Les Orchidées

J. Costantin, La Revue Scientifique — 4 juillet 1903
Mardi 11 novembre 2014 — Dernier ajout dimanche 20 novembre 2016

Conférence faite au Muséum le 17 mai 1903

La science s’est enrichie depuis un siècle et Surtout dans ces dernières années de notions nouvelles et intéressantes dans le domaine de la biologie ; les faits épars, les observations isolées ont pu être rassemblés en faisceau et une théorie pleine de grandeur a été édifiée, grâce aux efforts d’une légion de chercheurs.

Tous les êtres se transforment, telle est la formule de cette doctrine nouvelle. En me servant de l’expression de doctrine nouvelle, je traduis mal ma pensée, car rien n’est plus ancien que la théorie de l’évolution ; on suit ses métamorphoses à travers tous les âges, et on peut presque dire qu’elle est aussi vieille que la civilisation humaine. Elle a été exposée d’une manière très explicite par les philosophes grecs Anaximandre et Empédocle, qui ne faisaient que traduire, dans le langage scientifique de leur temps, ce qui se cachait sous la mythologie païenne et ce qui en constituait le fondement. Cela ne veut pas dire que les évolutionnistes contemporains cherchent à ressusciter le paganisme, ni que leurs conceptions sont incompatibles avec la civilisation chrétienne.

On a déduit du darwinisme, souvent d’une manière prématurée et inexacte, une multitude de conséquences sociales, littéraires, philosophiques, politiques et religieuses qui n’ont pas été sans inspirer de graves inquiétudes aux défenseurs de l’ordre social et de la tradition, et non sans susciter des doutes chez quelques bons esprits, d’ailleurs très indépendants. Aussi peut-on se demander si l’heure n’est pas venue de chercher quelque chose de plus et de mieux ; les hautes et puissantes conceptions purement théoriques des savants ne sont-elles pas susceptible d’applications pratiques, et n’a-t-on pas là une pierre de touche pour contrôler leur valeur ? Si le transformisme est apte à guider l’agriculteur, l’horticulteur, l’industriel vers la solution des problèmes qu’ils se posent chaque jour, il ne sera plus considéré comme une vue purement idéale, sans rapport avec la réalité. La vérité de ce concept apparaîtra aux yeux de tous le jour où. il servira à enrichir l’humanité et à améliorer le sort de nos semblables.

Les Orchidées, que j’ai cru devoir choisir comme exemple pour vous fournir les éléments d’une pareille démonstration, paraissent, de prime abord, n’offrir qu’un sujet bien restreint, capable d’intéresser seulement une catégorie limitée de personnes ; mais, en abordant leur étude, nous verrons peu à peu l’horizon s’élargir et les aperçus nouveaux, rencontrés à chaque pas, nous permettront de tirer les conséquences les plus inattendues et de déduire les applications les plus intéressantes.

1. - Les Orchidées sont des plantes remarquables à tous les égards. Elles sont d’abord d’une grande beauté. Elles sont aujourd’hui grandement à la mode, grâce à l’ampleur de leurs /leurs, à la richesse de leurs coloris, à l’étrangeté de leurs formes. Depuis longtemps les botanistes avaient été frappés des singulières apparences des Orchidées de notre pays qu’ils ont cru pouvoir comparer à des abeilles, à des araignées, à des mouches, à des hommes pendus, à des singes, etc. Mais lorsque les voyageurs rapportèrent en Europe les plantes merveilleuses de la flore tropicale, l’admiration n’eut plus de bornes ; la mode s’en mêlant, l’on vit progressivement la valeur de certaines espèces rares atteindre des prix invraisemblables. On a cité de simples individus qui se sont vendus jusqu’à plus de 7 500 francs, tel a été le cas d’un Cypripedium (sabot de Vénus) en 1888. Dans ces dernières années, ces chiffres fantastiques se sont un peu abaissés ; malgré cela, il y a deux ans, M. Duval, un des horticulteurs orchidophiles les plus habiles, montrait à l’exposition d’horticulture un petit lot de ces plantes précieuses, comprenant un très petit nombre d’individus, et il l’estimait à plus de 20 000 francs [1].

Pour comprendre la valeur extraordinaire de ces plantes rares, il faut se rappeler les efforts que sont obligés de faire les orchidophiles pour se les procurer. Les grandes maisons d’horticulture d’Angleterre, de Belgique, de France organisent à grands frais de véritables expéditions destinées à visiter les terres les plus inconnues, celles dont l’exploration offre le plus de dangers, hors des routes fréquentées ou dans des contrées malsaines, au fond de forêts inextricables ou de déserts manquant de ressources. Le mondain amateur, en admirant dans son salon, sur sa table, dans ses serres les fleurs magnifiques qui s’y épanouissent, ignore d’ordinaire l’histoire souvent tragique de leur découverte : la fièvre, la famine et la mort ont été souvent les seules récompenses du malheureux voyageur qui les expédia au début en Europe.

