Les transformations chimiques de la matière

Alfred Ditte, La Revue Scientifique
Lundi 29 juin 2015

Leçon d'ouverture du cours de chimie minérale de la Faculté des sciences de Paris.

Lorsque des corps mis en contact donnent lieu à ce qu’on appelle une réaction, certains d’entre eux disparaissent en même temps qu’il s’en forme d’autres dont les propriétés peuvent être fort différentes ; on regarde comme caractéristique de la combinaison opposée au simple mélange, le fait qu’il est impossible de retrouver dans les composés aucune parcelle des composants. Si, par exemple, on chauffe dans un matras un mélange de 32 grammes de soufre avec 208 de plomb, le soufre fond d’abord, puis il se réduit en vapeurs ; bientôt le plomb devient incandescent en un point, la combustion se propage rapidement à toute la masse, et quand elle est terminée, au lieu du soufre et du plomb primitifs, il reste une substance bleuâtre, d’aspect métallique, cassante ; qui n’est autre que du sulfure de plomb, identique à la galène qu’on trouve dans certains filons. De soufre et de plomb on ne saurait plus découvrir trace : ces deux substances ont disparu en laissant une troisième à leur place. Il y a lieu de se demander quelles relations il y a entre cette dernière et les deux éléments desquels elle procède.

Supposons qu’au lieu d’être faite dans notre matras, l’expérience ait été conduite avec quelques précautions particulières ; que dans le mélange de plomb et de soufre on ait placé un appareil thermométrique capable d’en donner à chaque instant la température ; nous aurions constaté, en chauffant graduellement l’appareil, que la température du mélange monte peu à peu, et que si, au moment où l’incandescence se manifeste en un point, on supprime la source de chaleur, le thermomètre accuse tout d’un coup, malgré cette suppression, une élévation de température très grande ; il se dégage au moment de la combinaison une quantité considérable de chaleur en un temps très court, et c’est elle qui, portant le système à un degré auquel les radiations sont susceptibles d’affecter la rétine, produit l’incandescence. Cette quantité de chaleur peut être mesurée à l’aide de procédés et d’appareils précis ; elle a été trouvée égale à 17,8 cal.

L’expérience nous apprend donc que si l’on met du soufre et du plomb en présence dans des conditions telles que ces corps puissent réagir l’un sur l’autre, ils se combinent, c’est-à-dire qu’ils disparaissent en formant un autre corps dont le poids est rigoureusement égal à la somme des deux, mais qui en diffère par un certain nombre de calories devenues sensibles ; et ce qui se passe avec le plomb et le soufre a lieu dans tous les cas. Quand un système de corps, c’est-à-dire de formes de la matière pesante, se change en un autre système, le phénomène est toujours accompagné d’une variation thermique ; la seule différence essentielle que l’expérience nous montre exister entre un composé et ses composants est définie par la mise en jeu d’un nombre fixe de calories qui tantôt apparaissent sous la forme de chaleur sensible, tantôt disparaissent sous celle de chaleur latente, mais qui dans les deux cas ont pour effet de modifier les mouvements dont sont animées les particules matérielles, c’est-à-dire la force vive de ces particules. Ce sont là des faits d’expérience indépendants de toute théorie, de toute hypothèse.

Il arrive fréquemment qu’après avoir formé un corps en partant de deux ou de plusieurs autres on puisse, à l’aide du premier, reproduire ceux desquels on est parti tout d’abord ; ainsi, en chauffant du soufre et du plomb, nous avons fait de la galène ; en portant celle-ci à très haute température, nous pourrons obtenir du soufre et du plomb. Il en sera de même, dans un grand nombre de cas : de la chaux et de l’acide carbonique qui, à une certaine température, disparaissent en donnant du carbonate de chaux, réapparaissent quand on chauffe ce dernier au rouge vif. On peut d’ailleurs provoquer, à l’aide des énergies électrique, lumineuse, etc., des phénomènes du même genre que ceux que nous venons d’effectuer sous l’action de la chaleur.

