Encore les femmes mathématiciennes

Gino Loria, La Revue Scientifique — 12 mars 1904
Vendredi 9 décembre 2016 — Dernier ajout samedi 30 mars 2024

Gino Loria, La Revue Scientifique — 12 mars 1904

Voir la Revue Scientifique du 26 septembre 1903 et du 2 janvier 1904

La vive et intéressante réfutation que vient de faire Mlle Joteyko des idées trop peu chevaleresques, exprimées dans ma conférence sur les femmes mathématiciennes m’à causé un peu d’ennui ; car elfe m’a montré que : sans le vouloir, j’ai froissé une partie du genre humain, pour laquelle je professe l’admiration la plus sincère ; elle a eu une utilité, c’est de me permettre de saisir l’occasion d’éclaircir, de préciser ma pensée et d’éliminer, par là même, de fâcheux malentendus ; car du choc des idées jaillit la lumière. Je me permets d’abord de rappeler qu’une conférence n’est pas identique à un mémoire scientifique, d’où il faut écarter soigneusement tout ce qui n’a pas une liaison étroite et directe avec le but qu’on veut atteindre. La conférence me permet donc de donner place à des données biographiques peu connues, ne servant d’aucune façon à étayer ma thèse, alors que je puis effleurer simplement des idées et des considérations essentielles qui devraient être poussées et développées dans un travail où le sujet serait traité à fond.

Toutefois Mlle Joteyko m’adresse, au début de son article, une objection que je ne puis passer sous silence, parce qu’aucune raison ne saurait m’excuser , une flagrante contradiction Jans la bouche d’un mathématicien ! Mais ce serait assez pour faire rayer son nom de I’annuaire si patiemment rédigé par mon savant ami M. Loisant ! Par bonheur, la contradiction n’existe pas, pour quiconque sait qu’il y a une différence profonde entre le travail intellectuel de l’astronome qui observe des astres et effectue des calculs mathématiques en appliquant dei formules désormais classiques, et le travail original ,de celui qui fait des mathématiques et recherche les propriétés des figures. Or pour le premier travail, les femmes ont montré des aptitudes auxquelles je me suis empressé et je m’empresse encore de rendre hommage, tandis que pour le second la question est encore au moins sub judice. Si, dans ma conférence, j’ai considéré à la fois ces deux espèces de travaux sans marquer leur démarcation, c’était un peu d’abord pour me conformer à l’habitude générale, sans d’ailleurs l’approuver ; mais aussi et plus encore, pour avoir l’occasion de signaler particulièrement à mes compatriotes, une route, (celle qui mène aux observatoires astronomiques) qui parait leur assurer des occupations pour lesquelles elles semblent avoir des aptitudes très marquées, On m’accuse aussi de faire une déplorable confusion. Or, si la confusion existe, elle n’est que dans la façon d’exprimer ma pensée et non dans ma pensée elle même. M’inspirant d’une remarque très juste de Tolstoï [1], je me suis posé cette question : d’après les faits que l’histoire a enregistrés, la femme peul-elle parcourir le chemin qui mène aux vérités mathématiques avec un succès égal à celui qui a couronné les efforts des hommes ? [2]

J’avoue que je me suis posé cette question dans un but pratique, car je voulais savoir si ceux qui conseillent aux jeunes filles de parcourir ce chemin ont raison ou tort. Si la réponse à cette question est négative (et elle est telle selon moi), comment aurais-je pu suivre l’exemple de ces conseillers à tout prix, alors que l’occasion se présentait d’exprimer mon opinion ? Je sais bien que, suivant la charmante expression de Mlle Joteyko, les universités ne sont pas établissements de génie-culture, mais je sais que « quiconque veut être sûr d’atteindre un but médiocre, doit s’en proposer un très élevé » ; or comment pourrais-je, en pleine conscience et de bonne foi, espérer qu’une femme parcourût avec courage la magnifique route ouverte par Euclide, aplanie par Descartes et pavée par Newton, si elle sait d’avance qu’elle devra sans doute abandonner la craie pour l’aiguille. Je n’aurais jamais ce courage, et. c’est parce que je trouve peu honnête de donner trop d’illusions aux femmes pour ce qui est de leur carrière de savantes en mathématiques, que je proposais ce moyen, trop énergique, je l’avoue, de fermer les universités aux dames. Mais je ne pouvais pas prétendre invoquer une fermeture matérielle, car j’ai le bonheur d’être d’un pays où la liberté de pensée est traditionnelle et dont la dernière loi universitaire contient la déclaration qu’elle est « intégralement applicable aux femmes. » II serait d’ailleurs inutile de fermer pour elles les cours de mathématiques, car dans une science aussi démocratique que celle-ci, où l’installation consiste en cahier, crayon et quelques livres peu nombreux, on ne peut mettre de règles ni d’entraves matérielles à cette étude. Témoins ces mathématiciens célèbres, qui, à côté des grands maîtres officiels, comme les appellerait Mlle Joteyko, ont su se faire une belle place : Bessel, commis voyageur ; Carden, médecin ; Cayley, avocat. On voit bien que même si les facultés mathématiques étaient fermées (et chez nous elles ne le seront jamais) au sexe le plus aimable, les femmes douées de génie naturel pourraient, malgré tout, se consacrer aux mathématiques, et je ne vois guère comment on a pu croire que je soutienne cette idée aussi odieuse qu’inutile.

Bien que je regrette de remplir dans cette Revue une place qui pourrait être mieux occupée, il m’est impossible de m’interdire quelques mots de réponse aux objections de détail dirigées par Mlle Joteyko contre mes remarques sur les différentes femmes célèbres dans le livre d’or des mathématiques.

