cette céréale est cependant restée limitée aux besoins de la consommation locale, d’ailleurs très restreinte, à cause même du faible chiffre de sa population, laquelle atteint à peine 2 millions d’âmes. Le chemin de fer sibérien, en reliant ces contrées, véritables greniers de la Sibérie, à la Russie d’Europe, ouvrira un écoulement plus large aux blés et, par suite, ne manquera pas de donner une vigoureuse impulsion à leur production.

Mais là n’est peut-être pas le point capital. La conséquence la plus importante du transsibérien dans ce cas particulier sera certainement l’incontestable facilité offerte à l’émigration du paysan russe. En effet, le nombre des paysans des divers gouvernements de la Russie d’Europe, dépourvus de terre de culture, devient tous les ans plus important et met en éveil l’attention du gouvernement ; car, pris dans cette situation précaire, le paysan devient en quelque sorte une quantité négative dans l’économie nationale. Dépourvu de terre, il devient faible, économiquement parlant, et par suite moins productif, en sorte que, loin de rapporter, il exige une dépense, ce qui constitue évidemment pour la Russie un fait anormal, étant donnée l’énorme quantité de terrains qu’elle possède à l’état inculte faute de bras. Il est donc tout naturel de songer à utiliser ces non-valeurs en y amenant cette espèce de classe nécessiteuse, capable d’en tirer un bon parti par un travail producteur ; c’est en somme une seule solution à deux problèmes également importants ; considération qui n’a pas échappé au gouvernement, lequel est résolu à distribuer gratuitement les vastes terrains que le nouveau chemin de fer va rendre facilement accessibles et pour ainsi dire tangibles.

Cette mesure doit être considérée comme d’autant plus rationnelle qu’elle correspond justement aux tendances des paysans pauvres de chercher dans l’émigration une issue à leur position ; or, en s’établissant dans cette Sibérie fertile, les émigrants ne trouveront pas de différence notable dans les conditions d’existence et de travail avec ce qu’ils avaient dans les différentes localités de la Russie d’Europe qu’ils auront abandonnées ; ajoutons enfin que le courant d’émigration dans cette direction coïncide avec le mouvement colonisateur historique de la race grand-russienne vers l’Orient.

Sans vouloir prétendre à un peuplement très rapide de cette région ouest de la Sibérie, on peut néanmoins affirmer que le Transsibérien y aidera dans une très large mesure. Il suffit pour cela de regarder ce qui s’est déjà passé dans cet ordre d’idées. Après la construction de la section Ekatérinbourg-Tioumen, du chemin de fer de l’Oural, qui n’est cependant pas relié directement au réseau de la Russie d’Europe, le mouvement d’émigration vers la Sibérie s’est augmenté d’une façon considérable, comme on peut le voir par les chiffres suivants, fournis par le ministère de l’intérieur :

1885 9 678 âmes
1886 11 829
1887 13 910
1888 26 129
1889 30 410
1890 36 000
1891 60 000

C’est donc en sept années une population totale de 187 956 âmes qui a émigré, et cela malgré toute une série de difficultés matérielles : la majeure partie de ces émigrants, tout en se transportant jusqu’à Tioumen par le chemin de fer de l’Oural, ont dû faire une partie du trajet à pied et par eau ; de plus, ces émigrants se sont rendus sur les terrains libres, de leur propre chef, sans se conformer aux exigences de la loi, en risquant d’être rapatriés d’office dans leurs anciennes résidences, et en perdant de ce fait le privilège de pouvoir jouir de terrains donnés gratuitement, conformément à la loi du 13 juillet 1889.