Mais on ne peut pas toujours retirer aussi facilement d’un composé les éléments qui ont servi à le former. En mettant en présence de l’oxyde d’argent et de l’acide carbonique, ils s’unissent à la température ordinaire pour faire du carbonate d’argent ; mais celui-ci, quand on le chauffe, donne de l’acide carbonique, de l’oxygène et de l’argent métallique, et on aura bien souvent un résultat du même ordre. D’une manière générale, quand des corps, simples ou composés, s’unissent pour en former un autre, celui-ci peut, sous des influences diverses, ou bien reproduire le système duquel on est parti, ou bien engendrer un autre système plus ou moins complexe de corps. On en arrive donc tout naturellement à se demander si les produits de la décomposition d’un corps préexistaient dans ce corps et, inversement, si, après la combinaison de deux substances, les composants conservent dans le composé leur existence individuelle, ou quelque chose de cette existence.

Examinons d’abord la décomposition d’un composé binaire : il est à remarquer immédiatement que les éléments qu’on en peut retirer n’apparaissent pas toujours identiques à eux-mêmes.

Faisons passer un courant de chlore dans de l’eau tenant en suspension un excès de poudre d’étain ; il se produit du chlorure d’étain, et comme sa chaleur de dissolution est fort petite (0,8cal), le phénomène sera sensiblement le même, que l’on emploie peu ou beaucoup d’eau. Plongeons maintenant un barreau de zinc dans la solution obtenue, nous observerons dans tous les cas la précipitation d’étain métallique, mais celui-ci présentera des aspects très divers, suivant le degré de concentration de la liqueur employée ; il offrira toutes les transitions imaginables entre une poudre très divisée et des cristaux nets et brillants ; chacun de ces dépôts a une densité différente et des propriétés générales variant en même temps que la densité. Le même chlorure d’étain pourra donc donner de l’étain sous une multitude d’aspects, et tous les métaux permettraient de constater des phénomènes du même genre ; on ne voit intervenir ici aucune énergie capable de modifier le métal à mesure qu’il se dépose, et l’on ne saurait admettre que, s’il existe dans son chlorure dissous, il s’y trouve à la fois sous une quantité d’aspects différents.

Les choses sont plus nettes encore quand il s’agit de la décomposition de corps autres que les composés binaires. Nous savons que l’acide azotique, par exemple, s’unit aux diverses bases en dégageant des quantités de chaleur plus ou moins grandes, et donne des azotates qui offrent entre eux un certain nombre d’analogies. Si l’on soumet ces sels à l’action de la chaleur, tous se décomposent, mais ils le font de façons très différentes : l’azotate de potasse donne de l’oxygène et un azotite ; celui de plomb donne de l’oxygène, de l’oxyde de plomb et de l’hypoazotide ; avec celui de cuivre on obtient de l’oxyde de cuivre, de l’oxygène et un mélange d’azote et de plusieurs de ses composés oxygénés, etc. On n’en pourrait pas raisonnablement conclure qu’il existe de l’azotite de potasse et de l’oxygène dans le salpêtre ; que l’azotate de plomb contient oxygène, oxyde de plomb et hypoazotide, tandis que celui de cuivre renferme tous les corps que nous avons indiqués plus haut. Chaque azotate est une forme déterminée de la matière pesante possédant une existence individuelle ; il ne renferme ni acide, ni base, ni azote oxygène et métal, et pas davantage les combinaisons deux à deux de ces éléments. Mais, de tous ces azotates, on peut tirer d’autres corps simples ou composés, c’est-à-dire d’autres formes de la matière pesante, en modifiant d’une manière ou d’une autre le mouvement des particules de cette matière, soit en rendant la chaleur perdue au moment de la combinaison de l’acide et de la base, soit en modifiant d’une autre façon la force vive intérieure ; les produits de la décomposition auront toujours un poids égal à celui de l’azotate décomposé ; ils différeront de cet azotate par une quantité de chaleur en plus ou en moins, quantité qui suffit pour caractériser cette différence.

Parmi les azotates [1] , celui d’ammonium est tout à fait remarquable par la manière dont s’effectue sa décomposition pyrogénée ; il fond à 152°, et, vers 200°, il commence à donner lieu à un dégagement de gaz ; du protoxyde d’azote se produit seul entre 2000 et 300°, mais, au-dessus de cette température, on voit apparaître des produits multiples dus à un mode de décomposition qui consiste en la simultanéité de plusieurs réactions distinctes ; les principales d’entre elles sont, d’après M. Berthelot] (Force des matières explosives, t. Il, p. 182), les suivantes :

AzO3AzH4 fondu = Az2 + O + 2 H2O gaz + [2.58,2 - 83,9]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [+ 32,5].

