Un précurseur des théories microbiennes : J.-B. Goiffon, de Lyon (1658-1730)

Revue Scientifique — 12 Juin 1886
Dimanche 5 février 2017 — Dernier ajout lundi 25 mars 2024

Revue Scientifique — 12 Juin 1886

HISTOIRE DES SCIENCES

Un précurseur des théories microbiennes : J.-B. Goiffon, de Lyon (1658-1730)

Lorsqu’en 1720 éclata à Marseille la terrible épidémie de peste restée célèbre dans l’histoire par l’héroïsme de l’archevêque de Belzunce et du chancelier de Chicoyneau, la France entière et les pays limitrophes, qui n’avaient pas oublié les ravages exercés par les atteintes antérieures, presque périodiques, du fléau, furent saisis de terreur. À Lyon notamment, où près d’un tiers des habitants avaient succombé juste un siècle auparavant, l’inquiétude était à son comble, et les commissaires du bureau de la santé se réunissaient aussitôt, afin d’aviser aux mesures à prendre pour empêcher la propagation du mal. Cette commission rédigea à la hâte une sorte d’instruction pratique à l’usage des médecins, pour les guider dans le cas où la peste viendrait à se déclarer ; cette instruction, qui contient seulement quelques opuscules réunis sous le titre : Observations faites sur la peste qui règne à présent à Marseille et dans la Provence, avec Avertissement, fut éditée à Lyon, « chez André Laurens, imprimeur de monseigneur le maréchal duc de Villeroy et de la ville, rue Raisin, à la Vérité, MDCCXXI, avec approbations et permissions ».

C’est ce petit livre que M. H. Mollière, médecin de l’Hôtel-Dieu de Lyon, vient d’avoir entre les mains. Il y a trouvé, dans l’Avertissement, des renseignements si curieux, des idées tellement avancées pour l’époque, qu’il a cru devoir rechercher quel en était l’auteur, dont un heureux hasard lui fit d’ailleurs facilement connaître le nom. De l’exposé et du commentaire de ces idées, qui forment un véritable corps de doctrine, auxquelles il a joint des indications biographiques et bibliographiques concernant leur auteur, M.Mollière a fait une très intéressante étude d’histoire médicale, qu’il a lue à l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, dans la séance du 8 décembre 1885 [1]. Nous lui empruntons les passages vraiment très curieux qui suivent et qui montrent combien il est rare, dans l’histoire de la science, qu’une découverte sorte spontanément du cerveau d’un grand homme, tandis qu’elle n’est le plus souvent que la résultante du travail collectif de l’époque à laquelle il appartient, voire même de plusieurs générations antérieures.

Dans le fameux Avertissement dont il est question, l’auteur déclare d’abord qu’il lui parait démontré qu’il faut le contact médiat ou immédiat de l’homme, pour que la maladie se développe et se transmette ensuite à d’autres individus. La maladie ne se forme donc pas en nous. Est-elle due à un venin qui, venant du dehors, produirait ses effets indifféremment sur toutes sortes de sujets ? « Deux caractères essentiels à la peste — formellement et diamétralement opposés l’un à l’autre : le premier, une adhérence constante de ce venin à tous les corps auxquels il est attaché ; le second, cette légèreté et facilité avec laquelle il se communique si promptement » — font que l’auteur écarte l’hypothèse d’un venin quelconque, sorte de poison acide ou alcalin, et qu’il regarde comme étant le plus raisonnable, le système qui suppose pour origine de la peste l’existence de vers ou d’insectes, système formulé déjà par un grand savant du XVIIe siècle, le P. A. Kircher, ainsi qu’il le note d’ailleurs lui-même.

Passant ensuite au mode de dissémination de ces petits insectes, il ajoute « que l’on pourra comprendre, beaucoup mieux que par toute autre hypothèse, la multiplication de la cause de la peste, la raison de sa durée, et sa résurrection, s’il est permis de parler ainsi, après plusieurs années ». Et si ces insectes ne sont point visibles pour nos sens, de meilleurs microscopes arriveront sans doute un jour à nous les montrer : « Quoiqu’il y ait de grandes différences entre les rapports de grandeur du corps d’un éléphant à celui d’une mite, il se peut néanmoins, et la raison ne s’y oppose pas, qu’il y ait des insectes qui, par rapport à la mite, sont ce que la mite est à l’égard de l’éléphant. » Évidemment, ce n’est qu’aux microbes qu’une pareille manière de voir peut s’appliquer. « Ces animalcules étrangers à notre pays, apportés dans les vaisseaux avec les marchandises du Levant et des contrées éloignées, se multiplient dans un temps et ne le font pas dans un autre », ce qui explique les intermittences et la rareté des épidémies. Quant aux arguments qu’on croit tirer de leur extrême petitesse contre leur existence, « ils ont cela de commun arec les autres causes de la peste établies par les auteurs… avec les vapeurs et les exhalaisons de la terre, les atomes, les miasmes, les corpuscules et les levains », Mais ce qui est difficile à comprendre avec une cause inanimée, dont il faudrait admettre l’infinie divisibilité, en même temps que l’activité croissante, devient clair avec les vermisseaux d’où dérivent la peste « et certainement aussi d’autres maladies, qui dépendent de quelque autre genre de vers », qui conservent indéfiniment les caractères propres à leur espèce.