C’est dans un singulier état d’ailleurs que les Orchidées arrivent chez l’horticulteur. Si, en visitant un établissement horticole, vous demandez à voir les Orchidées exotiques nouvellement reçues, on vous présentera d’informes tronçons, presque complètement desséchés, qu’une personne inexpérimentée serait tentée de jeter immédiatement. Le praticien habile se garde bien d’agir ainsi, il place dans une serre sur de la mousse légèrement humide ces tiges tuberculeuses fripées, ces feuilles ridées de manière que l’eau y pénètre de nouveau peu à peu. Ces sortes de squelettes se raniment, entrent bientôt en végétation, recommencent à croître et redonnent bientôt des plantes dont les fleurs feront l’objet de la convoitise des amateurs.

Comment se fait la culture de ces plantes ? Les plus remarquables d’entre elles étant de la région tropicale, on a songé au début à les cultiver en serres chaudes dont la température varie entre 22° à 30°.

Mais, à la suite de nombreux insuccès, on s’est aperçu que toutes ne venaient pas également bien. C’est que toutes les plantes équatoriales ne sont pas comparables ; celles qui croissent à une faible altitude ont besoin de plus de chaleur que celles qui végètent sur les montagnes. Suivant l’altitude du pays d’origine, on devra cultiver les Orchidées tropicales dans la serre chaude, dans la serre tempérée ou même dans la serre froide. Les espèces croissant entre 1 000 et 2 500 mètres au voisinage de l’Équateur seront de serre tempérée et la moyenne de température pourra être de 15° à 20°, pouvant même descendre la nuit, d’une manière exceptionnelle il est vrai, à 7° et 9°. Les plantes qui croissent entre 2 000 et 3 000 mètres sont de serre tempérée froide ; enfin celles qui végètent jusqu’à 4 000 et 4 800 mètres sont des plantes de serre froide dont la température peut s’abaisser à 5° et 6° dans les nuits d’hiver.

Les serres à Orchidées sont basses, à double versant, ou adossées et exposées de l’ouest à l’est, leur direction étant nord-sud, car le plein midi doit être évité.

Il faut d’ailleurs, au milieu du jour et pendant les fortes chaleurs, tamiser la lumière à l’aide de toiles, car en général, les Orchidées ne sont pas des plantes de plein soleil.

Ces serres doivent être saturées d’humidité, et on arrose non seulement les plantes, mais le sable à côté, réalisant ainsi une atmosphère chargée de vapeur d’eau rappelant celle des forêts vierges.

La culture des Orchidées se fait bien souvent sur de petits paniers, sur des morceaux de bois (fig. 2) que l’on suspend dans la serre. Dans ces conditions, la nourriture qu’on leur donne n’est pas bien considérable, Il en est d’ailleurs de même quand la culture se fait en pot, car’ le récipient est rempli souvent au trois quarts de tessons pour assurer le drainage, et l’on se contente de combler le reste avec du Sphagnum et du Polypode haché.

Il. - A quoi tiennent donc ces particularités singulières de culture ? A ce que les Orchidées sont le plus souvent des plantes épiphytes. Nous n’avons pas l’idée, dans les pays du nord, de cette végétation singulière ; accidentellement on observe quelquefois en Europe, le long des fleuves dans les vallées très humides, sur les vieux saules, une flore aérienne ; mais c’est dans la forêt vierge qu’il faut l’étudier pour se rendre compte de sa puissance.

Tous les voyageurs ont célébré à l’envi l’exubérance de la végétation tropicale, d’une densité extraordinaire : « Ces forêts merveilleuses de l’Amérique du Sud, disait Agassiz, sont tellement denses et tellement emmêlées de parasites gigantesques qu’elles forment une masse solide et compacte de verdure. »

Au lieu de nos troncs nus dressés côte à côte sur un sol qui porte quelques misérables herbes, nous nous trouvons devant un inextricable pèle-mêle de végétaux remplissant tout l’espace qui est compris sous la cime des arbres. Stanley a pu dire que les végétaux y sont tellement entrelacés que « si le sommet était plan, il semblerait facile de faire route par-dessus », Il y a sur les arbres de véritables jardins suspendus, c’est une sorte de forêt aérienne qui est comme greffée sur la première.