AzO3AzH4 fondu = Az2O + 2 H2O gaz + [- 20,6 + 2.58,2 - 83,9] . . . . [+ 11,9].

AzO3AzH4 fondu = Az + AzO + 2 H2O gaz + [- 21,6 + 2.58,2 - 83,9] . . [+ 10,9].

AzO3AzH4 fondu = 4/3 Az + 1/3 Az2O3 + 2 H2O gaz + [- 1/3 . 22,2 + 2.58,2 - 83,9] . . [+ 25,1].

AzO3AzH4 fondu = 3/2 Az + 1/2 Az2O3 + 2 H2O gaz + [- 1/2 . 2,6 + 2.58,2 - 83,9] . . [+31,2].

AzO3AzH4 fondu = 2/5 AzO3H + 8/5 Az + 9/5 H2O gaz + [2/5 . 34,4. + 9/5 . 58,2 - 83,9] . . . . [+ 34,6].

Toutes sont exothermiques, par suite réalisables, mais la manière dont elles se produisent, la prédominance de quelques-unes d’entre elles dépendent de la température à laquelle la décomposition a lieu, et celle-ci à son tour n’est pas constante, mais est en rapport avec la vitesse d’échauffement. Si l’élévation de température est lente, l’azotate d’ammonium se décompose tranquillement en protoxyde d’azote et en vapeur d’eau ; si elle est très rapide, la réaction est violente et donne des produits complexes ; c’est ce que l’on observe quand on laisse tomber le sel dans un tube chauffé au rouge sombre : il brûle avec une flamme jaune et une petite explosion. Quand on opère au-dessus de 300°, la réaction réelle se montre à nous comme étant la somme d’un certain nombre de réactions s’effectuant en proportions inégales et sur des quantités différentes de matière, la température de la masse n’étant pas la même en tous ses points. Il en résulte que l’azotate d’ammonium, et tous les corps qui se comportent comme lui, éprouvent en réalité une infinité de modes divers de décomposition qui diffèrent les uns des autres, soit par la nature, soit par la proportion des produits qui prennent naissance dans cette décomposition.

Si, d’autre part, on fait passer dans un tube fortement chauffé, et en prenant les précautions nécessaires pour éviter toute combinaison au moment du refroidissement, les produits que donne l’azotate d’ammonium en se décomposant à une température quelconque, on obtient finalement de l’oxygène, de l’hydrogène et de l’azote, toujours dans les mêmes proportions. Dirons-nous que le nitrate d’ammoniaque est formé de protoxyde d’azote et d’eau en lesquels il se sépare entre 200° et 300° ? Le regarderons-nous comme constitué par de l’azote, de l’oxygène et les composés oxydés de l’azote qui peuvent s’en dégager au-dessus de 300° ? Admettrons-nous qu’il contient comme éléments constituants l’oxygène, l’hydrogène et l’azote qu’il donne seuls à très haute température ? Aucune de ces hypothèses n’est fondée, pas même la dernière qui, au premier abord, parait la plus simple ; il est bien vrai que nous voyons à température très élevée apparaître l’oxygène, l’hydrogène et l’azote, mais il ne saurait en être autrement, et rien n’établit qu’ils préexistent dans le nitrate. Dans l’état actuel de nos connaissances, le dernier degré de décomposition d’un corps est sa réduction en éléments réputés simples, éléments qui se distinguent des composés par quelques différences importantes, en particulier par leur chaleur spécifique moléculaire [2], différences dont nous ignorons les causes, mais qui les font résister à tous les moyens de décomposition actuellement entre nos mains. Lors donc que nous avons épuisé tous ces modes de décomposition sur un corps, la matière pesante qui le constitue doit nécessairement, après une suite de changements plus ou moins complexes, apparaître sous une ou plusieurs des formes simples contre lesquelles nos efforts sont demeurés impuissants jusqu’ici ; cela n’établit en rien que ces formes matérielles simples préexistent dans le composé dont nous avons modifié l’énergie interne de bien des façons avant de les obtenir.

