Station Préhistorique de Brassempouy

Émile Cartailhac, La Nature N° 1010 du 8 octobre 1892
Vendredi 27 février 2009 — Dernier ajout dimanche 18 septembre 2011

L’article que l’on va lire donne le récit d’une excursion particulière faite pendant le Congrès scientifique de l’Association française à Pau. Nous publierons prochainement une Notice offrant le résumé des autres excursions qui ont eu lieu pendant la session.

Dans les congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences, la 11e section (anthropologie) a l’habitude de faire une excursion particulière d’une journée. Aux environs immédiats de Pau, où l’on était réuni cette année, les grottes ou les tumulus ne font pas défaut, mais les grottes ont été fouillées et les tumulus ne contiennent souvent qu’un peu de cendres charbonneuses. Il fallait aller plus loin et l’on s’est décidé pour un gisement des Landes à 25 kilomètres au nord d’Orthez. A l’ouest du village de Brassempouy une métairie appelée Pape fait partie des beaux domaines de M. le comte de Pondenx. Là, au pied d’une petite colline, coule un modeste ruisseau qui va se jeter dans l’Œil de France (en béarnais et sur les cartes, le Luy de France). Il longe sous bois un escarpement de roches nummulitiques où s’ouvrent quelques anfractuosités.

La plus profonde avait été, il Y a quelques années explorée par M. Dubalen, pharmacien à Saint-Sever, qui avait publié ses belles trouvailles dans les Matériaux pour l’histoire primitive de l’homme (1881). Ses fouilles, en entamant le talus qui descend du rocher au bord de l’eau, avaient montré toute l’importance de ce gisement. Elles viennent d’être reprises grâce à la bienveillante autorisation de M. de Pondenx, au zèle de son représentant, M. de Poyusan, et par les soins de MM. de Laporterie et Dubalen. Nous arrivions nombreux sur le chantier le 18 septembre, anthropologistes et géologues réunis sous la direction de M. Schlumberger, de la Société géologique de France, auquel M. le Dr Magitot, de l’Académie de médecine, président de la 11e section, avait tenu à céder la présidence, parce que la géologie est la base solide des études préhistorqiues. Parmi nous étaient Mm. Malaise, de l’Académie de Bruxelles, O’Reilly, de l’Université de Dublin, Cotteau, correspondant de l’Institut, Ed. Piette, le grand fouilleur des grottes Pyrénéennes, Elie Massenat, son rival en Dordogne et Corrèze, Sirodot, doyen de la Faculté de Rennes.

Une petite séance fut d’abord tenue. Mm. de Laporterie et Dubalen exposèrent l’historique des recherches effectuées dans la grotte, M. Reyt, de la Faculté des sciences de Bordeaux, donna un aperçu de la géologie locale.

C’était vraiment une curieuse scène : à l’ombre du bois dont le feuillage laissait filtrer quelques rayons d’un beau soleil, quarante personnes, soit assises sur le gazon, soit appuyées contre les arbres, et parmi elles quelques dames, écoutaient les explications que donnait l’orateur, la craie à la main, entre le classique tableau noir et des tables chargées de collections, tandis que les ouvriers, leur pioche et leur pelle au repos, regardaient surpris.

Bientôt après, nous envahissons les tranchées. Le produit des fouilles récentes, sauf quelques pièces réservées à juste titre, est livré aux amateurs. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, de grands tas d’os et de silex taillés disparaissent, chacun se hâte d’entamer le talus et de travailler pour son compte. On parle peu ; on jette des regards furtifs et jaloux sur le voisin qui parait être sur un meilleur coin ; les poches continuent à se gonfler.

Mais le soleil descend, l’heure du retour va sonner, l’on fait honneur au lunch qui a utilement remplacé les fossiles sur les tables, et les discussions savantes reprennent avec entrain. Le soir, on dînait à Orthez à l’auberge de la Belle Hôtesse, et, favorisés par un panier de vieux Jurançon gracieusement offert par notre collègue, M. Planté, maire de cette ville charmante et renommée, nous portions la santé de l’Irlande, de la Belgique, de la Patrie française, du Béarn et du préhistorique.