Il est vrai que, pour l’année 1891 entre autres, où l’émigration a été si forte, à cause des mauvaises récoltes, non seulement le gouvernement n’a pas mis en pratique les rigueurs de ses lois, mais encore qu’il a assuré aux émigrants la possession de terrains dans l’Ouest sibérien. Quoi qu’il en soit, il ressort des chiffres ci-dessus que le chemin de fer sibérien, relié par la ligne Tchéliabinsk-Samara-Viazma au centre de la Russie, vers lequel aboutissent toutes les lignes du réseau ferré, deviendra un véritable accumulateur du mouvement d’émigration dans son entier, et le dirigera, conformément aux intérêts généraux de l’État, sur celles des provinces de la Sibérie qui répondront le mieux aux besoins des émigrants et où leur présence sera la plus nécessaire. Il n’est donc pas douteux qu’avec ces facilités nouvelles, le mouvement d’émigration vers la Sibérie ne fasse que s’accentuer davantage au lieu de se diriger, comme cela se voit depuis quelque temps, vers le Brésil ou l’Amérique du Nord. Et alors le peuplement des déserts actuels de la Sibérie se fera rapidement. Les pays ainsi fondés, de par l’origine même de leurs fondateurs, conserveront l’essence de la nationalité de la métropole, et, lorsque l’agriculture les aura rendus florissants, les capitaux y abonderont bien vite.

En ce qui concerne les autres branches de la production du sol, auxquelles la construction du chemin sibérien est appelée à fournir tout ce qui est nécessaire à leur développement, il faut signaler, en première ligne, l’exploitation des richesses minières fort abondantes en Sibérie et qui se trouve actuellement à l’état rudimentaire, comme le montrent les chiffres suivants de la production en 1890 :

Kilogrammes
Or (Schlick) 30 400
Argent 13 250
Plomb 266 800
Cuivre 316 350
Fonte 7 181 700
Fer 4 337 500
Acier 40 200
Charbon 33 925 500
Sel 39 193 000

Bien que la Sibérie soit loin d’être complètement explorée au point de vue de ses richesses minières, tout ce qu’on en sait déjà permet de prédire un grand avenir à toutes les industries qui s’y rattachent. Le midi de l’Oural, les gouvernements de Tomsk, d’Iénicéi, de l’Irkoutsk, les provinces d’Akmolinsk et les steppes des Kirgis abondent en minerais de fer, et il n’est pas rare de trouver tout près d’eux de riches gisements de houille de bonne qualité. Dans le district de Kouznetsk (gouvernement de Tomsk), les dépôts de charbon occupent une immense vallée d’une superficie de 4 940 verstes carrés (572 450 hectares) ; dans les gouvernements d’Irkoutsk et d’Enicéi, la houille se trouve abondamment dans les bassins du fleuve Angora, dans les vallées de l’Irkoutsk et de la Balaïa, dans la vallée de I’Iénicéi, dans le bassin de la basse Toungonzka et dans bien d’autres contrées encore ; ainsi dans le Zabaïkal, très peu exploré au point de vue même géographique, on a pu signaler la présence de la houille en plusieurs points ; dans la province Primorskaïa même, les premières recherches faites en 1888, sur l’initiative du ministre de la marine, en vue des approvisionnements nécessaires à l’escadre du Pacifique, ont été couronnées d’un plein succès. Les recherches ultérieures, faites par une expédition d’ingénieurs des mines dans le midi d’Oussourisk, ont décelé non seulement la richesse de ces gisements, mais aussi la bonne qualité du charbon qu’ils renferment ; c’est une espèce de houille demi-grasse donnant beaucoup de coke non collant au feu. La Sibérie offre donc, on le voit, toutes les conditions nécessaires à un vaste développement de l’industrie minière, et, certes, le chemin de fer projeté lui donnera une forte impulsion. Il est bon d’ajouter, en outre, que l’influence bienfaitrice de cette voie se fera sentir déjà pendant la première période de son établissement, principalement sur l’industrie de l’Oural ; c’est elle, en effet, qui est appelée à fournir toutes les parties métalliques que doit mettre en œuvre ce gigantesque travail.