Ainsi, partis pour faire l’acide azotique et l’ammoniaque, puis ensuite l’azotate d’ammoniaque, des éléments oxygène, hydrogène et azote que nous ne savons pas décomposer, nous devons fatalement les retrouver comme résultat définitif de la destruction des composés auxquels ils peuvent donner naissance, sans que cela prouve qu’ils existent dans ces composés. Tout ce que nous sommes en droit d’affirmer. c’est que partant des trois formes, azote, oxygène, hydrogène, de la matière pesante, formes qui toutes trois possèdent les caractères de ce que nous appelons des corps simples, nous savons avec ces trois éléments produire d’autres formes, nombreuses, de la matière pesante possédant les caractères de ce que nous appelons des corps composés ; toutes ces formes, tous ces corps diffèrent entre eux par la nature et la quantité du mouvement qui anime leurs particules, et ces différences se traduisent par des quantités de chaleur que nous savons mesurer. Mais rien n’établit que certains de ces corps soient parties constituantes des autres, et la destruction de chaque composé, tout en pouvant s’effectuer d’une infinité de manières, devra, en dernière analyse, nous ramener aux trois éléments azote, oxygène, hydrogène, desquels nous sommes partis, puisque, d’une part, nous ne pouvons pas plus détruire que créer de la matière pesante, et que, d’autre part, les éléments réputés simples ont résisté jusqu’ici à tous nos moyens de décomposition.

Par suite, rien dans la manière dont les corps se décomposent ne nous autorise à admettre que les substances qu’on en peut retirer y préexistent. En comparant entre elles les propriétés des composés et celles de leurs composants, nous arriverons à la même conclusion.

Dirigeons, comme nous l’avons fait tout à l’heure, un courant de chlore dans de l’eau tenant en suspension un métal divisé, du fer par exemple ; nous formons du chlorure de fer, et l’expérience nous apprend que ce chlorure possède : 1° un certain nombre de réactions communes aux sels de fer dissous et que nous regardons comme des caractères du fer, ou plutôt de ses dissolutions ; 2° un certain nombre de réactions que le chlore dissous présente également et qui nous servent à le caractériser : en particulier il donne, quand on le mélange avec une dissolution d’argent, un précipité de chlorure d’argent. On pourrait tirer argument de cette expérience pour dire que le chlorure de fer, possédant certaines propriétés du chlore, contient réellement cet élément simple.

Faisons maintenant agir le chlore sur de l’éthylène, ces gaz s’unissent à volumes égaux pour faire de la liqueur des Hollandais ; avec le gaz des marais, le chlore donnera lieu à la formation de divers composés parmi lesquels le formène trichloré ou chloroforme ; or, si l’on traite une dissolution de liqueur des Hollandais ou de chloroforme dans l’alcool, par une solution alcoolique de nitrate d’argent, elles ne donnent pas lieu à une double décomposition, il ne se forme pas de chlorure d’argent. On en peut cependant retirer du chlore, car si l’on fait passer de la vapeur de chloroforme, par exemple, dans un tube chauffé au rouge et qu’on la fasse arriver ensuite dans une solution de nitrate d’argent, le précipité de chlorure d’argent se forme en abondance.

Conclurons-nous. de là que le chlore existe dans le chlorure de fer et n’existe pas dans le chloroforme ou la liqueur des Hollandais ? Admettrons-nous qu’il existe dans ces trois corps, mais qu’il a dans l’un la propriété de donner lieu à des doubles décompositions et qu’il ne la possède pas dans les autres ? N’est-il pas préférable de laisser de côté ces hypothèses et de nous en tenir à ce que nous montre l’expérience, savoir : que les corps, quels qu’ils soient, engendrés avec du chlore, ont une existence propre, qu’ils sont définis dans leurs relations avec les corps générateurs par la quantité de chaleur dégagée ou absorbée au moment de leur formation, quantité mesurable avec exactitude, et qui, indépendamment de toute théorie, caractérise bien la différence qu’il y a entre le corps considéré et ses composants. L’expérience nous montre, en outre, que ces divers corps engendrés avec un élément commun n’ont pas tous les mêmes propriétés ; il nous appartient de distinguer celles-ci et de les comparer entre elles, mais quant aux raisons qui font que des corps différents ont des propriétés analogues ou différentes, elles nous échappent absolument encore ; il est vraisemblable qu’elles se rattachent au mouvement des particules matérielles, mais toutes les théories imaginées pour rendre compte de ces différences, pour pénétrer dans ce qu’on appelle la constitution des corps, ne nous ont rien apporté jusqu’ici que des hypothèses associées à un certain nombre de données expérimentales.