Riberty, savant professeur de l’Université de Montpellier, venait de soutenir que les maladies vénériennes avaient leurs causes dans de petits vers, comparables, sans doute, à ceux qu’on découvre dans le vinaigre ou dans d’autres liquides en putréfaction ; rappelant ce fait, notre auteur se demande si « la petite vérole et la rougeole, qui sont reconnues pour maladies contagieuses, n’ont pas leurs causes, aussi bien que plusieurs maladies épidémiques, dans quelque espèce particulière de petits vers ou insectes imperceptibles qui s’insinuent dans le corps de ceux qui deviennent malades, et s’attachent aux habits de ceux qui les transfèrent ».

Il en est de même sans doute de la peste des bestiaux, qui procède évidemment de petits vers déposés sur le foin et les herbes dont ils se nourrissent, et les ulcérations que la plupart des animaux malades portent à la langue et à la bouche confirment cette opinion.

En somme, « toutes les hypothèses qui établissent la cause de la peste dans des choses inanimées n’expliqueront jamais avec satisfaction aucun des symptômes de la maladie ; les influences malignes des astres, les exhalaisons de la terre, les miasmes, les atomes tranchants ou corrosifs, acres ou acides, ne sauraient se régénérer quand ils ont une fois cessé… au lieu qu’en supposant des vermisseaux, de petits vers, des insectes, de petits corps animés, l’on comprend sans tant de peine et de difficulté la multiplication de la cause de la peste, et son renouvellement après plusieurs années d’extinction ou de cessation ; comment elle se produit par de petits commencements, qui vont toujours en augmentant, et comment elle recommence et se renouvelle de même. » Ceci explique encore comment la peste venue du Levant a infecté si rapidement la ville de Marseille. Pendant le temps assez long qu’a duré la traversée, les animalcules se trouvant sur les ballots et les marchandises se sont multipliés à plusieurs générations, de telle sorte que, lorsque le navire fut déchargé, les premiers qui y touchèrent furent foudroyés, et ainsi de contacts en contacts plus ou moins immédiats. Aussi bien, le nombre de ces ennemis invisibles, multiplié toujours par de nouvelles éclosions, s’accroît avec une si grande rapidité que, quelle que soit la destruction qu’on puisse en faire, « quelque petit que soit le nombre des vivants et de leurs œufs, il en restera toujours assez pour infecter les villes voisines et éloignées si, par malheur, quelqu’une de leurs espèces ou de leurs œufs ou semences y est portée ; et l’on comprendra, ce qui est encore bien plus surprenant, comment un peu de ce venin, caché dans un peu de laine, de linge ou autre chose, se manifeste après plusieurs années et porte la mortalité en des villes et des provinces entières. »

Enfin, en quoi que puisse consister la peste, « quelle qu’en puisse être la cause, l’expérience et ses effets confirment que c’est un venin qui vient du dehors, qui ne s’engendre et ne se forme pas dans le corps des malades". C’est uniquement un agent extérieur qui s’insinue dans notre organisme, au sein du milieu ambiant : tel est le dernier mot de la doctrine, et c’est sur ces données étiologiques que toute la thérapeutique sera basée. Disons en passant que l’auteur trouve bien Indiqué l’emploi du mercure, qui extermine si rapidement, à l’extérieur, les parasites, et, à l’intérieur, les vers intestinaux.

Cherchant maintenant quel fut l’accueil fait à ces doctrines nouvelles par les représentants les plus autorisés de la science et de l’enseignement médical à cette époque, M. Mollière constate que l’hypothèse féconde du médecin lyonnais ne fut pas prise en considération dans les écoles, et que c’est seulement dans la ville où elle avait émise, et surtout à l’étranger, qu’elle fut discutée.