S’il existe bien déjà en Sibérie, sur le parcours de la nouvelle ligne, quelques forges, elles ont une production fort limitée, et quelques-unes d’entre elles ont même dû arrêter leur travail, faute de débouchés ; or le Transsibérien leur fournira, concurremment avec les usines de l’Oural, un écoulement certain de leur production pour la construction de la voie, grâce à la ligne de raccordement dirigée sur Ekatérinbourg. Donc, tout en ouvrant pour l’avenir de vastes débouchés aux produits des usines de l’Oural et de la Sibérie dans les contrées de l’Asie centrale, de la Mongolie et de la Chine, le chemin de fer sibérien commencera lui-même par représenter pour eux un très important consommateur.

En dehors de la houille et du fer, il existe encore nombre d’autres richesses qui ne représentent aujourd’hui que des valeurs mortes, et vers lesquelles le chemin de fer sibérien attirera, sans nul doute, les capitaux et les forces vives de la Russie. C’est ainsi que l’extraction du sel, actuellement Insuffisante à la consommation de la Sibérie, pourra utilement se développer, car des gisements importants abondent dans les steppes des Kirgis, auxquels le grand nombre de lacs salés a valu le nom de Royaume du sel. On trouve encore dans les provinces d’Amour, de Zabaïkal et d’Akkmolinsk, des gisements importants de minerais de plomb et de cuivre. Les riches dépôts de graphite qui, découverts dans les gouvernements d’Iénicéi et d’Irkoutsk, ne sont exploités que dans cette dernière contrée seulement, pourront voir leur exploitation se généraliser. Des pierres précieuses se trouvent aussi en abondance sur plusieurs territoires, et l’on a même découvert des perles dans la province d’Amour ; leur exploitation est également appelée à doter la Sibérie d’une industrie très florissante. Enfin l’extraction actuelle des métaux précieux, or et argent, est loin d’être en rapport avec le nombre et la puissance de leurs gisements en Sibérie. L’argent, en effet, n’est extrait que dans les arrondissements miniers de l’Altaï et de Nertchinsk, ainsi que dans les steppes des Kirgis, alors que des minerais argentifères et de plomb argentifère ont été découverts dans les provinces de l’Amour et de Primorskaïa, peu explorées encore. Les minerais argentifères se rencontrent aussi dans maintes contrées du gouvernement d’Iénicéi, où on les exploite, du reste, depuis le siècle dernier. Mais, c’est dans l’exploitation des mines d’or que le chemin de fer sibérien est appelé à montrer toute son importance, en raison de l’influence spéciale que cette. industrie manifeste dans la situation économique des habitants et de l’État lui-même.

Nous avons dit plus haut que la quantité d’or de schlick des provinces sibériennes s’élevait à une trentaine de mille kilogrammes, qui, jointe à celle de l’Oural, donne le chiffre total de 40 000 kilogrammes, représentant en or chimiquement pur une valeur de 20 184 022 roubles. C’est environ le cinquième de la production totale du globe ; les États-Unis en produisent une fois et demie de plus, et l’Australie 20 % de plus, bien que la surface totale des formations aurifères sibériennes dépasse de beaucoup celle de ces deux pays réunis. Ceci prouve que l’extraction de l’or russe, non seulement n’a pas atteint la limite maxima possible, mais même qu’elle est loin de correspondre à la puissance des gisements du précieux métal, ce dont il est facile de se convaincre du reste par un rapide examen de l’état de cette industrie en Russie.

Les données fournies en 1890 sur la teneur moyenne en or des mines exploitées fournissent, en effet, les chiffres suivants pour les différents centres d’extraction, par 100 pouds (1 638 kilogrammes) de sables aurifères :

Grammes
Gouvernement de Perm 1,87
Gouvernement d’Orembourg 1,27
Gouvernement de Tomsk 1,61
Gouvernement d’Irkoustk et d’Iénicéi 1,29
Province du Zubaknl 2,40
Province d’Amour 6,98
Province de Primorskaia 2,21
Gouvernement d’Iakoutsk 9,89