Revenons à notre chlorure de fer de tout à l’heure ; nous avons dit que sa dissolution présente un ensemble de propriétés qui nous servent à caractériser les sels de fer, et l’on pourrait encore tirer argument de ce fait en faveur de l’existence de ce métal dans ces sels. Mais si nous considérons, d’autre part, ces composés nombreux qui se forment quand le fer se trouve en présence d’un métal alcalin et des éléments du cyanogène, les ferrocyanures et ferricyanures qui ont pour types les prussiates jaune et rouge de potasse, l’expérience va nous fournir d’autres données. Une dissolution de ces corps ne donne pas lieu aux doubles décompositions qu’on observait avec les combinaisons du fer précédemment considérées ; on ne saurait y mettre le fer en évidence par ses réactions ordinaires, mais on le retrouve dès qu’on a détruit le cyanure complexe par un procédé convenable. Irons-nous conclure que le fer existe dans son chlorure et non pas dans le cyanure jaune ? Admettrons-nous que dans ce dernier il y a du potassium, mais pas de fer ? Prétendrons-nous que dans le prussiate de potasse, le fer est engagé dans quelque mystérieux groupement moléculaire que l’observation et l’expérience sont impuissantes à nous montrer ? N’est-il pas plus simple et plus conforme à l’idée que l’on se fait aujourd’hui d’une matière unique capable de révéler des formes diverses dont rien à priori ne limite le nombre, de constater simplement ce qui résulte de l’observation, c’est-à-dire que le chlorure de fer aussi bien que le ferrocyanure de potassium sont des corps doués d’une existence propre, et diffèrent de leurs composants par une certaine dose d’énergie interne que définit et mesure leur chaleur de formation à partir de ces composants ? Quant à la raison qui fait que le premier conserve certaines propriétés de ces composants, tandis qu’il en est autrement du second, il nous appartient de la chercher, sans nul doute, mais nous n’avons pas pu la découvrir jusqu’à présent.

i va sans dire, du reste, que les exemples que nous venons de citer ne sont pas des faits rares et isolés ; tous les dérivés chlorés, bromes, iodés, etc., obtenus par voie de substitution, ne donnent lieu à aucune double décomposition avec les sels d’argent ; ce n’est qu’après leur destruction qu’on peut constater la présence du chlore, du brome, de l’iode par leurs réactifs ordinaires. Le fer, dont nous avons vu les propriétés disparaître si complètement dans ses cyanures complexes, n’est pas le seul métal capable de se comporter ainsi ; le chrome, le cobalt, le manganèse, le platine, etc., sont susceptibles de former des combinaisons du même genre dans lesquels l’un des métaux constituants ne peut être mis en évidence par ses réactifs habituels.

La disparition des propriétés de l’un des composants d’un corps peut être constatée également dans de nombreux composés d’un autre ordre : M. Frémy a montré, par exemple, que le sesquioxyde des sels violets de chrome est soluble dans l’ammoniaque, et qu’il donne des composés peu stables, les sels ammoniaco-cobaltiques, qui rappellent les combinaisons ammoniaco-cobaltiques ; or, dans ces combinaisons, les propriétés du chrome et celles de l’ammoniaque ne peuvent plus être mises en évidence par des phénomènes de double décomposition. En outre, on peut, des sels arnmoniaco-chromiques, retirer des bases complexes dont les dérivés halogénés sont tels, qu’une partie de l’élément halogène qui a servi à les former est masquée comme le chrome lui-même, ne donne pas lieu à une double décomposition avec les sels d’argent, et ne , peut être déplacé sous la forme d’hydracide par les acides énergiques ; le plus souvent, le tiers de l’élément halogène qu’on peut retirer du corps envisagé se comporte de cette manière, tandis que les deux autres tiers peuvent être mis en évidence par les réactifs habituels.

