La photographie au palais de justice

Jean Sigaux, La Science Illustrée n° 72 — 13 avril 1889
Vendredi 1er janvier 2016 — Dernier ajout jeudi 28 mars 2024

Jean Sigaux, La Science Illustrée n° 72 — 13 avril 1889

Le service d’identification, qui fonctionne à la préfecture de police sous la direction de M. Alphonse Bertillon, se compose, nous l’avons dit, de deux sections : l’anthropométrie, dont nous avons expliqué le mécanisme dans notre dernier numéro (L’anthropomètrie), et la photographie. Cette dernière, si elle n’occupe plus, depuis la création du signalement anthropométrique, le premier rang parmi les éléments appelés à assurer l’identité et à reconstituer la personnalité des prévenus, n’en a pas moins vu son organisation s’accroître de beaucoup, depuis que l’ingénieux système de classification dû à cette même anthropométrie, sa rivale, a permis de l’employer d’une manière efficace et prompte. Son installation dans les combles du Palais de Justice, installation qui par sa simplicité primitive rappelait, il y a quelques années, les baraques en planches des photographes des fêles publiques, occupe aujourd’hui toute une série de pièces dont l’agencement n’a rien à envier à celui de nos grands ateliers parisiens. Et, chose assez curieuse et bonne à noter, ce sont les hôtes ordinaires du Dépôt qui ont travaillé en grande partie à cette organisation, sciant les planches, enfonçant les clous, aménageant ainsi de leurs mains la salle de pose à laquelle ils devaient apporter peu après leur clientèle.

Les agrandissements ont donc été considérables. De nouveaux laboratoires ont été créés, et le directeur du service ne néglige rien pour se tenir constamment à la hauteur des progrès que la photographie réalise chaque jour. Il a, de plus, provoqué dans le fonctionnement de ce service des réformes susceptibles de lui faire rendre toute la somme d’utilité possible.

C’est ainsi que, dès 1883, il avait signalé l’extrême difficulté qu’il y avait à établir l’identité d’une façon certaine entre plusieurs portraits de face d’un même individu, pour peu que ces portraits fussent pris à quelques mois seulement d’intervalle. Il nous est facile, en effet, quand même le temps n’apporterait aucun changement à notre physionomie, d’en modifier nous-même l’expression. L’adjonction de la photographie prise de profil a remédié en partie à cet inconvénient, en fournissant des lignes de comparaison bien nettes, et sur lesquelles la volonté du sujet n’a aucune influence. Ainsi, pendant que deux portraits de face, faits à un an d’intervalle, par exemple, seront aussi dissemblables que possible, les deux portraits de profil du même individu, pris aux mêmes époques, offriront, au contraire, une similitude parfaite de lignes. Un autre avantage de la pose de profil, et qui achève de donner la certitude, c’est l’identité, dans ses plus petits détails, de tous les reliefs et dépressions de l’oreille. Aussi l’opérateur a-t-il la consigne de veiller à ce que cet important accessoire de la physionomie apparaisse en entier et ne vienne pas à être caché par les cheveux.

Enfin, l’identification est grandement facilitée par la stricte observation d’une réduction uniforme fixée une fois pour toutes, de manière que dans les deux poses de face et de profil, ainsi que dans les différents portraits qu’on pourra être appelé à comparer la tête, la figure, les épaules d’un homme ne paraissent pas plus petites ou plus grandes, par comparaison. Il est évident, en effet, que l’équivalence des formes ne peut être facilement établie que si les deux images ont rigoureusement les mêmes dimensions. Disons, en passant, que cette réduction est opérée de manière à ce que la carrure des épaules apparaisse toujours. Une tête isolée a une tendance à sembler plus grosse ; montée sur des épaules, sa dimension relative, par rapport à la carrure, saute aux yeux. Quant à l’uniformité de cette réduction, elle a été obtenue de la façon la plus simple, en maintenant rigoureusement l’appareil et la chaise de pose à la même distance pour un même objectif. Pour cela, la chaise du sujet est fixée au sol par une broche de fer qui permet de la tourner dans tous les sens, mais non de la déplacer. Cette chaise est entièrement en bois, sans garniture de crin, recouverte simplement d’une rude étoffe de velours, afin d’éviter toute cause d’affaissement du sujet pendant les quelques secondes de pose.

Mais, si les poses de profil sont les meilleures pour l’identification de cabinet, l’expérience montre que les portraits de face sont les mieux reconnus et par le sujet lui-même et par le public. Nous ne connaissons, en effet, notre physionomie que pour l’avoir vue dans une glace, et, de même, nous conservons le souvenir de nos amis dans l’attitude qu’ils prennent d’habitude en nous parlant, c’est-à-dire de face ou de trois quarts. En résumé, il est de règle, à l’identification, quand on a à comparer deux portraits pris à des époques différentes, de s’attacher presque exclusivement au profil ; la pose de face intervient au contraire pour toutes les enquêtes où l’on doit recourir au public.

Mais encore faut-il que les témoins auxquels on est amené à s’adresser aient conservé un souvenir assez net de la physionomie de l’individu incriminé, ce qui malheureusement n’est pas le cas d’habitude. Les personnes que l’on ne voit qu’en passant ne laissent dans l’esprit qu’un souvenir confus, qui se rapporte beaucoup moins aux traits du visage qu’à la tenue générale de l’individu. La démarche, le port des bras et de la tête, le costume et notamment la coiffure, deviennent alors les caractères qui, bien qu’accessoires, attirent le plus les regards non prévenus et se fixent le mieux dans la mémoire. De là la nécessité, pour toutes les grandes affaires criminelles, de prendre, en plus du cliché face et profil, une troisième pose en pied. Enfin, pour des enquêtes spéciales, on prend un quatrième cliché, en tenue de travail, nu-tête, en manches de chemise, etc. Dans une salle contiguë à la salle de pose, il y a même un appareil ingénieusement disposé qui permet de reproduire la main d’un individu avec tous ses calus et ses signes, lesquels sont minutieusement notés au dos de la photographie.

On se doute aisément du peu d’empressement que montrent les prévenus à monter l’escalier qui les conduit à la salle de pose : ils savent que ce n’est pas en vue d’un portrait à leur offrir au jour de leur fête qu’on les amène là, et l’opérateur qui leur dirait : « Souriez ! prenez un air aimable ! » perdrait absolument son temps. Mais ces répugnances ne vont pas jusqu’à la résistance déclarée, et allât-elle jusque-là que ce serait en pure perte. Avec la photographie instantanée, il est si facile de portraiturer un homme, sans qu’il s’en doute !

Quant à l’outillage du service photographique au Palais de Justice, on peut en juger par ce seul détail qu’en une nuit un des laboratoires peut fournir vingt mille épreuves timbres-poste sur papier instantané.

Il n’est pas étonnant que dans de telles conditions, avec ces deux sections : anthropométrie et photographie, réunies dans la même main, le service d’identification fonctionne à merveille. Il y a là, assurément, de quoi rassurer les bons et faire réfléchir les autres.

Jean SIGAUX

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