Comment ces plantes ont-elles pu s’installer là ?

La légèreté des graines est une première condition nécessaire pour la réussite de ce mode d’existence et, à ce point de vue, les Orchidées, qui ont des graines extrêmement petites, étaient évidemment désignées pour constituer une portion notable de cette végétation épiphyte. Les semences de ces plantes extrêmement nombreuses, qui. ont été comparées à de la sciure de bois, sont emportées au loin par le moindre souffle de vent ; elles se déposent sur les branches des arbres, où elles germent et ne tardent pas à prospérer.

Ce n’est d’ailleurs pas du premier coup que ce résultat a été atteint : pendant de nombreuses générations, beaucoup de ces plantes ainsi installées sur les branches ont périclité, mais quelques-unes d’entre elles, par des variations heureuses, ont présenté des particularités de structure leur permettant de se maintenir, de fleurir et de fructifier. Ce sont celles-là qui ont fini par triompher, et les singularités de leur organisation à l’heure actuelle trahissent les luttes anciennes contre les mauvaises conditions de vie. Qu’avaient donc à redouter ces plantes ? D’abord le manque de sol qui permet aux végétaux terrestres de se fixer et de se nourrir, ensuite le manque d’eau qui les vouait à la mort comme les plantes désertiques. Elles ont obvié aux dangers de cette situation en formant, dans certains cas, autour des branches, un lacis inextricable de racines au milieu desquelles les débris de feuilles de poussière ont fini par s’accumuler et constituer une sorte de terreau grâce auquel la fixation a été assurée. Pendant ce temps, d’autres racines pendant dans l’air ont dû se modifier profondément à leur surface, de manière à constituer un tissu appelé voile, leur permettant d’absorber la pluie tombée du ciel ; une goutte d’eau, en effet, placée sur ces racines, est aussi promptement absorbée que sur un papier buvard. L’eau, une fois introduite dans la plante, s’accumule dans les renflements des tiges, de sorte que le végétal installé sur les plus hautes branches peut braver impunément la sécheresse. Aussi, malgré les conditions d’existence qui paraissent très défavorables, quelques-unes de ces plantes acquièrent-elles une puissance végétative merveilleuse : tel est le cas de ces Grammatophyllum qui ont des branches de plusieurs mètres de long, pourvues de feuilles très larges ; au moment de la floraison, leur exubérance vitale se manifeste par l’apparition de 50 à 60 hampes, portant 4 000 à 5 000 fleurs qui s’épanouissent d’un seul coup et produisent, par conséquent, un effet véritablement magique.

Mais d’ordinaire la vie de ces plantes reste plutôt pénible : leurs tiges et leurs feuilles demeurent peu développées. Tous les efforts du végétal paraissent portés vers le développement des fleurs qui atteignent le plus ordinairement une amplitude merveilleuse. Certains savants ont recherché les causes qui ont pu présider à l’accroissement de ces magnifiques corolles.

Ill. - Les insectes qui, d’après Darwin, sont les grands agents de la fécondation croisée si avantageuse aux plantes, ont pu être les sélectionneurs inconscients des espèces à grandes fleurs et contribuer ainsi au développement des brillants pétales des Orchidées. L’illustre savant anglais était même disposé à croire que toutes les anomalies singulières de l’étamine et du pistil de cette famille étaient en relation avec le rôle des insectes dans la fécondation.

Que faut-il penser de cette opinion ? Est-on en droit d’admettre que les insectes peuvent, à un degré quelconque, agir sur l’évolution des fleurs ? Cette question est encore, ainsi que vous l’a exposé dimanche dernier mon excellent et distingué collègue M. Bouvier, l’objet de nombreuses controverses. Aux arguments, généraux qui vous ont été exposés il y a huit jours, plaidant en faveur de la réalité de cette action, je voudrais ajouter un seul fait, mais qui me parait décisif en faveur de cette manière de voir. Bien que cet exemple soit pris en dehors de la famille des Orchidées, je vous demanderai la permission de vous le citer, car l’importance du problème est considérable ; la question du rôle des insectes est d’ailleurs intimement liée à l’histoire de la famille qui doit faire l’objet de cette conférence.