La disparition des propriétés d’un corps dans certaines des combinaisons auxquelles il peut donner naissance appartient, d’ailleurs, aussi bien aux constituants composés qu’aux éléments simples : si, par exemple, on fait agir à basse température l’anhydride sulfurique sur le gaz ammoniac, on obtient une masse acide qui, traitée avec précaution par de l’eau froide s’y dissout lentement ; la liqueur mise en contact avec un excès de carbonate de baryte qui enlève l’acide sulfurique libre, puis filtrée et évaporée dans le vide dépose de beaux cristaux de sulfamate d’ammoniaque qu’on peut représenter par la formule SO3, 2 AzH3 ; ces cristaux redissous dans l’eau ne donnent lieu à aucune double décomposition avec les sels de baryte ; le chlorure de platine n’en précipite que la moitié de l’ammoniaque sous la forme de chloroplatinate ; ce n’est qu’après un séjour prolongé dans l’eau ou après ébullition avec ce liquide que le sulfamate d’ammoniaque devenu sulfate ammoniacal donne lieu aux doubles décompositions que l’on regarde comme caractéristiques de l’ammoniaque et de l’acide sulfurique.

On constate un phénomène du même genre quand on met l’éthylène et l’acide sulfurique en présence : l’éther éthylsulfurique , ou acide sulfovinique, qui prend naissance dans ces conditions, peut s’unir à la baryte pour donner un sel soluble dans l’eau, et ce n’est qu’après l’avoir détruit qu’on obtient la production du sulfate de baryte par voie de double décomposition.

Tel est encore le cas d’intéressants composés, les chromosulfates, récemment découverts et étudiés par M. Recoura [3]. Lorsqu’on chauffe pendant quelques heures à 90° de l’alun de chrome,

Cr2O3, 3SO3 + K2SO4 + 24H2O,

il perd la moitié de son eau, on peut alors le maintenir à 110° sans qu’il fonde, et cela jusqu’à ce qu’il ait perdu les deux tiers de l’eau restante ; il est alors changé en un composé nouveau, le chromosulfate de potasse (Cr2 4 SO4) K2 + 4 H2O. Celui-ci est lentement soluble dans l’eau ; sa dissolution étendue ne précipite pas avec le chlorure de baryum, elle ne donne rien avec les réactifs ordinaires du chrome, mais elle précipite immédiatement avec l’acide picrique, le chlorure platinique, etc., comme le font les sels ordinaires de potasse ; si on fait bouillir la dissolution, le chromosulfate se transforme en alun de chrome qui présente alors ses réactions accoutumées. M. Recoura a préparé des chromosulfates autres que celui de potasse, tous jouissent des mêmes propriétés ; l’acide sulfurique et le chrome n’y sont pas décelés par leurs réactifs ordinaires, tandis que le second métal y est mis en évidence par les siens. Quant à l’acide chromosulfurique (Cr 4 SO4) H2, c’est un acide fort dont la chaleur de neutralisation par la soude est égale à 66,4cal, celle de l’acide sulfurique par la même base étant 63,4cal ; c’est d’ailleurs un composé peu stable qui peut être engendré à l’aide des acides sulfurique et chromique, et avec un dégagement de chaleur à la suite duquel les propriétés des composants ont disparu, en même temps que se manifestent celles du corps qui résulte de leur union.

En définitive, toutes les fois que des corps se combinent ; et de quelque manière que la combinaison ait lieu, l’expérience nous apprend : 1° que la réaction est toujours accompagnée d’une variation de chaleur ; 2° que les corps mis en présence disparaissent pour faire place à d’autres ; 3° que le poids de la matière pesante est demeuré invariable ; 4° que, suivant les cas, on retrouve dans le composé, ou on n’y trouve plus, certaines propriétés des composants. En un mot, quand un système de corps se change en un autre système, les données fondamentales qui paraissent caractériser chaque corps sont, d’une part, la nature et la quantité du mouvement dont sont animées les particules de ces corps, d’autre part, la masse de ces corps, c’est-à-dire le poids moléculaire, et la transformation de l’un des systèmes en l’autre est définie par la variation d’énergie interne, qui peut elle-même être mesurée par la quantité de chaleur mise en jeu. L’expérience ne nous apprend pas autre chose ; elle permet de constater que des corps différents peuvent avoir, ou n’avoir pas, des propriétés communes, elle ne nous indique rien sur la cause de ces propriétés ; en particulier, lorsque des corps engendrés par un élément commun associé à des éléments différents présentent certaines propriétés qui appartiennent aussi à cet élément commun, cela ne prouve en rien que celui-ci existe encore dans les composés auxquels il a contribué à donner naissance.