Au moment où la peste sévissait encore à Marseille (1721), l’illustre Manget, de Genève, fit paraître un volume de réflexions critiques sur la maladie, et sur les écrits qui s’y rapportaient. Après avoir établi que l’origine de la peste doit être recherchée, non dans des causes somatiques, mais bien plutôt dans des agents extérieurs, et que, ainsi que le dit fort bien l’Anglais Hodges, ceux qui nient la contagion méritent une punition publique, il se tourne hardiment vers la théorie animée, celle des insectes, et s’exprime ainsi : « Le savant P. Kircher, jésuite d’un génie supérieur, et qui a écrit presque de toutes les sciences avec une érudition qui a peu ou point d’égale, nous ouvre une route pour cela quand il nous assure que le levain de la peste est un levain animé, qu’il consiste en des animaux ailés très petits et absolument imperceptibles à la vue, mais qu’il a cependant découverts à la faveur d’un bon microscope. Il prétend que ces animaux ont quelque chose de visqueux qui les attache facilement aux diverses marchandises, et que par le moyen de leurs œufs ils font des générations si promptes et si abondantes, quand l’air leur est favorable, qu’il n’est pas étonnant de voir que par leur moyen le venin se répande assez subitement dans toute une ville, toute une province, tout un royaume. Il ajoute même quelques histoires des entrées de peste en quelques lieux, dont il croit pouvoir faire usage pour la confirmation de son hypothèse. Le fameux Langius, professeur à Leipzig, dans sa Pathologie animée, et le célèbre Hauptmann, son collègue, dans son Traité de la vive image de la mort, l’ont fortement appuyé de leur suffrage, aussi bien que le très curieux Paulini dans sa Cynographie [2]. Le docte Jean-Loys Hanneman, professeur à Kiel, dans une observation que l’on peut voir insérée dans notre Traité de la peste, est fort porté à soutenir le même sentiment, aussi bien que plusieurs autres, entre lesquels aucun ne s’en est expliqué si clairement et avec plus de solides raisons que l’illustre M. Goiffon, médecin de Lyon, et ancien échevin de la même ville, dans une petite dissertation qu’il a mise à la tête de deux lettres, écrites par MM. Bertrand et Michel, au sujet de la peste de Marseille, dont ils sont tous deux médecins. »

C’est ce passage qui a révélé à M. Mollière le nom du médecin de Lyon qui s’était montré, dans la simple Instruction du bureau de santé de cette ville, si perspicace et si ingénieux précurseur des théories microbiennes actuelles.

M. Mollière a fait à son sujet une minutieuse enquête, qui lui a fourni les renseignements suivants.

Jean-Baptiste Goiffon était originaire de Cerdon, dans la province de Bugey, où il était né le 15 février 1658, Après avoir fait ses premières études à Lyon, il commençait sa médecine à Montpellier, où il se faisait remarquer pour son goût pour la botanique et les dissections anatomiques. Plus tard, le savant de Jussieu devait le reconnaître pour son premier maître dans la reconnaissance des plantes. Après avoir servi dans l’armée d’Italie, en 1687, sous le maréchal de Catinat, il revenait à Lyon, où il était agrégé au collège des médecins, en 1693. En 1705, M. de Tessé, allant commander l’armée d’Espagne, obtint l’ordre de l’emmener avec lui. Il obéit. Les plus grands seigneurs d’Espagne le comblèrent d’amitié, et la reine voulut même l’avoir pour premier médecin ; mais il refusa pour raison de santé et revint à Lyon après avoir traversé Montpellier, où on lui fit une véritable ovation. Il habitait Lyon depuis trente-cinq ans lorsque, en 1716, cette ville l’honora du titre de troisième échevin, dont il exerça les fonctions pendant les années 1716 et 1717. Enfin, en 1720, lors de la peste de Provence, son autorité et sa fermeté à la tête du bureau de la Santé aidèrent à garantir cette ville de la contagion qui était presque à ses portes, et c’est à ce moment qu’il publia l’admirable Avertissement que M. Mollière a été assez heureux de retirer de l’oubli.

Le 30 septembre 1730, Jean-Baptiste Goiffon mourait d’une attaque d’apoplexie foudroyante.

Goiffon a écrit plusieurs ouvrages de botanique, de chirurgie et de médecine qui ne sont pas venus jusqu’à nous ; parmi ceux-ci, il faut surtout regretter son Traité sur les maladies des bestiaux qui régnèrent en France en 1714, traité resté introuvable et qui serait cependant bien curieux à connaître, si l’auteur y a appliqué également, comme il le dit ailleurs, sa théorie des germes vivants.

[1Un Précurseur lyonnais des théories microbiennes : J.-B. Goiffon et la nature animée de la peste, par le docteur Humbert Mollière, médecin de l’Hôtel-Dieu, président de la Société des sciences médicales de Lyon. - Bâle, Lyon, Genève, librairie générale, Henri Georg, 1886.

[2Paulini prétendait avoir vu, avec son microscope, d’innombrables vermisseaux dans les glandes salivaires et le cerveau des chiens enragés.

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