Ces nombres, qui représentent plutôt des limites minima, montrent, en somme, une forte teneur en métal d’or, au dire des personnes les plus compétentes, la teneur minima avec laquelle l’extraction de l’or en Russie puisse être rémunératrice actuellement, ne doit pas être inférieure à 0,90g par 1 638 kilogrammes de sable traité. Dans la province d’Amour, dans le groupe d’Akmolinsk et dans la province d’Yakoutsk, on délaisse même les sables d’une teneur de 0,27g et souvent plus, par 1 638 kilogrammes. Aux États-Unis, au contraire, l’extraction de l’or se fait principalement en traitant des sables ne contenant guère que 0,225g à 0,675g de métal, rarement plus, par 1 638 kilogrammes ; la plus faible teneur, que les moyens actuellement en pratique en Amérique permettent d’aborder fructueusement, va jusqu’à 0,09g tandis qu’en Russie on considère comme pauvres les sables ne contenant que 0,675g d’or par 100 pouds (1 638 kilogrammes) et ne sauraient être traités avec profit. Cependant la quantité d’or ainsi abandonnée dépasse de beaucoup celle que l’on extrait des gisements exploités. Bien plus, dans les provinces de Zabaïkal et de l’Amour, où l’exploitation est déjà très restreinte, non seulement elle ne fait aucun progrès, mais encore elle montre une décroissance constante et, en 1890, la production accuse une diminution de 28 % de ce qu’elle était en 1886. Dans l’Oural, au contraire, cette production a augmenté de 25 % dans le même laps de temps.

Cet état d’infériorité, en Sibérie, n’est dû exclusivement qu’au défaut des moyens d’action. La force mécanique y est presque totalement inconnue, et l’on ne peut recourir qu’à la force humaine, très peu productive, même dans les parties de la Sibérie où la main-d’œuvre est à très bas prix ; quant aux contrées qui possèdent les gisements les plus riches, comme dans la Sibérie orientale, elles sont tellement loin des centres habités et si difficiles à approvisionner que la main-d’œuvre devient alors excessivement élevée, et les salaires de 700 à 800 roubles par an (1 750 à 2 000 tr.), plus la nourriture, n’y sont pas rares, rendant toute exploitation impossible. Il est difficile, sinon impossible, de remédier sérieusement à cet état de choses et d’apporter des perfectionnements importants dans l’extraction de l’or. Les machines et tout l’outillage doivent être commandés en Russie ou en Amérique, ce qui s’est du reste fait dans plusieurs districts ; mais le transport en revient très cher, avec ces distances de plusieurs milliers de kilomètres presque totalement dépourvues de voies de communication ; même une fois établies sur place, ces machines causent souvent un long arrêt dans l’exploitation, car la moindre avarie ne pouvant se réparer sur les lieux mêmes, il faut recourir de nouveau au fournisseur du matériel, et attendre fort longtemps le retour de la commande.

On voit donc que le principal obstacle au développement d’une industrie qui pourrait être très prospère réside entièrement dans le manque absolu des moyens de communication. À ce point de vue encore, le chemin de fer transsibérien peut rendre d’immenses services. Il ne permettra pas seulement le transport plus facile de tout le matériel industriel, reconnu indispensable aujourd’hui pour lutter avantageusement avec la production étrangère, mais les moyens rapides de communication qu’il fournira pourront efficacement attirer les capitaux dans ces vastes régions encore inexplorées, il amènera avec lui cet esprit d’entreprise, origine de toutes les grandes œuvres, et, qui plus est, il mettra l’industrie en relation directe avec le mouvement du commerce national.

Ces prévisions n’ont rien d’exagéré et trouvent leur justification par ce qui s’est passé dans l’Oural, où l’industrie minière a pris un essor considérable du jour où cette région, sans être reliée au reste de la Russie par un réseau serré de chemins de fer, a été dotée de quelques lignes lui permettant de communiquer facilement avec toutes les parties du pays.