La station de Pape est l’une des plus intéressantes du Midi pyrénéen. On ne peut que souhaiter la continuation des fouilles. La grotte paraît vide, mais le talus antérieur s’étend sur une grande longueur ; il est entièrement pétri de vestiges de l’occupation humaine, et il sera possible de reconnaître divers niveaux. Actuellement, nous sommes embarrassés par un mélange d’objets qui n’a d’autre cause que la rapidité excessive des ouvriers travaillant sur des points différents. On sait que longtemps après le dépôt des nappes de graviers qui l’enferment les ossements des animaux quaternaires les plus anciens associés aux silex taillés suivant les types de Saint-Acheul, au bord de la Somme, ou de Chelles, vallée de la Marne, les habitants de notre pays avaient transformé leur industrie. Le fameux gisement de Solutré (Saône-et-Loire), celui de Laugerie Haute, aux Eysies, en Périgord, sont considérés comme donnant une idée parfaite de la civilisation nouvelle. Les ossements ne sont pas ouvragés avec cette incomparable variété qu’on admirera plus tard chez les chasseurs de renne proprement dits ; en revanche, le silex est travaillé avec une grande habileté, les longues pointes de lance, de flèche retaillées sur les deux faces, abondent. Les objets d’art commencent à se montrer.

C’est à ce niveau, comme je l’avais déjà reconnu en 1881, que se rapporte, en partie, le gisement de Pape. Ainsi ce faciès de Solutré, peu commun d’ailleurs en France, inconnu encore dans les Pyrénées, se rencontre dans un département du Sud-Ouest. Les Landes ne possèdent pas ce seul gisement ; les silex de type solutréen ont été recueillis en trois ou quatre localités, et les plus beaux ont une physionomie particulière qui les distingue de ceux du reste de la France, surtout quand on observe une série, par exemple, celle de Montaut, près Saint-Sever.

Mais à Brassempouy on ne trouve pas seulement ces formes ; il y a aussi la plupart des outils de l’âge du renne, lames diverses, grattoirs et racloirs, pointes minuscules. On remarque surtout les os travaillés et par dessus tout les œuvres d’art, os gravés ou sculptés. Déjà M. Dubalen avait recueilli une amulette fabriquée avec un os de poisson et figurant une tête de cheval, identique à celles que M. Piette a trouvées au Mas-d’Azil et ailleurs. C’est un des très rares objets d’art de cette civilisation primitive qui se rencontre plusieurs fois. On avait aussi un fragment d’une autre pendeloque figurant un phoque, un croquis de cheval, etc. Les fouilles nouvelles ont donné une très curieuse pièce d’ivoire et le bas d’une statuette humaine également d’ivoire.

On sait que la série des représentations humaines de cette époque est encore bien restreinte. Elle se compose principalement d’une statuette de femme (marquis de Vibraye) et des gravures suivantes : l’Homme au bâton sur l’épaule (Christy et Lartet), l’Homme et l’aurochs (Elie Massenat), la Femme au renne (Ed. Piette, ante abbé Landesque). La nouvelle pièce n’apporte aucun renseignement nouveau. Toute la partie supérieure du corps manque et la partie inférieure n’est qu’ébauchée avec soin. Est-ce un homme ou une femme ? Une écaillure récente empêche de répondre. Entière elle devait avoir 0,12m de haut.

D’autres objets d’ivoire, n’ayant pas le même intérêt, ont été ramassés dans les terres. Je ne connais qu’une autre station qui, à cet égard, puisse être comparée, c’est celle de la Crouzade, au sud de Narbonne, explorée par M. Rousseau. Mais, dans l’Aude, les os bruts de Mammouth manquaient ; ils abondent ici. Nous avons trouvé plusieurs molaires, des fragments du squelette de Elephas primi genius et aussi du Rhinocéros (R. Tichorhinus) de la Hyène, du Loup, de l’Ours, du Cerf, du Renne, du Cheval, du Bœuf, etc.

Ainsi la grotte de Brassempouy confirmerait l’hypothèse émise à propos de Solutré, par de Ferry et Arcelin, et surtout du Mas-d’Azil, dans l’Ariège, par Ed. Piette. Cet art étonnant des troglodytes de l’âge de la pierre a commencé par la sculpture et n’a connu que plus tard les ressources de la gravure, et surtout il a commencé de très bonne heure, alors que les troupeaux des grands pachydermes parcouraient nos vallées aux eaux ruisselantes et à la végétation plantureuse.

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