Coutumes secrètes du Balkan

J.-P. Marc Augier, Sciences et Voyages N° 810 et 811 — mars 1935
Samedi 18 octobre 2014 — Dernier ajout vendredi 21 avril 2017

La vie humaine à bon marché.

L’activité internationale des organisations terroristes a tenu le premier rôle dans l’actualité des derniers mois de 1934. La presse quotidienne, a dépêché ses envoyés spéciaux à la découverte de I’Orim et de l’Oustacha. Ces reporters éminents semblent avoir épuisé un sujet riche en données sensationnelles et seulement borné leur activité en deçà des secrets redoutables que détiennent des groupements d’hommes prompts à jouer avec la vie d’autrui et résolus jusqu’à la mort. La rivalité du stylo du reporter et du poignard de l’Oustachi ne nous paraît point comporter de revanche. Ce que désire savoir le lecteur de Sciences et Voyages qui ne se contente généralement pas d’un examen superficiel va nous entraîner fort loin de l’actualité. En dehors de tout problème politique et Dieu sait si les Balkans en sont bien pourvus, le lecteur veut savoir ceci : comment se fait-il qu’en 1935 on rencontre en Europe des hommes qui donnent leur vie pour des actions criminelles d’où ils ne retirent aucun profit personnel ?

Pour examiner objectivement cette proposition et nous réserver quelque chance de la comprendre, il faut tout de suite la ramener dans son cadre. C’est le Balkan, l’Europe de la Bulgarie occidentale, de la Serbie méridionale, des confins grecs et albanais. Le Balkan est l’un des coins les plus misérables du monde et prédestiné au malheur. Pillés et rançonnés, incendiés, rattachés puis détachés à des nationalités diverses, les villages de ces pays sont depuis cinquante ans voués aux excès des passions humaines. Mal nourris, mal vêtus, transis de froid en hiver, accablés par un climat continental en été, les habitants de ces régions vivent dans la crainte à laquelle se ramène toute leur psychologie. Ils n’ont d’espoir qu’en un vague « peut-être » qui les dispose favorablement à toute aventure. Le Balkan, c’est le pays de la vie humaine à bon marché.

Cet aspect de la question me paraît avoir été négligé dans les grandes enquêtes d’octobre 1934. Je vais essayer par des souvenirs personnels d’ajouter à « l’intelligence » des récentes tragédies.

Un soir d’octobre 1931, sur les bords du lac d’Ochrida, je découvris le véritable visage du Balkan. Je revenais de Scutari et n’en étais plus à un paysage sinistre près, mais l’horreur de ces lieux dépassait l’imagination d’un Occidental. Des kilomètres de rives désertes, où le lac reculait chaque jour devant le marécage, des montagnes pelées qui furent sans doute couvertes de forêts il y a cent ans des villages en ruines, de loin en loin, un minaret branlant. Le soir tombait, de rares feux s’allumaient dans les profondeurs des paysages, foyers de masures ou bivouacs d’êtres errants. Vingt ans de terrorisme ont suffi pour chasser tout signe de richesse, tout indice de beauté de ces pays qui ne peuvent espérer retrouver de si tôt les éléments d’une vie normale. Pour atteindre un tel résultat, le jeu des passions politiques ne peut suffire ; ces peuples doivent porter en eux les éléments de leur propre ruine. Me souvenant fort à propos de randonnées vieilles de quelques jours, je compris infiniment mieux ce paysage. J’avais parcouru l’Albanie Tosque, ses vallées fermées, ses villages d’aigle, j’avais surtout pris contact avec des populations vivant encore en plein moyen-âge.

Pour comprendre l’histoire et les haut-faits du terrorisme retracés il y a quelques mois par la grande presse d’information, pour comprendre sa mystique, ce que j’appelle le romantisme de la mort, et l’admettre sur le plan des possibilités humaines, voulez-vous faire ce voyage ?