Si l’on passe enfin à l’importance commerciale de la nouvelle voie, il faut remarquer, avant toute hypothèse, que les transactions actuelles de la Sibérie sont à peu près insignifiantes eu égard à son immense étendue et à ses ressources naturelles, et que ces dernières ne sauraient servir de bases d’évaluation que pour un avenir encore fort éloigné. Ajoutons, en outre, que le mouvement commercial de la Sibérie ne se fait d’une façon presque exclusive que par eau ; que, selon toute probabilité donc, il ne passera pas en entier au chemin de fer, étant donné le transport peu coûteux par eau, surtout lorsqu’il s’agit de matières encombrantes et de peu de valeur, telles que : les grains, le cuir, les fourrures de qualité inférieure, la laine, etc., qui représentent la majeure partie des marchandises expédiées de Sibérie en Russie d’Europe ; cependant il n’est pas douteux que la construction de la nouvelle voie ferrée n’augmente notablement l’exportation sibérienne. Il suffit pour cela de voir ce qui s’est passé avec le chemin de fer de l’Oural, après son établissement jusqu’à Ekatérinbourg : le mouvement des marchandises sur les fleuves de la Sibérie occidentale a plus que doublé en fort peu de temps ; plus tard, avec le chemin de fer d’Ekatérinbourg-Tioumen, le trafic sur les fleuves du bassin de l’Ob a subi une augmentation encore plus rapide.

Le chemin de fer sibérien, reliant de la façon la plus directe les principaux bassins de la Sibérie avec celui du Volga deviendra certainement le collecteur de toutes les marchandises sibériennes dirigées vers la Russie d’Europe et en augmentera l’exportation dans une très large mesure. A fortiori, en sera-t-il de même pour les marchandises russes expédiées en Sibérie, qui comprennent plus spécialement des denrées coûteuses telles que : produits manufacturés, épiceries, vins, sucres, verreries, cristaux, etc. ? Les commerçants sibériens achètent tous ces produits principalement aux foires de Nijni-Novgorod et d’Irbit [1] . Or la première se termine un peu avant l’arrêt de la navigation sur les fleuves de la Sibérie, et la seconde a lieu en février ; il en résulte que les marchandises, destinées aux provinces les plus éloignées y sont transportées en traîneaux sur une grande partie du parcours, de sorte que celles qui sont achetées à Nijni, par exemple, n’arrivent guère qu’en décembre à Irkoutsk. Le renouvellement des capitaux engagés dans ce commerce ne s’établit donc que très lentement : une fois par an, voire même une fois en dix-huit mois ; ce qui fait que, d’une part, le crédit commercial est fort cher dans les provinces lointaines (12 à 25 %) et, d’autre part, que les commerçants affectent leurs marchandises d’un bénéfice fabuleux en comparaison de ce qui se passe en Europe grâce à la prévision de tous les frais, les produits russes ne peuvent arriver dans les régions lointaines de la Sibérie qu’à un prix double et, plus souvent encore, triple de celui d’achat.

Ces circonstances spéciales permettent à l’importation étrangère de faire une très sérieuse concurrence aux produits russes, et c’est ainsi que ces derniers atteignent à peine le chiffre de 7 millions de roubles dans les expéditions passant par Vladivostok. Le chemin de fer sibérien donnera au contraire, aux produits russes, d’énormes avantages dans le coût du transport, permettra de les vendre bien meilleur marché, dès lors en augmentera considérablement la consommation. Cette augmentation, du reste, n’ira qu’en croissant avec le développement intellectuel de la population, avec l’augmentation du bien-être général et celle de l’importance des centres commerciaux et industriels. C’est donc l’assurance de vastes débouchés aux produits russes, dont l’exportation en Sibérie, aujourd’hui que cette dernière ne comprend guère plus de six millions d’habitants, représente déjà une valeur de 50 millions de roubles.

