L’éruption du Bantaï San du 15 juillet 1888

H. Lefèbvre, La Revue Scientifique — 1 décembre 1888
Vendredi 6 mai 2016

Le Bantaï San [1] est un volcan d’une altitude de 1554 mètres (E. Reclus), qui forme un des sommets de la petite chaîne transversale qui coupe l’île de Hondo de l’est à l’ouest, à peu près à hauteur du parallèle de Nugato. Comme tous les volcans de la contrée, il a l’aspect d’un cône à pentes régulières qui, au sud, viennent mourir au bord du lac d’Inawashiro formé jadis par une éruption du volcan dont une coulée de laves et un amas de cendres barrèrent la vallée du fleuve akanogawa vers l’an 806 de l’ère européenne. Depuis cette époque, le Bantaï San n’avait plus eu d’éruption importante et les vallées environnantes, riches et bien cultivées, étaient peuplées de nombreux villages.

Du côté du nord, les pentes de la montagne, moins régulières que celles du sud, présentaient trois sommets dont les pentes s’avançaient dans la vallée du Sogawa, affluent du lac Inawashiro. Cette rivière long rait à l’est le pied du Bantaï San. De ces trois mamelons, celui du centre portait le nom de Lobantaï (Petit Bantaï), celui de l’est s’appelait le Kusigamine.

Le 15 juillet dernier, à 8h 20 du soir, sans qu’aucun tremblement de terre, aucun bruit souterrain aient pu faire prévoir semblable catastrophe, une formidable explosion retentissait accompagnée d’un fort tremblement de terre.

Fig. 65. - Situation du Bantaï San, d’après la carte de l’atlas de Stieler.

Toute la masse du Kobantaï et une partie de celle du Kusigamine étaient projetées dans la direction du nord et du nord-est jusqu’à la distance énorme de 7000 mètres, — quatre villages, qui occupaient la vallée du Sugawa étaient subitement écrasés sous des milliards de mètres cubes de terre, sans que les habitants aient certainement pu se rendre compte de la nature du phénomène qui les anéantissait. Ces’ villages sont ceux d’Ogosawa, Hosono, Kanakami, Aklmootohaca, plus un établissement d’eaux thermales situé au pied du Kobantaï et où l’on suppose que devaient se trouver soixante ou quatre-vingts baigneurs, Aujourd’hui, il ne reste plus trace de ces villages ensevelis sous une épaisseur de vingt ou trente mètres, et leur emplacement est marqué par un écriteau sur lequel on lit :

ICI FUT LE VILLAGE DE …

En même temps que se trouvait projetée cette énorme quantité de terre, un véritable fleuve de boue mélangée d’eau. bouillante s’élançait du cratère ainsi formé, inondait la plaine au nord et au nord-est et s’écoulait par le lit du Sugawa, vers le sud, passant à 40 mètres environ du village de Nagasoka, bâti au pied des pentes est du Bantai San.

Les deux phénomènes, projection du Kobantai et écoulement de la lave boueuse se sont produits simultanément et avec une extrême rapidité comparable à ce qui se passe lorsqu’on débouche brusquement une bouteille de champagne et que le liquide s’écoule à flots dès que le bouchon a sauté. Il semble même qu’une certaine quantité d’eau bouillante ait été projetée au loin. Car sur les hauteurs voisines, les arbres sont complètement dépouillés de leurs feuilles, l’herbe est desséchée et l’on ne trouve aux pieds de ces arbres ni terre ni pierres projetées par le volcan. Ainsi s’expliquent les nombreuses blessures par brûlures dont ont été victimes un grand nombre de villages environnants.

L’écoulement de la boue liquide par le lit du Sugawa a été tellement rapide que beaucoup des habitants de Nagasaka furent engloutis par le torrent en cherchant à se sauver. Ce village, ainsi que je l’ai dit plus haut, est bâti au pied des pentes est du Bantai et à 100 mètres environ du lit du Sugawa, Les habitants, entendant le bruit de l’explosion, crurent que c’était le grand Bantaï qui éclatait et, affolés, au milieu de l’obscurité, se précipitèrent dans la direction de l’est pour mettre entre eux et le volcan la vallée très encaissée du Sugawa ; mais déjà le fleuve de boue était arrivé à hauteur de leur village, situé cependant à plus de 4 kilomètres du cratère et 140 de ces malheureux furent engloutis ou horriblement blessés. Les habitants du village, moins ingambes ou dont les demeures étalent plus éloignées du torrent, s’arrêtèrent en entendant les cris de douleur des victimes et n’eurent aucun mal. On montre dans le village cinq maisons dont tous les habitants ont péri ainsi et trois autres dont un seul des anciens occupants a survécu, des vieillards qui n’avaient pu suivre le flot des fuyards.