Au pays de la « reprise du sang »

À l’est de Scutari, entre les Alpes Albanaises et le Mati, qui prend sa source dans la haute région, nous allons pénétrer chez les Malissores. Ces montagnards sont groupés en tribus qui vivent dans une indépendance complète, obéissent à des lois administratives locales, et dont les moindres éléments de la vie sont régis par un droit coutumier tout à fait curieux. Cinq siècles de domination turque n’ont point marqué leur emprise sur ces groupements : Mirdithes, Dukagini, Malcya, Hoti. Depuis 1926, le nouveau gouvernement de Tirana multiplie ses efforts pour développer la sécurité dans ces montagnes, apporter des adoucissements à la terrible loi de la « reprise du sang », Ces efforts sont-ils couronnés de succès ? Il n’y paraît point. Si nous n’en sommes plus au temps où la presque totalité des populations mâles périssait de morts violentes comme à Toplaua, il n’en reste pas moins vrai qu’on se fusille encore au nom de l’honneur par delà le Drin.

À l’aube, nous avons quitté Scutari. Souple et rapide, Kisha ouvre la marche, la carabine sur l’épaule, la chemise de toile brodée à manches larges flottant autour de lui. Juchés sur le primitif bât macédonien, nous laissons aller nos mules qu’un instinct très sûr de la montagne dirige beaucoup mieux que nous. Ce soir nous coucherons au hasard de la route, clans un « han » abandonné ou dans une « kula » mal close. La « kula » est la maison fortifiée du Malissore et toutes les maisons de la montagne sont des « kulas », parce que presque tous les habitants de ce pays sont sous le coup d’un « gjaksur », d’une vengeance pour « la reprise du sang ».

Monsieur M… , de Scutari, étranger au pays, mais bien au courant des mœurs albanaises et célèbre pour ses travaux historiques sur la patrie de Skanderbeg, nous accompagne. Il eut bien, au cours des heures monotones de cette étape, nous donner quelques détails sur la vie et les coutumes de ces tribus étranges que nous allons visiter.

— Dans ce pays, me dit-il, dès qu’il y a eu meurtre ou tentative avortée de meurtre, les familles entrent « en sang ». D’après la loi Dukagini, dont on fait remonter l’origine au moyen âge, le sang ne peut pas se perdre quand il a coulé, il faut le reprendre. Deux blessures valent un sang. Celui qui a tiré sur un individu, même s’il l’a manqué, « lui a pris l’honneur », Il doit s’attendre à être tué à la première occasion.

— Mais, c’est charmant, et la vengeance se transmet de père en fils, bien entendu.

— Bien entendu.

Mais c’est une véritable extermination, dans ce cas ?

— Pas toujours. Parfois le conseil des anciens du village se réunit. S’il décide que chaque famille est capable de prouver un nombre égal de morts, la vengeance doit cesser.

— Et si l’une des familles n’obéit pas ?

— Alors on passe de la diplomatie à la répression. La famille qui continue l’assassinat est condamnée à voir sa maison livrée aux flammes. Quand il a été décidé par le Djurbal, la commission des montagnes, qu’une maison sera brûlée, c’est le porte-drapeau du clan dans lequel se trouve la maison, le Bayraktar, qui doit exécuter la sentence. Aucun de ceux qui n’appartiennent pas à la tribu n’a le droit de prendre sa place, car, en cas de résistance s’il était tué ou blessé, il en résulterait l’ouverture d’une vengeance de tribu à tribu.

— Oh ! là, là ! Et l’on brûle beaucoup de maisons comme cela ?

— Très rarement. Le Malissore respecte les lois de la montagne. D’autant plus que pour les familles ainsi châtiées c’est un véritable désastre, car ses membres presque toujours nombreux se trouvent sans abri jusqu’au moment où ils auront reconstruit leur demeure s’ils en ont les moyens.

— Vous ne croyez pas que ces coutumes doivent donner lieu à des abus et que bien des crimes d’intérêt se cachent là-dessous ?

— Absolument impossible, la loi de la montagne est formelle ; elle dit en substance ceci : celui qui, sans avoir droit de vengeance, tue une personne humaine, que ce soit un homme, une femme, une grande personne ou un enfant, encourt les peines suivantes :

Ses maisons sont brûlées et abattues, tout son avoir est confisqué à l’exception de ses armes trouvées dans sa maison ou hors de sa maison. Il doit s’éloigner de son domicile et du territoire de sa tribu avec toute sa famille. Il doit payer une amende à la tribu et au gouvernement. Cette dernière coutume n’est plus en vigueur, l’actuel roi d’Albanie ne reconnaissant plus les lois de la montagne.

— Qu’est-ce qu’on a fait pour civiliser ce pays ?

— Savez-vous pourquoi les gardes républicains de Marseille n’ont jamais réussi à s’emparer des bandits corses ?