La preuve que je veux fournir est prise dans un domaine agricole, et sa valeur n’en est que plus grande à mes yeux. La culture du figuier est pratiquée dans le bassin méditerranéen d’une manière très intéressante au point de vue qui nous occupe. Depuis l’époque phénicienne, les agriculteurs de cette région savent qu’il faut, pour obtenir de bonnes figues, suspendre des caprifigues au milieu des plantations de figuiers. Théophraste, célèbre botaniste grec, élève d’Aristote, connaissait la raison de cette pratique ; Pline l’Ancien, qui a également recueilli cette tradition, dit à ce propos : « La figue, seule entre tous les fruits, arrive d’une façon merveilleuse à la maturité » ; ce résultat est obtenu à l’aide du caprifiguier, « figuier sauvage qui ne mûrit jamais ». « Ce figuier, ajoute-t-il, engendre des moucherons ; ces insectes, privés d’aliment sur l’arbre natal, lorsque tout y est transformé en putrilage, volent sur le parent (figuier cultivé) ; et criblant de morsures la figue, c’est-à-dire ouvrant les pores du fruit par leur avidité, ils pénètrent dans l’intérieur, amènent d’abord avec eux le soleil et introduisent par ces portes ouvertes l’air fécondant. » « Dans les plantations de figuiers, on place un caprifigue au-dessus du vent pour que le souffle emporte sur les figues le vol des moucherons. »

Jusque dans ces dernières années, les naturalistes ont pensé que cette opinion de Théophraste et de Pline était sans fondement comme tant d’autres des anciens, mais les travaux de M. de Solms-Laubach ont donné la clef de ce mystère.

Le caprifiguier est une variété du figuier dont les fleurs femelles-ont des styles courts (fig. 3, a), ce qui permet aux moucherons signalés par les Grecs et les Romains de déposer leurs œufs dans l’ovaire ; ce Blastophaga, fécondé au moment où il sort de l’ovaire, vole sur le figuier comestible et barbouillé de pollen du caprificus (seul mâle) [2], arrive au fond de la figue cultivée (exclusivement femelle) ; là encore l’animal cherche à déposer ses œufs dans l’ovaire, mais il n’y parvient pas parce que cette variété a des styles longs (fig. 3, b) qui, pressés les uns contre les autres, empêchent la pénétration de la tarière dans l’ovaire. Le seul résultat de sa visite est de féconder les pistils et de provoquer la maturation de figues délicieuses.

A quelles causes faut-il attribuer la différenciation de ces deux variétés ? Il est assez vraisemblable d’admettre qu’à l’origine quelques figues ont eu accidentellement des styles un peu plus courts ; visitées par les Blastophaga, ces réceptacles ont eu leurs pistils remplis d’œufs du moucheron. Le résultat de cette intervention de l’insecte aurait dû être la suppression des graines du figuier et la disparition de l’espèce ; grâce aux individus à styles longs, l’espèce a pu se maintenir, La nécessité de deux sortes d’individus à styles longs et à styles courts a commencé à se faire sentir : les premiers pour la persistance du figuier, les seconds pour le maintien du Blastophaga. La localisation des étamines seulement sur le caprifiguier est la suite fatale de l’action de l’insecte : si les fleurs mâles avaient été sur le figuier comestible, l’hérédité n’aurait donné que des plantes à styles longs, d’où la disparition du Blastophaga.

On pourrait objecter à l’explication précédente que la sélection que nous attribuons au moucheron est, en réalité, due à l’homme : celui-ci ayant découvert deux variétés, l’une comestible et l’autre non mangeable, puis s’étant aperçu (beaucoup plus tard) que les caprifigues, par leurs moucherons, étaient utiles à la formation des bonnes figues, avait été amené par la culture à perfectionner ces deux variétés qui étaient toutes deux nécessaires, L’homme a pu évidemment jouer un certain rôle à ce point de vue, et l’antiquité de la culture du figuier est en harmonie avec cette opinion ; mais comme on a trouvé chez d’autres espèces de Ficus non comestibles (F. hirta, diversifolia, Ribes, cecicarpa, canescens) la mémé différenciation sous l’influence d’autres espèces de Blastophaga (B. quadripes, etc au lieu de psenes du Ficus carica), il faut invinciblement conclure que la différenciation du Ficus carica est antérieure à la culture de l’homme.

La sélection par les moucherons est arrivée à l’heure actuelle à un tel degré de perfection que la plante est aujourd’hui incapable de se passer d’eux. Ce point est capital et établi d’abord par les observations des Arabes d’Algérie qui prétendent que lorsqu’ils ne suspendent pas à un fil le dokkar (caprifigue) au milieu de leurs plantations (fig. 6), les figues avortent, II est vrai que beaucoup de savants attribuent cette opinion (qui est d’ailleurs celle des Napolitains) à de vieilles superstitions, Mais des observations faites en Californie, tout récemment, ont placé la question sous un jour nouveau. Le figuier de Smyrne introduit aux États-Unis n’y a jamais donné de figue : c’est seulement depuis l’introduction du Blastophaga (les caprifiguiers ont été introduits en 1899 d’Algérie) qu’il donne des fruits, et les directeurs du département de l’agriculture des États-Unis n’ont pas hésité à affirmer que c’était le fait agricole le plus important de 1899.