La quantité de terre projetée par le volcan ou vomie sous forme de lave boueuse, est véritablement incroyable et l’on ne peut se faire une idée du chaos que présente cette plaine jadis si bien cultivée ; des monticules énormes de pierre ou de terre ont été projetés d’un seul jet à plusieurs centaines de mètres dans la plaine.

Les masses de terre qui obstruent la vallée sur une épaisseur de 20 ou 30 mètres présentent deux caractères bien distincts. Au nord, dans la direction de Hibara et dans la partie la plus éloignée du Kobantaï, la terre est relativement sèche ; on dirait un champ fraîchement labouré par une charrue gigantesque dont les raies forment une succession de petits ravins ; c’est la)erre projetée par l’explosion et lancée jusqu’à la distance de 7000 mètres. Plus près de la montagne et dans le lit du Sugawa, les terres présentent l’aspect et l’odeur caractéristique des amas de boue que l’on extrait d’un étang que l’on cure : c’est le torrent boueux qui s’est écoulé à la suite de l’explosion.

Toute la vallée du Sugawa se trouve ainsi obstruée, le ruisseau et ses affluents se trouvant barrés sont en train de transformer en lacs leurs vallées. Trois lacs sont ainsi en voie de formation : l’un, au nord du Bantaï San, s’étendant et gagnant chaque jour dans la direction de Hibara dont les habitants sont fort inquiets, car si, d’ici peu, les eaux ne trouvent pas un écoulement vers le sud, le lac aura bientôt envahi leur village ; le deuxième s’étend à l’ouest du Bantaï, et le dernier à l’est, dans la vallée qui aboutissait à Kawakami. Par contre, les habitants d’Inawashiro, qui étaient approvisionnés d’eau par la Sugawa, sont presque à sec ; ils ne reçoivent plus qu’une quantité d’eau insuffisante et encore non potable.

Le gouvernement japonais a fait commencer un canal pour reconstituer le lit primitif du Sugawa, mais arrivera-t-on à le terminer assez à temps pour éviter de nouveaux désastres ?

C’est le 18 août (33 jours après l’éruption) que j’ai pu effectuer le trajet de Hibara à Inawashiro. Personne encore ne l’avait tenté. Cette traversée est extrêmement pénible, surtout lorsqu’on arrive dans la partie recouverte par les boues encore peu résistantes où l’on enfonce à chaque pas jusqu’au ventre et où l’on ne peut avancer qu’avec précaution. Quelques jours de pluie rendraient le chemin impraticable à cause du sous-sol encore très liquide. La distance de Hibara à Inawashiro est de 5 ris 1/2 (5 lieues 1/2), il m’a fallu douze heures pour accomplir ce trajet qu’on faisait autrefois en quatre heures et demie et je n’ai pas souvenance d’avoir fait en ma vie une marche aussi fatigante. Mais j’ai traversé le terrain de la catastrophe dans sa plus grande dimension et j’ai pu ainsi me rendre compte de la façon dont les choses ont dû se passer.

En aucun endroit de cette vaste étendue je n’ai remarqué de matières sulfureuses ni de laves proprement dites. il n’y a que de la terre et des pierres. Il semble donc que le phénomène doive être attribué à l’action exclusive de la vapeur d’eau provenant peut-être des infiltrations du lac Inawashiro. Mais quelle terrible puissance que celle de cette vapeur d’eau qui projette toute une montagne à sept kilomètres et que sont auprès de ces forces de la nature nos explosifs, dynamite, mélinite, ruburite et autres ! Actuellement encore de nombreuses vapeurs s’échappent du cratère sur une étendue considérable et on entend d’assez loin un bruit sourd. Les vapeurs sont blanches et ne semblent formées que de vapeur d’eau, tandis que d’autres volcans que j’ai eu l’occasion de visiter dans ce pays produisent des vapeurs jaunâtres indiquant la présence du soufre.

Je n’ai pu aller jusqu’au cratère du Kobantaï, le sol, au pied de la montagne, n’étant pas encore assez affermi pour qu’on puisse s’y aventurer sans danger de s’enliser dans les boues.

Au moment même de l’explosion, un violent coup de vent renversait une partie des maisons du village de Shiboutani, situé à 1500 mètres au sud de Nagasaka dans la vallée du Sugawa.

Le chiffre des victimes donné par le Journal officiel japonais est de 518, dont 471 morts (33 baigneurs) et 47 blessés. On n’a retrouvé que 81 cadavres.

Le nombre des maisons atteintes serait de 100 dont 45 enterrées, 47 tombées et détruites, 8 à moitié détruites.

Enfin la surface totale du terrain recouvert par l’éruption serait de 2308 hectares.

Il y a lieu d’observer que le petit nombre relatif de maisons atteintes pour une aussi grande surface s’explique par ce fait que nous sommes ici en plein pays de montagnes où généralement les villages sont moins grands qu’en pays de plaine.

H. Lefèbvre

[1Une carte récemment publiée par le service géologique japonais attribue au volcan une altitude de 1777 mètres.

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