— Je ne vois pas…

— Eh bien, c’est parce qu’ils avaient des souliers fantaisie sans clous aux semelles et qu’avec des chaussures pareilles on ne peut rivaliser avec les rois du maquis. Pour des raisons semblables de non adaptation aux lois de ces pays : la police officielle de Tirana et d’ailleurs n’a rien fait. jusqu’à maintenant dans le domaine de la répression. Supposez qu’un meurtre soit commis ce soir à Orosh. La nouvelle n’en parviendra peut-être qu’au bout de huit jours à Scutari et la commission d’enquête, si jamais enquête il y a, mettra comme nous quarante-huit heures avant d’être sur les lieux. Regardez.

« Devant nous, au-dessous de nous s’étend le plus extraordinaire enchevêtrement des montagnes que l’on puisse rêver. Aucun chemin visible en dehors de l’étroite sente où nos mules trébuchent malgré leur connaissance du sol. Pas un être vivant à la lisière des sombres forêts qui baignent les pieds de leurs sapins dans le Drin Noir. Réellement, on ne voit pas un gendarme et un brigadier là-dedans. D’autant plus que les Malissores, qui ne reconnaissent guère d’autre autorité que celle de leurs chefs locaux, ne seraient pas prêts à faciliter une enquête. Malgré la confiance que nous avons dans Kisha, notre guide, et dans la réputation d’hospitalité du pays, on ne peut s’empêcher de formuler une question touchant au problème de la sécurité.

— Là, me répond M … , vous n’avez sans doute jamais voyagé dans des contrées où cinquante pour cent au moins des habitants mâles ont plusieurs crimes sur la conscience, et pourtant vous n’avez jamais été en sécurité plus-qu’ici. La loi des Malissores est formelle. Le meurtre d’un homme qui s’est mis sous la protection d’un tiers et qu’on appelle tout simplement un hôte et ami est vengé sans pitié et sans merci ; le Malissore peut renoncer à la vengeance du sang pour son père ou pour son frère, mais il ne renonce jamais lorsqu’il s’agit d’un hôte et ami. L’homme dont l’hôte et ami a été tué ne peut pas se montrer devant ses compagnons avant d’avoir tiré sa vengeance. Il n’est pas sans exemple, non seulement qu’un parent ait tué son parent, mais qu’un frère ait tué son frère pour avoir- frappé son hôte ami. Il y a deux-catégories d’hôtes et amis de ce genre ; celui qui a obtenu une protection de quelques personnes puissantes, afin de s’assurer contre tout danger, et l’hôte et ami en sauf-conduit, c’est-à-dire qui, ayant une dette de sang ou un danger à redouter, se fait accompagner en chemin ou recevoir dans une maison pour sa sûreté.

« Si l’hôte à qui la sûreté a été garantie vient à être tué, les garants doivent regarder comme un devoir d’honneur de poursuivre le coupable. Vous voyez que la protection des voyageurs est assurée. D’ailleurs ces gens-là vivent sans désirs de richesse. Ils ne demandent que la libre vie dans les montagnes, une belle carabine et l’honneur sauf. Des Arabes de grande tente, en somme. »

Nous venons d’entrer dans une sorte de pénéplaine, le sentier devient meilleur. Quelques maisons rares, austères, dispersées sur les hauteurs.

— Un village, une poussière de maisons plutôt, les seuls groupements humains que vous rencontrez en Haute-Albanie. Tout cela tellement pauvre que l’église est souvent commune à plusieurs tribus. Nos Malissores se lèvent le dimanche bien avant l’aube pour pouvoir assister à la messe de Midi.

Nous venions de croiser quelques femmes cheminant pliées sous de lourds fardeaux. Beautés fanées que des vêtements de bure sombre n’avantageaient point.

— Et quelle est la situation de la femme dans le régime de la vendetta ?

— Les femmes sont en dehors des représailles, elles sont en quelque sorte sacrées. Il est rare qu’une jeune fille ou une femme ne soit pas respectée, toute offense dont elles seraient les victimes aurait pour le coupable et les siens de trop graves conséquences. Celui qui tue une femme doit « deux sangs ».

— À la bonne heure, rien du Code Napoléon chez les Malissores.

— Si une femme est tuée, son mari doit reprendre son sang. Dans le cas où il ne le ferait pas, il doit ce sang à la famille de sa femme dont les membres chercheront alors à le tuer.