Cet exemple prouve, à la fois, l’importance de la biologie pour l’agriculture et le rôle indiscutable des insectes dans l’évolution des plantes.

Ce résultat nous familiarise donc avec ces notions nouvelles et nous conduit à examiner avec plus d’attention les idées de Darwin sur la fécondation des Orchidées.

La fleur de ces plantes présente une série d’anomalies qui ont vivement excité la curiosité de ce grand naturaliste. Le pollen, cette poussière fécondante des végétaux, au lieu d’être formé d’une multitude de petits grains destinés à être disséminés au loin par le vent, reste agrégé en une seule masse appelée pollinie. Darwin s’est demandé quelle était l’origine de cette particularité ? Pour essayer de résoudre ce problème, il se mit à observer attentivement les insectes qui viennent butiner les fleurs d’Orchidées pour y trouver le nectar ; il s’aperçut qu’ils emportaient sur leur tête, sur leur trompé, sur d’autres parties de leur corps la masse pollinique comme une sorte de plumet. Ce n’était pas un fait accidentel, il se répétait toujours.

Les insectes étaient donc encore ici chargés, à leur insu, par la nature, mère prévoyante, d’assurer la pollinisation, c’est-à-dire la formation des graines ; coiffé de son aigrette pollinique, l’insecte dépose le pollen sur le stigmate et assure ainsi la perpétuité de l’espèce. Darwin a répété d ’ailleurs l’expérience en se substituant à l’insecte, il a introduit dans une fleur un crayon, une soie de porc, et il est parvenu à détacher la masse pollinique qui restait fixée à l’objet quand on le retirait de la fleur ; pendant le transport dans l’air, le pédicelle de la pollinie se contractait, et lorsqu’on dirigeait le crayon vers une nouvelle fleur, la masse pollinique venait buller sur le stigmate et opérait la pollinisation croisée, très avantageuse en général pour les végétaux. Ainsi donc, toutes ces remarques semblent indiquer que l’existence de pollinies est en relation avec l’intervention des insectes dans la pollinisation. Cette opinion se trouve confirmée par une autre constatation importante de Darwin que, sans insectes, la fécondation n’a pas lieu. De nombreuses observations faites antérieurement s’accordent d’ailleurs avec cette remarque. La durée de la floraison des Orchidées dans les serres est souvent extrêmement longue (M. Bleu cite un Phalenopsis amabilis dont la floraison dure 3 mois). Cela tient à ce que les insectes qui transportent le pollen n’y existant pas, la pollinisation n’a pas lieu et la fleur ne se fane pas. Mais vient-on à la féconder artificiellement, dès le lendemain de la pollinisation, la fleur commence à se refermer, ses belles couleurs se ternissent, son odeur perd sa suavité et sépales, pétales, labelle, ne tardent pas à se faner.

C’est là, ajoutons-le de suite, une condition très favorable pour.obtenir des hybrides.

Il y a d’ailleurs un exemple célèbre qui prouve quel rôle important jouent les insectes dans la poliinisation, c’est celui de la vanille. Cette plante mexicaine est cultivée pour ses fruits qui contiennent un parfum pénétrant et agréable. Dès 1820, le gouvernement français s’est efforcé d’introduire cette culture dans les colonies françaises ; c’est un pied cultivé au Muséum, et que nous possédons encore à l’heure actuelle, qui a été introduit à cette époque à La Réunion par l’ordonnateur Marchand. Malheureusement ce dernier avait négligé d’introduire avec la vanille les insectes qui en assurent la pollinisation, de sorte que, malgré le succès très réel des cultures, la vanille n’a été jusqu’en 1840 qu’une plante d’ornement dans notre belle colonie africaine. Les fleurs étaient assez belles, les plantes en parfait état de santé, mais il n’y avait pas de fruits.

Heureusement il y avait en Europe des jardiniers habiles, connaissant la physiologie des végétaux, qui essayèrent de très bonne heure de polliniser la vanille : ils y parvinrent, c’est Neumann, chef des serres au Muséum, c’est Morren, horticulteur belge, qui réussirent les premiers celle opération. Ce résultat fut-il connu à la Réunion ? Cela n’est pas invraisemblable. Cependant, il semble bien que l’honneur de la découverte de la technique très simple de la pollinisation revient à un jeune noir nommé Allbius.