Le commerce indigène lui-même est appelé à prendre un essor presque subit, grâce non seulement à ce que la nouvelle voie ferrée réunira entre eux les différents centres commerciaux, mais encore parce qu’elle permettra de mettre en valeur les transports sur les différents fleuves, lesquels formeront alors, avec le chemin de fer, un réseau de voies de communication très développé.

En dehors du développement commercial proprement dit, le Transsibérien établira enfin l’équilibre des prix dans toutes les marchandises, résultat d’autant plus précieux à atteindre qu’il se fera sentir, dès le début, sur les produits de première nécessité et notamment sur les matières d’alimentation.

Sous ce rapport, en effet, le commerce sibérien présente actuellement des anomalies ruineuses pour la population. Ainsi, par exemple, dans le gouvernement d’Iénicéisk , l’échange des marchandises avec les indigènes se fait sur les bases suivantes : pour une peau de renard blanc, on donne une livre de tabac de mauvaise qualité, ou une bouteille d’alcool fortement dilué ; pour un poud (16,380kg) de pain, on a une peau et demie de la même fourrure ; pour une brique de thé, deux peaux, etc., tandis qu’à la foire d’Irbit une peau de renard blanc d’Iénicéi vaut de 3 roubles 50 à 5 roubles 50.

Voici encore quelques exemples de la variation dans la valeur des denrées : dans deux districts voisins du gouvernement d’Iénicéisk (tous deux placés sur le tracé du futur chemin de fer), la différence du prix d’un poud de farine de seigle atteint 40 copeks ; en 1889 on payait, à Tomsk, 45 copeks la farine de seigle et 30 copeks l’avoine, par poud, tandis qu’à Irkoutsk le poud de ces mêmes produits se vendait respectivement de 1 rouble 50 à 1 rouble 80 le premier, et de 1 rouble 30 à 1 rouble 50 le second. Il n’est pas rare, du reste, de voir d’énormes différences de prix dans une même région ; ainsi, dans le gouvernement de Tomsk, le prix de la farine varie quelquefois de 15 copeks à 1 rouble 10 le poud. Enfin, il arrive fréquemment que des provinces agricoles ne trouvent pas de débouchés suffisants à leur blé, alors que dans celles qui sont limitrophes on paye cette céréale à des prix fort élevés en la faisant venir de Chine.

On peut se faire une idée du commerce intérieur de la Sibérie par le chiffre des affaires faites aux nombreuses foires locales où toutes les transactions se trouvent concentrées. D’après les données qu’on possède à ce sujet relativement aux foires des gouvernements de Tobolsk, de Tomsk, d’Iénicéisk, d’Irkoutsk et des provinces d’Akmolinsk et du Zabaïkal, on peut évaluer le chiffre des affaires traitées à 35 millions de roubles, portant principalement sur les articles suivants : les céréales, les bestiaux, les peaux, le duvet, la laine, le sel et les alcools ; il faut y ajouter quelques produits de l’industrie européenne et chinoise. On peut donc présumer que le chemin de fer sibérien modifiera le caractère du commerce intérieur, et que les villes faisant actuellement très peu d’affaires deviendront d’importants centres commerciaux, appelant à elles la production des régions éloignées qui se développera forcément.

Tout ce que nous venons de dire de l’influence certaine qu’aura le chemin de fer sur le commerce ne se rapporte, pour ainsi dire, qu’aux modifications immédiates apportées aux transactions entre la Russie d’Europe et la Sibérie d’une part, et celles de la Sibérie elle-même, d’autre part. Pour montrer l’étendue entière de cette influence, il faut élargit l’horizon et examiner les conséquences probables résultant du fait que la réalisation du chemin de fer sibérien établira une voie ferrée continue entre l’Europe et l’océan Pacifique ; à ce point de vue, ce n’est plus seulement le commerce russe seul qui entre en jeu, mais bien le commerce universel. Cette importante considération n’a pas échappé aux négociants russes dont les représentants, à la foire de Nijni-Novgorod en 1889, ont exprimé de la façon suivante, dans un mémoire adressé à l’Empereur, les résultats qu’ils attendaient de la construction du nouveau chemin de fer :

"Cette voie nouvelle sera d’une importance économique énorme pour la Russie, et provoquera une grande animation dans l’industrie nationale ; elle réunira à l’Europe, par l’intermédiaire de la Russie, 400 millions de Chinois et 35 millions de Japonais.