Tout en devisant, nous avions atteint l’heure du crépuscule, Kisha nous prévint alors de la nécessité de trouver un gîte avant la nuit. Nous-étions encore fort loin d’Orosk, quelques « kulas » s’allumaient dans la montagne.

Après un quart d’heure de cheminement au flanc d’un ravin nous atteignons l’une d’elles.

Kisha s’avance :

— Mira dita (bonjour).

Il entreprend une longue conversation avec le montagnard dont le visage s’éclaire lorsque Kisha nomme une personne influente d’Orosk qui est en relation d’amitié avec M… Nous entrons à la suite de notre guide, qui suspend ses armes près de l’entrée, suivant les traditions du pays.

La Kula de notre hôte, qui est naturellement « en sang » avec un homme de la tribu Hoti, est une véritable forteresse. Les murs très épais sont creusés de petites niches et de placards où se répètent l’ogive arabe. C’est là que notre hôte range ses ustensiles de cuisine, le tabac, les cartouches et les vivres. La maison ne comporte qu’une pièce au premier étage, le rez-de-chaussée étant réservé aux chevaux. Les fenêtres très basses par rapport au plancher sont toutes petites, mais de distance en distance des meurtrières sont ménagées dans les murs.

Notre hôte aligne sur la table basse le repas du. soir : pain de maïs, en forme de galette plate, puis après la « corda », soupe au riz et au citron avec des fragments de foie de volaille, c’est le pilaf et enfin le yaourt bien meilleur, croyez-moi, que dans les « prix fixes » parisiens. Nous faisons honneur à ce menu albanais cent pour cent, et plus tard, devant les tasses de café à la turque, nous écouterons les histoires de notre hôte que Kisha traduit d’une voix lente et sur le mode rythmique d’une prière, accompagné par le vent qui souffle dans la montagne.

La vengeance d’une mère

Mirë est seule assise au seuil de sa « kula ».

Tous ceux avec qui elle partait dans la vie sont morts, assassinés par le gjaksur, la terrible loi de la reprise du sang. Morts son père, ses oncles, ses parents éloignés ; morts son mari, son fils aîné. La fatalité des coutumes barbares pèse sur la pauvre « Kula ». Hier, à la tombée du jour, un berger revenait des pâturages portant le corps de son dernier fils assassiné deux jours plus tôt. Maintenant Mirë est seule ; dans la maison fortifiée où se gardait toute une famille, il n’y a plus qu’une vieille femme au désespoir.

Normalement, la femme albanaise est en dehors de la vendetta. Souvent, lorsque l’insécurité devient trop grande, le montagnard n’ose plus sortir pour cultiver son champ, même avec le fusil en bandoulière. Il est amené à confier alors la plus grande partie de ses travaux aux femmes qui peuvent circuler partout. Elles n’ont par conséquent aucun droit de reprendre le sang aux familles ennemies, et l’histoire que je vous conte est une conséquence exceptionnelle du malheur. Mirë va non seulement reprendre le sang qu’on lui doit, mais encore elle va violer les lois de l’hospitalité qui revêtent en Albanie un caractère sacré. Je le répète, c’est un cas tout à fait exceptionnel. Si quelqu’un, serait-ce votre ennemi, celui qui a tué votre frère, vous abordait sur la route en vous demandant une cigarette, s’il frappait à votre porte pour avoir un morceau de pain, par cela même, et jusqu’à ce qu’une journée se soit écoulée depuis qu’il vous a quitté, votre devoir serait de considérer sa personne comme sacrée.

Mirë est seule. La nuit elle songe à la vengeance. Tous dans la montagne attribuent cette longue suite de meurtres à deux cousins éloignés qui étaient en sang avec sa famille depuis vingt ans. Ah ! qu’ils viennent à passer par le sentier qui conduit au Qjafe Mal !… Les jours s’écoulent, Mirë attend son heure.

Enfin, un soir comme tous les soirs, où la veuve s’assied avec mélancolie devant sa porte, elle voit se préciser dans la lumière qui diminue les silhouettes des meurtriers.

— Holà, très chers parents, ne voulez-vous pas entrer et vous reposer une minute ? Le lait de chèvre est encore frais et je vous prêterai de bonnes couvertures pour passer la nuit.