Le mécanisme très simple suivi par les femmes et les enfants chargés de la pollinisation dans les grandes vanillaires de La Réunion et de Mayotte, etc., est le suivant : à l’aide d’un petit stylet de bambou le labelle est d’abord abaissé, c’est là le premier mouvement ; au deuxième, le stylet relève la lamelle qui, au-dessous de l’étamine, couvre le stigmate ; en rapprochant enfin les deux pouces, on écrase la masse pollinique qui sort de l’anthère et se dépose sur le stigmate, la pollinisation est alors effectuée, et c’est la troisième et dernière phase de l’opération.

Cette technique très simple peut être apprise aisément, elle exige seulement des mains délicates,aussi ce travail est-il confié surtout à des femmes. L’opération qu’on vient de décrire a une grande importance pratique, un chiffre suffira pour le prouver : dans une seule exploitation de Mayotte, on a fécondé en une année près de deux millions de fleurs. Ici encore la biologie guide le cultivateur.

En somme, grâce à l’intervention d’insectes, le transport d’un grand nombre de grains de pollen se trouve assuré, et par cela même la formation d’un grand nombre de graines. La nécessité d’un grand nombre de graines est liée à leur petitesse, et aussi, comme nous allons le voir, à la difficulté de leur germination. La petitesse des graines paraît en relation avec la vie épiphyte ; nous allons voir que la difficulté de la germination dépend du saprophytisme.

IV. - Toutes les Orchidées ne sont pas épiphytes, bien que ce mode d’existence soit très répandu dans cette famille. Il est un autre processus vital qui s’observe dans quelques cas, qui est probablement plus primitif et plus important encore, et dont l’épiphytisme a dû dériver : c’est le saprophytisme. Quelques Orchidées de nos bois comme les Neottia sont décolorées ou jaunâtres, d’autres comme le Limodorum ont une teinte violacée très étrange. A quoi tient ici l’absence de cette couleur verte qui est répandue partout clans le règne végétal ? On sait que c’est grâce à celle couleur verte que les plantes se nourrissent aux dépens de l’air et de l’acide carbonique qu’il contient ; cette nutrition n’est plus possible ici. Il y a donc lieu de penser que la nutrition est anormale ; l’étude des parasites comme les Orobanches, les Rafflesia, les Balanophora justifie cette opinion, car ceux-ci, qui sont aussi décolorés, puisent leur nourriture dans le corps des racines des plantes voisines.

L’étude des racines de ces Orchidées décolorées et non parasites peut nous éclairer sur cette question de nutrition qui nous préoccupe. Il y a d’une manière normale dans les racines du Neottia des pelotons de filaments incolores qui sont évidemment étrangers. On y reconnat ! aisément les hyphes d’un champignon qui n’est pas, au moins d’une manière bien apparente, nuisible à l’Orchidée. Chez les plantes ordinaires, la racine possède des poils radicaux, or ils manquent ici, ce qui peut paraître très bizarre, étant donné que les poils radicaux servent aux plantes normales à puiser dans le sol l’eau et les aliments salins. On sait qu’une plante quelconque ne peut pas vivre sans ses poils radicaux. Le Neottia, qui est privé de ces organes dans sa partie souterraine, qui n’a pas de matière verte dans sa partie aérienne, paraît bien destiné à mourir d’inanition ; cependant cette espèce prospère, elle fleurit et fructifie. Évidemment le champignon lui sert à quelque chose, et il est assez naturel d’admettre qu’il transmet les aliments puisés par lui dans les feuilles pourrissantes et dans l’humus du sol.

La présence d’un hôte appartenant aux Cryptogames, installé à poste fixe dans les cellules des plantes, est un phénomène d’une grande importance, qui doit avoir une influence sur toute l’évolution du Neottia, qui doit se manifester en premier lieu sur les organes souterrains. L’aspect des racines de cette plante mérite tout d’abord d’attirer notre attention : elles sont rapprochées les unes des autres, très serrées, presque côte à côte, puis ramifiée d’une manière répétée, de sorte que l’ensemble frappe de suite l’observateur même le plus inattentif. Dès 1552, la singulière configuration des racines du Neottia avait frappé Tragus, et, en 1586, Dalechamp tirait de la comparaison de leur ensemble à un nid d’oiseau le nom de la plante qui a été conservé encore aujourd’hui, de Néottie nid d’oiseau, Neottia nidus avis.

Le champignon agit donc sur la croissance des organes souterrains, il produit une sorte d’irritation des cellules formatrices d’organes non veaux, ce qui amène des ramifications répétées. Toutes les plantes appartenant à des familles diverses, Orchidées, Triuriacées, Burmanniacées, qui présentent le même aspect des racines en nid d’oiseau, ont toujours le caractère commun d’avoir des filaments fongiques dans les organes souterrains.