Cela posé, les corps étant considérés comme des formes diverses d’une matière unique, différant entre elles par la quantité d’énergie interne qu’elles possèdent, et ne contenant en réalité aucune des substances qui ont servi à les engendrer, on est conduit à se demander ce que signifient les formules employées dans la nomenclature écrite et dans les équations chimiques.

Or, si nous mettons en présence de la chaux et de l’anhydride carbonique, par exemple, nous observons qu’il se forme du carbonate de chaux, en même temps qu’il se dégage 43,4 unités de chaleur ; nous exprimons le fait en disant que ces deux corps se sont unis pour former du carbonate de chaux, mais ce n’est là, après tout, qu’une forme de langage. Si nous voulons représenter graphiquement la réaction, nous écrivons :

CO2 + CaO = CO2, CaO + 43,4cal

Cela ne veut pas dire que le carbonate de chaux contient en réalité de la chaux et de l’acide carbonique ; la base et l’acide, en perdant 43,4cal, ont éprouvé une modification essentielle, le système chaux + acide carbonique s’est changé en une troisième forme de la matière pesante dans laquelle ne se retrouvent plus les deux premières, et qui diffère de l’ensemble de ces deux-là précisément par les 43,4cal dégagées au moment de la transformation.

On peut, du reste, engendrer le carbonate de chaux d’une autre manière, avec du carbone, de l’oxygène et du calcium, par exemple, et exprimer le fait par la formule ;

C + O3 + Ca = CO3Ca.

celle-ci ne signifie pas que le carbonate de chaux renferme les trois éléments précités, et si nous écrivons :

C + O3 + Ca = CO3Ca + 269,4cal

cela veut dire simplement que les trois corps, charbon, oxygène et calcium, se sont changés en un quatrième corps qui diffère de leur ensemble par 269,4cal en moins. Ces formules ne veulent en aucune façon dire que le carbonate de chaux contient réellement un ou plusieurs de ses générateurs composés ou simples ; elles expriment seulement qu’étant donné un système chimique en équilibre représenté par le premier membre de l’égalité, il est possible, au moyen de certains procédés que l’expérience fait connaître, d’en tirer de nouveaux systèmes également en équilibre, et cela à la condition absolue de mettre en jeu la quantité de chaleur que nous écrivons au second membre des égalités. De plus, si, par des moyens quelconques, on peut rendre aux systèmes écrits aux seconds membres la chaleur perdue au moment de leur formation, on revient aux premiers systèmes, et les corps qui les constituent réapparaissent dans leur état primitif.

Les formules brutes, les formules rationnelles, quelle que soit la notation adoptée, ne représentent donc pas autre chose que des transformations possibles ; elles indiquent que, partant de telles ou telles formes de la matière pesante, on peut, à l’aide de procédés convenablement choisis, et en opérant sur des poids déterminés des substances employées, obtenir un e ou plusieurs autres formes de cette matière ; que la transformation est accompagnée d’une variation thermique qui définit et mesure la différence qu’il Y a entre le système engendré et le système générateur. Les équations représentent d’ailleurs ordinairement l’un des modes les plus faciles de production d’un certain corps particulièrement considéré.

Si les formules rationnelles n’expriment en aucune façon qu’un corps déterminé renferme ses générateurs, à plus forte raison en est-il de même des schémas dits formules de constitution dans lesquels figurent le plus souvent, non pas même des corps réels. mais des radicaux hypothétiques dont l’existence n’est qu’une fiction et auxquels on attribue des propriétés imaginaires. Ces figures symboliques, qui prétendent représenter non seulement les radicaux que l’on ad met exister dans le corps considéré, mais encore la position qu’ils occupent les uns par rapport aux autres, peuvent avoir quelques avantages comme procédés mnémoniques permettant de se rappeler ou de retrouver des formules un peu complexes ; elles ne sauraient aller au delà. Si les corps réels n’existent plus dans les composés qu’ils produisent, à plus forte raison les résidus, les radicaux hypothétiques ne sauraient s’y trouver, et les formules dans lesquelles ils figurent ne représentent autre chose que les hypothèses imaginées pour les construire.