Je vous le disais tout à l’heure, on peut accepter sans crainte en Albanie l’hospitalité de son ennemi mortel. Les deux cousins hésitent, se consultent, puis répondent :

— Non, vois-tu, nous voulons passer la Qjafe Mal avant la nuit et nous coucherons au village.

— La montagne n’est pas sûre, vous ne trouverez personne pour vous loger, tandis qu’ici je suis seule, et ma kula est bien protégée.

— Non, par le Baba Tornor, nous ne pouvons nous arrêter chez toi.

Et les meurtriers s’éloignent. L’heure de la vengeance n’aurait-elle point sonné ? La nuit maintenant est totale, et Mirë prend le chemin du village. Dans cette large ceinture faite de plaques de cuivre, et que portent les femmes mirdithes, elle a glissé deux pistolets. Longtemps, elle chemine avec la sûreté et la force de la femme tosque. Un peu avant minuit elle franchissait le Qjafe Mal.

Une heure plus tard, les chiens du village hurlaient à la mort, brusquement réveillés par deux coups de feu tirés à quelques secondes d’intervalles, de ces coups de feu méthodiques qui manquent rarement leur but.

Envers et contre toutes les lois de la montagne, Mirë vengeait ses morts.

La messe de Schlako

Un Albanais en vendetta ne se donne pas toujours la peine d’attendre son ennemi dans un endroit désert, au fond de quelque ravin sauvage. Un drame de la montagne est en général beaucoup moins compliqué.

Schlako est un village que l’on situe à six heures de cheval de Scutari. C’est une paroisse mirdithe. En fait, c’est une poussière de maisons répandue sur les crêtes et dans les ravins comme tous les villages des hautes terres, Les habitants sont très pauvres, si pauvres qu’une vieille femme mourut de désespoir parce qu’elle n’avait pas la laine pour filer le vêtement dans lequel on ensevelit religieusement tout Mirdithe.

C’est pour cela que l’église de Schlako est commune à plusieurs tribus, et que, par ce beau dimanche de Pâques, le prêtre est obligé de dire sa messe en plein air, la pauvre église, étant trop petite pour. contenir les fidèles descendus en foule de la montagne.

Voyez, nos bons Mirdithes sont agenouillés dans l’herbe humide. Chacun vient de déposer son fusil sur le sol. Il y a presque autant de fusils que d’hommes dans cette assemblée, car tout Albanais adulte peut quelquefois manquer de pain mais jamais de poudre.

La cérémonie religieuse s’achève, le prêtre se retourne et bénit l’assistance, toutes lés têtes sont pieusement inclinées.

À cet instant précis, Një reconnaît Shemtuar dans l’assistance. Shemtuar doit deux sangs à la famille de Një, c’est-à-dire que Një ne peut sauver son honneur qu’en supprimant deux personnes de la famille adverse, etc … Mais ce n’est pas tout, car Shemtuar est de Schlako et Një de Okolj ; or justement Schlako est en sang avec Okolj. Voilà qui complique sérieusement nos affaires.

Alors il arriva ceci, c’est que Një ne put résister à la tentation de placer une volée de chevrotines dans la nuque offerte. La cervelle de Shemtuar retomba en pluie sur l’herbe mouillée. Sans perdre, une seconde les gens de Schlako s’emparent de leurs armes, ceux de Okolj les imitent avec une égale promptitude et voici que la guerre de partisans est commencée. On s’embusque derrière l’autel, derrière les arbres, derrière les rochers. La fusillade est intense. En quelques secondes, dix morts ou mourants sont couchés dans l’herbe. L’honneur est sauf pour aujourd’hui, chacun remet l’arme à la bretelle et s’éloigne vers sa demeure.

En toute hâte, le prêtre administre les moribonds, parmi lesquels deux femmes atteintes par des maladroits ou par des ricochets.

Une fois de plus la terrible loi du sang vient de décimer un village.

Un drame à Scutari d’Albanie

Il y avait à Scutari d’Albanie un vieil homme d’une tribu malissore. On le nommait Mati, et pour l’heure il était valet chez un riche musulman de la ville.

Depuis trente ans, qu’il courait les mers sur les courriers italiens qui font le service de Naples à Buenos-Aires, il avait amassé de solides économies. En bon Albanais, il venait finir ses jours sur la terre de Skanderbeg et ce séjour à Scutari n’avait d’autre but que de donner à la femme qu’il s’était choisie dans sa tribu, le temps d’acheter les troupeaux et les terres qui devaient faire de notre homme une des plus respectables personnalités chez les Malissores.