Si nous passons maintenant à l’examen des caractères des parties aériennes et surtout de la partie reproductrice, nous observerons aussi une particularité commune à ce que l’on a appelé les plantes saprophytes proprement dites (les holosaprophytes), celles qui sont décolorées : toutes ont des embryons indifférenciés. Chacun sait que lorsqu’on ouvre une graine de haricot, on trouve à l’intérieur une petite plante en miniature où tout est déjà formé ; on y rencontre une petite racine (la radicule), une petite tige (la tigelle), de grosses feuilles (appelées cotylédons) et la gemmule qui est le bourgeon déjà bien constitué. Or, dans le saprophyte, rien de tout cela n’existe : l’embryon n’est qu’un petit amas de cellules, souvent presque microscopique, formé quelquefois de 8 cellules, même de 3, même d’une seule (dans les Voyria appartenant aux Gentianées).

Or un tel caractère existe aussi chez certains parasites. Il est lié certainement à une question de nutrition anormale ou imparfaite.

Le lien que nous venons d’établir entre le saprophytisme et l’atrophie de l’embryon a une grande importance pour nous, au point de vue des Orchidées, car tous les représentants de cette famille ont un embryon rudimentaire. De là il peut nous venir à l’esprit que toutes les Orchidées sont saprophytes.

Cette conclusion peut être tirée hardiment car il a été établi par Wahrlich que les Orchidées vertes aussi bien que les Orchidées incolores ont des champignons dans leurs organes souterrains. Ce fait a une importance capitale, il domine toute l’histoire des Orchidées : toute la physiologie et toute la morphologie de ces plantes en dépendent.

Mais si le rôle joué pal’ les champignons a une telle importance pour les Orchidées adultes, nous pouvons nous demander : A quel moment ces cryptogames font-ils leur apparition ? Depuis quel moment leur présence est-elle nécessaire ? Ceci nous amène à examiner la question de la germination des Orchidées, sujet qui doit également nous réserver des surprises.

V. - Les Orchidées sont des plantes si belles que depuis très longtemps les horticulteurs ont cherché à les semer pour les conserver. Tous les essais dans cette voie ont pendant très longtemps avorté, et c’est en grande partie pour cela que les Orchidées ont atteint dès l’origine un prix si élevé : leurs graines ne germent pas.

C’est aussi à cause de cette particularité que toute la culture s’est bornée à faire fleurir les échantillons qui étaient expédiés à moitié desséchés des pays d’origine.

Cependant si les graines d’Orchidées ne se développaient pas, ce n’était pas parce qu’elles étaient incapables de germer, mais parce qu’on ignorait la technique permettant de mener à bien cette opération.

Quelques germinations furent rencontrées d’abord par hasard, puis un jour un horticulteur, plus observateur que les autres, remarqua que des graines avaient germé sur une racine de la plante mère. L’idée lui vint de répéter cet essai, il constata avec surprise qu’il pouvait réussir à nouveau. Un praticien eut ensuite l’idée de déposer les graines au pied de la plante mère et c’est ainsi, depuis cette époque, qu’on a réussi un grand nombre de germinations.

M. Bernard, qui est actuellement maître de conférences à la Faculté des sciences de Caen, mais qui a été mon élève à l’École normale, a trouvé l’explication de cette énigme. Il rencontra un jour une tige de Neottia qui s’était recourbée vers le bas de façon que le fruit se trouvait enterré ; en ouvrant ce fruit, il remarqua que toutes les graines avaient germé. En étudiant cette germination, il s’aperçut que tous les embryons étaient infestés par le champignon.

Depuis celle époque, l’expérience a vérifié l’hypothèse de M. Bernard que le champignon est indispensable à la germination des Orchidées ; notamment je vous citerai un essai fait récemment par M. Magne, amateur de plantes rares. Depuis longtemps, cet orchidophile distingué essayait vainement de semer les graines d’Orchidées indigènes. Il avait, pendant six ans, épuisé inutilement toutes les méthodes recommandées pour réveiller le pouvoir germinatif endormi des semences : la méthode de l’action de la neige, qui lui avait donné notamment des résultats intéressants avec beaucoup de plantes, avait été inefficace avec les Orchidées.

Sur mon conseil, il a semé l’an dernier les graines au pied des plantes mères et ces graines germées ayant été communiquées à M. Bernard, ce dernier, il y a quelques jours, m’a écrit que les embryons étaient envahis par le champignon.