La chimie ainsi entendue, dit M. Mascart [4], « est une sorte de jeu d’arithmétique ; on donne aux éléments toutes les aptitudes nécessaires, le nombre de liens voulu, pour expliquer la formation des composés ; c’est comme si ceux-ci existaient déjà virtuellement dans les corps simples, comme si chacun d’eux portait en lui le plan des types qu’il servira à constituer. Lorsqu’un composé se présente ; on ne se préoccupe que d’un seul point : faire le compte et le classement des affinités ». — « Toutes les théories d’atomes, d’éléments, de fluides, dit de son côté M. Berthelot [5] , naissent d’une invincible inclination de l’esprit humain vers le dogmatisme ; la plupart des hommes ne supportent pas demeurer suspendus dans le doute et dans l’ignorance ; ils ont besoin de se forger des croyances, des systèmes absolus. »

Peut-être ces représentations symboliques ont-elles quelque utilité dans la science, en_ excitant et en soutenant l’imagination de ceux qui ne peuvent se résigner à rester sur le pur terrain de l’expérience ; mais, quoi qu’il en soit, on ne saurait méconnaître qu’il y aurait un danger scientifique à ce que certaines hypothèses devenant suffisamment accréditées pour que leur caractère soit très fréquemment méconnu, elles arrivent à passer pour des vérités expérimentales définitivement établies.

Cette tendance à représenter par des symboles graphiques, souvent d’ailleurs fort complexes, la prétendue constitution des corps, n’est peut-être pas d’ailleurs sans se rattacher par quelque lien avec une autre tendance, parfois exagérée, à représenter par une formule algébrique tout un ensemble de phénomènes ; sans doute, quand il s’agit de lois et de théories destinées à les relier entre elles, l’intervention du calcul devient nécessaire, mais dans l’étude des sciences physiques, il doit rester un instrument précieux dont il ne faut se servir qu’avec prudence et dont l’usage ne saurait être illimité ; l’observation, l’expérience et le raisonnement tiennent dans ces sciences le rôle principal, et le champ qu’ils offrent au savant est assez vaste pour qu’il n’ait pas besoin de sortir de leur domaine en ayant trop souvent recours à des développements mathématiques, qui n’ont plus guère de Physique ou de Chimie que le nom.

En définitive, nous voyons la matière pesante se manifester à nous sous un nombre illimité de formes plus ou moins stables, que nous appelons des corps, formes caractérisées, d’une part, par la nature et la quantité du mouvement qui anime leurs particules, de l’autre, par la masse de ces particules, c’est-à-dire le poids moléculaire. Nous ne savons rien de précis sur la masse absolue, sur la distance de ces particules, ni sur l’ordre de grandeur des forces qui peuvent s’exercer entre elles ; mais les phénomènes thermiques donnent la preuve et, jusqu’à un certain point, la mesure des travaux que les forces particulaires effectuent dans les réactions, et le calorimètre est devenu pour les chimistes un instrument aussi indispensable que la balance. Tout phénomène chimique qui s’accomplit ne produit expérimentalement que des efforts mécaniques, électriques ou caloriques ; or, on sait estimer en calories la valeur d’un courant électrique, on connaît l’équivalent mécanique de la chaleur, il n’est donc pas besoin de chercher aux phénomènes chimiques d’autre cause que celle dont provient la chaleur elle-même, et l’on peut, sans recourir à des hypothèses, analyser tous les phénomènes dus à la combinaison ou à la décomposition.

Alfred Ditte

[1Dans tous le reste de l’article l’abréviation Az est utilisé comme comme symbole de l’azote

[2Voir la Revue scientifique du 15 novembre 1890, les Classifications en chimie.

[3Comptes rendus de l’Académie des sciences, t. CXIV, p. 277.

[4Mascart, les Théories chimiques de l’enseignement (Revue scientifique, 2e série, 12 avril 1873, p. 970).

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