Les jours passaient sans nuages, réellement c’était pour le vieillard une belle fin de journée. Vous pensez bien qu’au contact des civilisations occidentales, il avait oublié toute la comptabilité de vendettas que l’on tenait au temps de sa jeunesse entre villages et clans. Peut-être se souvenait-il seulement que ses pères étaient morts assassinés après avoir repris beaucoup de « sangs » aux familles de Ungrës. Mais le gjaksur existait-il encore par-delà le Drin ? Il ne savait plus. Si Mati ne connaissait plus les lois de la montagne, les hommes des hautes terres, eux, n’avaient pas oublié…

Un soir, un Mirdithe exténué et tout couvert de poussière frappe à la porte de la riche demeure où servait Mati.

— Je viens de la montagne. Ton fils aîné est fort malade. Il voudrait te voir avant de mourir.

Avec l’autorisation de ses maîtres, Mati reçut le messager. Ils passèrent la nuit roulés dans les grandes couvertures de laine et, ne pouvant trouver le sommeil, ils parlèrent du village, des sombres forêts du Drin Noir. Notre homme ne devait plus revoir sa femme, ses filles, ses proches ni ses montagnes bien-aimées…

Il se mettait en route le lendemain, comme l’aube blanchissait à peine les monts maudits, région sauvage et désolée à l’est du lac. A quinze kilomètres de Scutari, Mati fut arrêté par quatre Mirdithes qui chargèrent leurs fusils et le firent agenouiller de force.

— Fais ta prière et prépare-toi à mourir. L’endroit était parfaitement désert. Mati ne pouvait espérer d’autres secours que de sa force ou de son esprit. Il comprit qu’il était victime d’un guet-apens.

— Pourquoi voulez-vous que je meure ?

— Ta famille doit un sang à la nôtre. Nous sommes obligés de le reprendre sur toi.

— Mais je ne suis plus du clan. Depuis si longtemps que j’ai quitté le pays, je ne pense plus à nos vendettas. Comprenez-moi bien, je suis un autre homme, je suis un étranger, je ne puis pas être responsable des fautes ou des vengeances de ma famille. Mon sang ne peut pas être repris pour cela.

— Fais ta prière.

Mati comprit à l’attitude des quatre hommes qu’aucun discours ne pouvait le sauver, et comme il n’y avait point d’autres solutions, et que malgré tout il était Albanais, c’est-à-dire brave et que l’hérédité du village pesait sur lui, Mati se mit à prier.

Deux hommes le maintenaient aux épaules.

Les deux autres lui déchargèrent leurs fusils dans la poitrine comme il faisait le signe de la croix. Le corps fut laissé sur place, et c’est le curé du village qui reçut la triste mission de prévenir la veuve et d’ensevelir le malheureux.

C’est ainsi que mourut Mati pour acquitter une dette de sang contractée par ses pères envers une famille de Ungrès, il y a plus de quarante années de cela.

Une soirée au « Club de la Guerre »

La messe de Schlako, la mort de Mati, les mœurs de l’Albanie tosque, ne semblent-elles pas sortir d’un livre de légendes et de vieilles enluminures ? Elles datent pourtant de quelques années et rien au cours de mon voyage en ces pays ne m’a fourni les éléments d’une disparition prochaine. J’ai entretenu, mes lecteurs de l’Albanie du Nord parce que mes connaissances de ce pays sont précises et vérifiées par la chose vue, garantie morale du reporter. Mais il y a le Dormitore monténégrin et ses forêts inexplorées, où les chênes millénaires meurent debout ; il y a la montagne des confins grecs où la présence de bandits ne relève pas non plus de la légende ; il y a bien d’autres coins mystérieux dans cette Europe Orientale où la vie humaine est si bon marché.

Ces coutumes de terrorisme familial se sont depuis longtemps aisément adaptées à la chose publique avec d’autant plus de facilité qu’elles font pour ainsi dire partie du patrimoine national de ces peuples. Le hasard des voyages, qui est grand mais fantaisiste, ne m’a pas permis de prendre contact avec des terroristes macédoniens. Mon ami Robert Sexé, plus heureux, fut reçu un soir de septembre 1933 par les membres du « Club de la Guerre » de Goma Djoumaya. Un club de la guerre ? Mais oui, tout comme nous avons des clubs de motocyclistes et de philatélistes en Occident, un club avec salle de réunion, secrétaire, président et trésorier, naturellement. Les souvenirs de R. Sexé me permettent de donner à mes lecteurs un autre aperçu des coutumes secrètes du Balkan comportant également la garantie morale de la chose vue.