« Les efforts opiniâtres de l’Allemagne pour accaparer les marchés de l’océan Pacifique les efforts tentés pour le percement du canal de Panama prouvent clairement que, bientôt, l’océan Pacifique servira d’arène aux luttes commerciales. Déjà, à l’heure présente, le chemin de fer canadien a détourné une partie des marchandises qui allaient en Europe par le canal de Suez. Il est hors de doute qu’une partie de ces marchandises passera par la Russie lorsque le transport en Europe par Vladivostok, de Changaï, s’effectuera en dix-huit à vingt jours, au lieu de quarante-cinq jours par Suez et trente-cinq jours par le chemin de fer canadien. »

Il est certain que cette révolution dans la direction des communications entre l’Europe et l’Est de l’Asie se fera au profit de la Russie ; en effet, offrant une vole de communication continue, d’un parcours de près de 10 000 kilomètres, la Russie peut et doit profiter non seulement de tous les avantages qui lui seront offerts, comme intermédiaire pour l’échange des produits de l’Europe avec ceux de l’Asie, mais encore de ceux dont peut jouir un grand producteur et un grand consommateur. Donc, avec l’ouverture du chemin de fer sibérien, le rôle de la Russie deviendra plus important sur le marché universel, en même temps qu’elle acquerra des ressources nouvelles et abondantes pour sa prospérité nationale.

Il est utile de rappeler ici que la Chine, le Japon et la Corée, avec une population totale d’au moins 460 millions d’habitants et un chiffre d’affaires de 2 milliards de francs dans le commerce international, sont loin d’avoir donné à leurs relations commerciales avec l’Europe toute l’étendue possible.

Les provinces centrales de la Chine, plus éloignées de la côte, et qui sont très peu abordables aux Européens, ne tarderont pas, par la force même des choses, à s’ouvrir au commerce international, et tout d’abord et surtout au commerce de la Russie, la plus proche voisine. Du reste, les relations commerciales de l’Europe avec la Chine ont les plus grandes chances de s’étendre de plus en plus ; aussi n’est-il pas étonnant de voir toutes les nations européennes faire des efforts inouïs pour s’implanter sur les marchés de l’Asie orientale et faire, dans ce but, les dépenses les plus considérables. Or la Russie, du fait même de sa proximité avec ces riches contrées, possède déjà un avantage énorme qui lui rend facile ce que les autres nations concurrentes poursuivent au prix de si grandes difficultés. C’est ainsi que, déjà, à une distance de 4 000 à 4 500 kilomètres du Volga, le chemin de fer sibérien doit se rapprocher tellement de la frontière chinoise, qu’il deviendra possible, grâce à des lignes de raccordement entrant en Chine, de nouer des relations étroites avec les provinces chinoises les plus peuplées.

La construction de ces lignes de pénétration ne présentera pas de difficultés sérieuses, et alors les transactions entre la Russie et la Chine se développeront rapidement, apportant avec elles une augmentation de trafic pour le Transsibérien lui-même, et en élevant le rôle de la Russie dans le commerce international avec la Chine.

Si l’on considère maintenant la nature des marchandises faisant l’objet du commerce d’exportation chinois, on voit que le coût de transport relativement élevé par voie ferrée, comparativement aux frets maritimes, ne peut être un obstacle sérieux aux transactions, ces marchandises étant, en effet, surtout des produits chers et peu encombrants, capables de supporter facilement des plus-values de transport. Ainsi, dans ce commerce d’exportation pour 1890, s’élevant à la somme de 25 989 000 livres sterling (649 725 000 francs). les principaux articles étaient les suivants :

La soie, figurant pour 7 848 000 livres sterling, ou 32 %

Le thé, figurant pour 6 916 000 livres sterling, ou 26 %

Ces deux seules denrées forment, on le voit, plus de la moitié de l’exportation chinoise.