Hypatie, c’est vrai, a soulevé un véritable enthousiasme par son savoir ; mais savoir est une chose bien différente de produire, et aucun biographe de la belle Grecque n’a su même nous rapporter une de ses pensées originales, tandis que les titres de ses ouvrages, bien que défigurés, nous assuraient qu’ils n’étaient que des commentaires. Ajoutons que, tandis que de médiocres observations de son père, Théon d’Alexandrie, nous ont été soigneusement conservées, aucune de celles dues à la fille, ne sont parvenues jusqu’à nous : serait-ce une preuve de leur importance ? Nous laisserons la réponse au lecteur. Mlle Joteyko nous dit que la mort prématurée d’Hypathie peut expliquer l’absence de travaux, je ne nie pas que cela puisse être possible ; mais, en attendant, je soutiens qu’Hypatie ne peut d’aucune façon servir à prouver l’aptitude des femmes aux recherches mathématiques.

La même chose est à répéter pour la marquise du Châtelet ; .le ne m’arrête pas à ses vertus sur lesquelles je ne fis qu’incidemment allusion, car il ne s’agit pas de lui décerner le prix Monthyon ; mais, en présence de l’affirmation de Rebière, que les ouvrages de la belle Émilie en défendent la mémoire, je répète la question : Quels sont donc les problèmes de mathématiques qui lui doivent une solution ? Cette même question se représente à propos de Gaétana Agnési ; écrire un bon traité de mathématiques après avoir eu recours à de puissants appuis scientifiques, et s’enfuir immédiatement après de la lice, ne prouve absolument rien par rapport au problème psychologique qui nous occupe ; ajoutons que la découverte d’une courbe toute particulière (la fameuse versiera) qu’on lui a attribuée fort longtemps, ne lui appartient pas, car un de nos élèves, M. Bacca a prouvé que c’était Guido Grandi qui a le premier imaginé et baptisé cette ligne.

Quant à Sophie Germain et à Sonja Kovalevsky, la collaboration qu’elles obtinrent de mathématiciens de premier ordre, empêche de fixer avec précision leur rôle mathématique. Toutefois, ce que nous en savons nous permet de donner un dernier coup de pinceau au portrait moral de toute femme mathématicienne : C’est toujours une enfant prodige qui, à cause de l’étrangeté de ses aptitudes, est admirée, encouragée et puissamment aidée par ses amis et ses maîtres ; dans son enfance, elle arrive à surpasser ses condisciples mâles ; dans sa jeunesse, elle ne réussit qu’à les égaler ; mais arrivée au terme de ses études, lorsque ses camarades de l’autre sexe marchent déjà frais et courageux, elle cherche toujours l’appui d’un maitre, d’un ami ou d’un parent ; et, après un petit nombre d’années, fatiguée par des efforts supérieurs à ses forces, elle finit par abandonner un travail qui ne lui procure aucune joie, de même que les faibles marcheurs ne ressentent aucun goût pour les longues promenades. Or, si ce tableau est fidèle, et je suis certain qu’il l’est, comment pourrait-on avoir le courage de conseiller à nos sœurs, à nos filles, de prendre comme idéal un tel modèle ?

Rien ne me sert de déclarer fausse l’hypothèse de Mlle Joteyko que les femmes, bien qu’ayant le talent mathématique, trouvent dans leurs élans de tendresse et de dévouement un obstacle à s’élever au niveau le plus haut ; il me suffit de trouver signalé un obstacle que personne ne peut supprimer, car il est lié à la nature même de la femme, pour considérer comme acquis un argument nouveau en faveur de ma thèse, Mlle Joteyko ajoute que les femmes jouent un rôle important dans les sciences, car, souvent dissimulées derrière leurs maris et leurs frères, elles interviennent dans les débats scientifiques. C’est un rôle dont j’ai trouvé des exemples dans l’histoire de l’astronomie, mais je n’en ai rencontré aucun dans celle des mathématiques, auxquelles, suivant mes idées, la question doit désormais se restreindre. Toutefois je me range bien volontiers du côté de Mlle Joteyko en souhaitant de tout mon cœur que quelqu’un se donne la peine de dévoiler ce rôle si noble de nos collègues de l’autre sexe. Mais, en attendant que deviennent publics les résultats de ces délicates recherches je conserve intacte mon opinion.

Et, bien que scientifiquement j’aime très peu les Sociétés d’aide mutuel, je ne veux pas dissimuler que ma détermination a été, en partie, causée par M. Möbius ; car lorsque deux personnes, partant de prémisses différentes arrivent indépendamment l’une de l’autre à la même conclusion, les probabilités que celle-ci soit conforme à la vérité est plus que doublée. Dans le monde des idées, comme dans l’univers physique « il y a .des rencontres qui ne sont pas des rendez-vous » ; ces rencontres procurent au savant un plaisir plus pur et encore plus grand que n’en donnent les rendez-vous d’amour. Or c’est bien une de ces rencontres inattendues que j’eus avec le neveu du célèbre géomètre Möbius. Ai-je tort de dire qu’il me fournit un nouvel argument (le dernier dont je parlerai aujourd’hui) en faveur de la thèse que j’ai soutenue.

Gino Loria, Professeur à la faculté des sciences de Gênes.

[1Il a observé quelque part que fa mode de louer toujours les femmes et d’affirmer, non seulement leur égalité, mais aussi leur supériorité morale et intellectuelle sur les hommes est mauvaise et très nuisible.

[2Je crois qu’il serait à désirer que des questions analogues fussent étudiées par d’autres spécialistes. Par exemple, M. Faguet a soutenu dans la Revue politique et littéraire qu’à l’avenir le rôle d’écrire des romans de sentiment, appartiendra sans conteste aux femmes ; sera-ce là, leur seul rôle futur ? That is the question.

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