Parti à 2 heures et demie de Sofia, j’arrivai à Goma Djoumaya après quatre heures de route sous la pluie battante. Chaussée acceptable d’ailleurs, mais terriblement occidentale et qui vous promène à travers un paysage de mines et de hauts fourneaux. Passé Dubrica on entre dans le pays du tabac, ce tabac des cigarettes bulgares les meilleures du monde. Des villes, des villages enrichis par cette culture. Le tabac sèche à l’abri des toits surplombants. L’argent gagné, les commis voyageurs étrangers acheteurs de cette marchandise ont occidentalisé le pays.

Djoumaya est une ville aimablement pittoresque avec ses toits turcs, ses vieux minarets et ses longues files de peupliers sur les rives de la Struma. Jusqu’en 1912 c’était la ville frontière turque. Il en reste de délicieuses choppes sans prétentions, un bain à eau chaude naturellement. Quant à l’hôtel « Macédonia », il est encore très… macédonien.

L’arrivée d’un Français est un événement. Toute la jeunesse accourt et comme notre culture est encore assez répandue parmi les étudiants qui fréquentent volontiers nos Universités, après dîner on ne me lâche plus. Un grand courant de sympathie paraît se diriger spontanément vers le motocycliste que je suis. Je ne tarde pas à comprendre pourquoi. Boris Sarafoff, une des grandes figures du mouvement macédonien d’avant la guerre, découvrit le premier les avantages de la motorisation et voici comment. Entré à l’École militaire de Sofia, il se lance, à peine promu lieutenant, dans le mouvement macédonien. Il réussit d’abord un coup de main sur la ville de Ménélik d’où il chasse les Turcs. Il est célèbre et une couronne de légende se tresse autour de son jeune front. Il semble se trouver à la fois sur tous les points stratégiques du Balkan. Les Turcs voient en lui un protégé d’Allah. La vérité est plus simple : alors que les autres chefs de l’insurrection se déplacent sur leurs petits chevaux montagnards, Sarafoff a déjà compris les avantages de la motorisation et il parcourt la Macédoine à motocyclette. Voilà pourquoi sans doute votre serviteur fut reçu avec enthousiasme au « Club de la Guerre ».

Après dîner, il me fallut entendre conter les hauts faits de l’Orim, l’organisation révolutionnaire macédonienne. Ce fut en fait un cours de documentation nécrologique, mais son intérêt ne réside pas principalement dans l’incommensurable de l’horreur ; un collectionneur de coutumes inédites comme vous pouvait y trouver son compte.

Il faut, n’est-ce pas, beaucoup d’argent pour mener une guerre, même une guerre de partisans. L’Orim le trouvait sous forme de contributions volontaires ou forcées. La culture et le commerce du tabac payaient à eux seuls un impôt annuel de 15 millions de lévas. Quand les révolutionnaires avaient besoin d’une automobile pour quelque expédition, vous pensez bien qu’ils n’allaient pas passer commande chez l’agent de Ford. En ouvrant la porte de son garage, un beau matin, quelque médecin ou commerçant de Sofia constatait que sa voiture avait pris la route mystérieusement. Dans un cas semblable chez nous, le volé ne fait qu’un saut à la police. En Bulgarie, on sait de quoi il retourne, la voiture a été réquisitionnée par ces messieurs « de la liberté ou de la mort ». Deux jours plus tard, l’automobiliste reçoit une lettre qui lui signale la présence de sa voiture au coin de certaine rue de Sofia. Souvent la carrosserie a été lavée, et le plein d’essence est fait. En tout, il y a la manière.

— C’est assez original.

— Moins toutefois que le marché des « hommes-revolvers » qui se tenait encore au début de 1933 devant certains cafés de la capitale. Vous pouviez en louer un à la journée, à la semaine ou au mois. L’homme chargé de votre sécurité ne vous quittait plus d’une semelle. Le voyez-vous les deux mains plongées dans les poches de son veston, caressant les détentes de ses mausers ? Un individu se précipite-t-il sur vous ? Votre vigilant le gratifie de quelques balles. Ces spécialistes connaissent naturellement leur public. Ils ne sont là que pour protéger votre vie, non pour tuer des innocents.