Mais en dehors de la rapidité des livraisons et d’autres avantages que fournira le transport par chemin de fer, il existe une raison spéciale qui fera que le commerce chinois préférera l’emploi de la voie ferrée.

Toute l’exportation actuelle de la Chine compte, en effet, comme intermédiaire, l’Angleterre, car sur les 24 878 tonnes de thé livrées dans les ports en 1890, 16 098 tonnes (plus de 64 %) ont été chargées par les bateaux anglais, dont le nombre augmente constamment dans les eaux chinoises. D’un autre côté, en ce qui concerne ce produit, comme l’Angleterre devient, avec ses plantations très prospères, d’ailleurs, des Indes et de Ceylan, un concurrent immédiat et très sérieux de la Chine, cette dernière s’affranchira très volontiers d’un intermédiaire qui la ruine, d’autant plus qu’elle pourra retrouver, par une plus grande rapidité de livraison, tout ou partie des débouchés qui lui ont été enlevés, dans une proportion donnant comme résultat en cinq ans (de 1886 à 1890) une diminution de 25 % dans ses exportations.

De ce fait seul, le chemin de fer sibérien est certain d’un trafic important, dont le pays ne peut que profiter largement.

D’un autre côté, la Russie pourra, grâce à sa nouvelle ligne de chemin de fer, prendre une part plus active dans les fournitures des divers produits qui sont actuellement importés en Chine par les autres nations. En effet, dans le chiffre total de 28 414 000 livres sterling formant l’importation chinoise en 1890, on voit figurer comme principaux articles :

Cotons, fils et tissus : 11 677 000 livres sterling, soit 41 %

Opium : 7 511 000 livres sterling, soit 26 %

Métaux : 1 782 000 livres sterling, soit 6 %

Laines : 945 000 livres sterling, soit 3,7 %

Sans vouloir disputer à l’Angleterre l’importation de l’opium, la Russie est en très bonne situation pour développer ses exportations en laines, fils et tissus, ainsi que celles des métaux. Les premiers produits, vu leur valeur par rapport au poids, peuvent supporter facilement le transport, par voie ferrée, de Moscou et même au delà ; quant aux métaux, ils pourront venir en Chine de l’Oural et plus particulièrement des groupes métallurgiques des gouvernements de Tomsk et d’Iénicéisk, du Zahaïkal et surtout du gouvernement d’Irkoutsk.

Grâce à sa proximité et aux facilités de communication, la Chine deviendra un très important consommateur de tous les produits des centres miniers de la Sibérie, ainsi que de bien d’autres marchandises telles que cuirs, duvet, fourrures, etc., alors que jusqu’à ce jour les transactions commerciales entre les deux pays sont très restreintes, se limitant juste à l’échange de quelques marchandises entre localités de la frontière et dont le montant ne dépasse guère 17 à 18 millions de roubles.

Il résulte de tout ce que nous venons de dire que le chemin de fer transsibérien est appelé à jouer dans l’histoire de la Russie un rôle économique et civilisateur de la plus . haute importance ; ceci ressort logiquement de faits et de chiffres très exactement établis.

Il ne nous appartient pas d’examiner les résultats politiques probables. On ne peut les envisager que par un jeu d’hypothèses que l’avenir seul peut justifier ; mais ce n’est pas trop s’avancer, croyons-nous, de juger ce point spécial d’après ce qu’on a pu voir déjà chez maintes nations, et de dire que, sous ce rapport, la réalisation de la colossale entreprise faite par la Russie est appelée à augmenter dans une très vaste mesure son rôle, déjà fort important, dans la politique du monde.

Georges Petit

[1La foire de Nijni-Novgorod se tient du 25 juillet au 10 septembre ; celle d’Irbit du 1er février au 1er mars.

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