M. Magne s’est déclaré converti, au moins pour les Orchidées rus tiques de notre pays, car il a fait une réserve à la suite d’une observation qui lui a paru constituer une objection à la théorie que je vous expose d’après laquelle sans champignon il n’y a pas de germination. Il a semé l’an dernier des graines de Cattleya en suivant une autre méthode, non plus au pied de la plante mère, mais sur du Polypode haché et sciure de bois répartis dans des pots neufs. Les graines ayant bien germé, il en a conclu que cette expérience ne s’accordait pas avec la nécessité de la présence d’un champignon. Je l’ai engagé vivement, il y a quelques jours, à adresser ces germinations de Cattleya à M. Bernard. Celui-ci, à la date du 25 avril 1903, m’a écrit à ce sujet : « . La germination de Cattleya sur sciure de bois est pour moi un fait bien connu. Pourtant, je n’avais jamais eu des matériaux en aussi bon état. J’ai examiné ce soir une dizaine de plantules : toutes sont admirablement infestées par le suspenseur, il n’y a pas le moindre doute possible. »

M. Bernard avait déjà fait une observation identique sur des Lœlia qui lui avaient été remis par M. Bleu et qui avaient germé dans des conditions semblables.

D’où vient le champignon dans ce cas ? C’est ce .que nous ne saurions dire avec certitude dans l’état actuel de nos connaissances, mais il est assez naturel d’admettre que, par suite de cultures répétées chez certains horticulteurs, les Cryptogames utiles aux Orchidées ont fini par se propager peu à peu dans les serres. On sait que quelques horticulteurs émérites, notamment M. Veitch, de Londres, M. Bleu, etc., sont arrivés, dans ces dernières années, à cultiver certaines Orchidées, mais ils n’avaient pas indiqué le secret de leur méthode, dont ils ignoraient d’ailleurs la clef. Ils ont réussi des croisements et ont parvenus à élever divers hybrides. Ils nous ont appris ainsi la lenteur du développement des Orchidées : un Cattleya croisé par un Lœlia n’arrive à floraison qu’en dix à douze ans, les Cypripedium en quatre à six ans ; le Dendrobium aureum croisé par le D. nobile fleurit en trois ou quatre ans ; enfin, le Lœlia calliglassa exige dix-neuf ans pour se reproduire.

M. Bernard est tenté de comparer les résultats relatifs à la propagation des champignons dans les serres à ceux qu’il admet pour la pomme de terre. Au début de la culture de cette plante, du temps de Clusius, au XVIIe siècle, le Solanum dégénérait et ne donnait pas de tubercules. Maintenant la culture réussit à peu près partout, parce que le champignon qui déterminerait la tuberculisation serait répandu dans toute l’Europe ; cette culture échoue cependant encore dans les pays tropicaux. Je m’aventure ici sur un terrain qui n’est pas suffisamment exploré, car la question de la cause de la production des tubercules de pomme de terre est encore à l’étude. En restant sur le domaine des Orchidées, je demeurerai sur un sol plus ferme. Tout paraît bien prouver ici que l’effet de la présence du champignon est de tuméfier la plantule, de produire un renflement au point opposé à celui par lequel l’endophyte pénètre. Cette tuméfaction, qui se produit ainsi dès le début, se manifeste ultérieurement à chaque nouvelle invasion du champignon (Orchis), de sorte qu’on est amené à croire que la cause de la tuberculisation est liée à l’action du Cryptogame.

En somme, il paraît assez bien établi que les champignons endophytes jouent un rôle capital dans l’histoire des Orchidées : ils apparaissent dès les premiers stades du développement, ils se maintiennent pendant toute la durée de l’existence, déforment les racines, tuberculisent les parties souterraines, atrophient l’embryon. Si nous nous rappelons ce qu’a signalé Darwin sur le rôle des insectes, nous sommes tentés de penser que l’action de ces animaux est venue s’ajouter à la précédente en favorisant l’agrégation du pollen, en multipliant à l’infini le nombre des graines. Grâce à la petitesse des organes de dissémination, le vent a pu emporter au loin des semences légères, les déposer sur les branches des arbres et amener la naissance des épiphytes. On est donc tenté de dire que c’est à l’action parallèle des champignons et des insectes que l’on doit la création de la merveilleuse famille des Orchidées.

J. Costantin

[1Un Vanda cultivé dans une des serres du Muséum, s’il était à vendre, trouverait certainement des amateurs pour 6 000 francs, d’après M. Gérôme, chef des serres du Muséum.

[2Ces étamines arrivent à maturité seulement au moment de la sortie des Blastophaga.

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