Malgré ces anges gardiens attachés aux trousses des membres les plus en vue de l’Organisation Révolutionnaire, ISO de ces derniers allaient annuellement fraterniser dans la mort. Il m’a fallu quitter Gorna Djoumaya sans rencontrer le fameux Kirow qui cumulait les fonctions de garde champêtre dans cette ville et celle plus délicate d’exécuteur de l’Orim. Il avouait avoir expédié 50 « clients » dans l’autre monde pour le compte de cette dernière. Et maintenant…

— Maintenant ?

— L’Orim n’existe plus, du moins officiellement, depuis Je 18 mai, 1934. Plus de tchètas bannières au vent. Les dirigeants de l’organisation ont été arrêtés, son grand chef Mikaïloff a réussi à s’enfuir en Turquie. Il réside actuellement à Constantinople.

— Il n’a donc pas été assassiné comme tous ses prédécesseurs ?

— Il le sera ; il est logiquement impossible qu’il ne le soit pas. On a désarmé l’Orim, 50 mitrailleuses, 1000 fusils, 700 revolvers, 1 million de cartouches, et 60 millions de lévas. Des habitants du pays pensent que l’on pourrait faire encore de fructueuses perquisitions dans ce sens.

Le lendemain, quand je quittai Gorna Djoumaya, les membres du « Club de la Guerre » me décorèrent de l’insigne que vous voyez : 1893 indique la date de la création de I’Orirn, par Groueff, Tocheff, instituteurs de langue bulgare ; 1903 rappelle les grands soulèvements contre les Turcs. Il me fut naturellement recommandé de ne pas arborer cette trop voyante décoration au poste frontière voisin, ce que je fis, vous pouvez m’en croire.

Et c’est tout. J’ai quitté Gorna Djoumaya, la pluie avait cessé, la vallée déboisée de la Struma me donnait les vraies couleurs de la désolation macédonienne. À midi je passais la frontière entre les rues de sentinelles bulgares et les gendarmes grecs.

L’ombre du Balkan

Depuis quarante ans, elle retient l’attention des grands voyageurs et des hommes qui portent le poids des responsabilités publiques. Il n’est pas besoin de rappeler dans quelles circonstances elle a par deux fois obscurci notre ciel. Je crois avoir démontré par un rapprochement vivant que les mœurs violentes qui troublent la vie internationale étaient largement expliquées par l’état primitif de la vie privée de ces peuples et la fantaisie du droit commun qui la régit. C’était le but de cet article.

Sur un aussi vaste sujet, il peut sembler imprudent de conclure et personne n’a tenté de rendre un jugement sans appel sur le Balkan. Le scepticisme de l’un, les attaches publiques de l’autre, ont relégué dans le vague des conclusions qui se réclamaient de l’optimisme du bon faiseur. Combien de lecteurs me suivront sur le terrain où je m’aventure ? Mais tous ceux, j’espère, qui savent sortir des tours d’ivoire égoïstes et comprendre la misère de leur prochain.

Je dis qu’à la base de tout le fracas balkanique, il y a seulement des montagnes déboisées, des terres d’alluvions, depuis longtemps emportées vers la mer, des kulas, et des hans mal clos où l’on gèle en hiver, où l’on rôtit au mois d’août ; il y a des groupements d’hommes isolés par l’absence de bonnes routes et de chemin de’ fer. Des écoles contre les coutumes du moyen-âge, des forêts contre le rocher stérile, en somme, la possibilité de vaincre l’ignorance et la faim, voilà ce qui me paraît constituer pour le Balkan le dernier mot de la sagesse.

Ces peuples sont courageux, servis par une magnifique nature physique que les guerres et les privations n’entament pas et ce sont sans aucun doute des hommes de bonne volonté. Comment rompre le cercle éternel de misère qui s’impose de la Croatie aux confins grecs ? Cette proposition paraît, hélas ! dépasser les possibilités de l’Europe de notre temps.

Retombons donc dans le cadre des conclusions optimistes, espérons, et préparons-nous, amateurs de pittoresque humain, à perdre notre plus belle « réserve » où l’homme fatigué des travaux trop parfaits peut, de temps à autre, retourner aux sources des grandes passions primitives.

MARC J.-P. AUGIER.

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