Notre premier laboratoire de chimie médicale

Albert Londe, La Nature N° 637 — 15 août 1885
Samedi 27 septembre 2014 — Dernier ajout dimanche 29 septembre 2019

Le bureau d’adresse, la gazette et les consultations charitables de Théophraste Renaudot

S’il est un homme pour lequel la postérité se soit montrée injuste, c’est assurément Théophraste Renaudot le Gazetier, comme l’appelaient dédaigneusement ses ennemis. Et pourtant quel inventeur, quel hardi novateur que ce philanthrope ignoré auquel aucun déboire ne fut épargné, qui se vit condamner à ne plus « exercer la charité » et mourut « gueux comme un peintre », suivant l’expression de son terrible ennemi Guy Patin [1] !

Nous passons rapidement sur les premières années de Renaudot qui, né à Loudun en 1586, docteur de Montpellier en 1606, venait 11 Paris en 1625, après avoir exercé avec grand succès la médecine dans sa ville natale, mettre en pratique « les moyens qu’il avoit recouvrez pour le soulagement de la misère publique ». Et celle-ci était terriblement grande à une époque où, pour se débarrasser des misérables qui encombraient les rues, le gouvernement ne trouvait rien de mieux que de Ies faire enfermer dans des maisons de force dont quelques-unes sont devenues certains de nos hôpitaux actuels, Renaudot n’avait pas voulu tremper dans tous ces moyens de coercition par lesquels on forçait les malheureux à travailler quand même à une tâche qui ne pouvait leur procurer un salaire rémunérateur.

Impuissant à lutter contre la jalousie et la toute puissance des corporations, il s’efforçait d’atténuer les mauvais effets du monopole à outrance en créant la Publicité commerciale. C’est en 1650 qu’il fondait, rue de la Calandre, près le Palais, à l’enseigne du Coq, son Bureau d’adresse ou de rencontre qui n’allait pas tarder à acquérir une renommée justement méritée. Pour le populariser, il se fit imprimeur et lança dans le public son « Inventaire des adresses du bureau de rencontre ou chacun peut donner ou recevoir des avis de toutes les nécessitez et commoditez de la vie humaine. » Là se traitaient les affaires les plus variées, Renaudot s’adressant à « toutes personnes qui voudront vendre, achepter, louer, permuter, prester, apprendre, enseigner ; aux maîtres qui veulent prendre des serviteurs et à ceux qui cherchent condition pour servir en quelque qualité que ce soit ; à ceux qui auront les lieux, commoditez et industries propres pour être employez … etc. » De temps en temps paraissaient en outre des feuilles volantes sur lesquelles on pouvait lire les dernières offres ou demandes parvenues au Bureau. Dans cet établissement fondé dans un but essentiellement humanitaire, tout était gratuit pour les malheureux. Ceux qui, plus fortunés, venaient demander des renseignements, ou s’inscrire pour une offre sur le Registre du Bureau, payaient un droit minime de trois sous.

Le prêt fut également gratuit pour les pauvres, lorsque, quelques années plus tard, Renaudot introduisit en France les Monts-de-Piété. Les Feuilles du Bureau d’adresse n’étaient que le prélude d’une publication beaucoup plus importante, la Gazette, qui vit le jour le 30 mai 1631. Avant elle, le journal n’existait pas en France : désormais au crieur des rues (fig. 1) va se joindre le colporteur de la Gazette qui, plus que son collègue, encaissera de gros bénéfices, car on va s’arracher tous les samedis sa marchandise d’un nouveau genre.

La Gazette répondait trop à un besoin pour ne pas réussir : protégée par Richelieu dont elle soutenait la politique, recevant directement des articles de Louis XIll, elle prenait rapidement une telle importance qu’au numéro hebdomadaire s’ajoutèrent bientôt les Extraordinaires, sortes de suppléments qui paraissaient chaque fois qu’un événement important se produisait dans le royaume. On voit, par l’estampe allégorique que nous reproduisons (fig. 2), qu’elle prétendait tirer directement et de bonne source tous ses renseignements ; elle avait comme l’indique le dessin de sa robe, l’oreille ouverte à tous les bruits, disait la vérité toute nue, démasquait le mensonge et ne cédait jamais aux sollicitations intéressées des Cadets de la Faneur. Nous signalons tout particulièrement son greffier qui n’est autre que Renaudot lui-même, assez reconnaissable à son nez camus, perpétuel objet de sarcasmes.

Ajoutons que le maître du Bureau d’adresse était un excellent patriote, qu’il ne cessa jamais dans son journal de prêcher l’union contre l’ennemi commun, l’Espagnol, et qu’il ne fut peut-être pas étranger à la publication de cette gravure (fig. 3), sur laquelle le colporteur d’une Gazette d’Espagne désespéré de n’avoir que des revers à offrir à ses clients, rompe et déchire ses gazettes qui ne chantent que ses défaites.

Ce qui nous intéresse ici le plus, c’est la part que prit Renaudot au mouvement scientifique si peu accentué de son époque et quels furent les moyens mis par lui en pratique pour aider à son avancement. N’oublions pas qu’il est médecin et même médecin du roi, sinécure qui lui permet tout au plus, étant docteur de la Faculté de Montpellier, d’exercer la médecine dans la capitale. Enfin, ce n’est pas un songe-creux, c’est un esprit éminemment pratique qui va de suite réagir et avec vigueur contre les médecins de Paris immobilisés dans le Magister dixit. De plus, c’est un philanthrope dont tous les efforts, toutes les nouvelles créations vont encore tendre au soulagement des misérables. C’est dans ce but qu’il fondait vers la fin de 1651 les Conférences publiques du bureau d’adresse, sorte d’Académie au petit pied d’où sortiront bientôt les Consultations charitables pour les pauvres malades. Renaudot avait su grouper autour de lui une foule de médecins venus des Facultés de province et qui partant, n’avaient pas à Paris droit de cité ; de plus, beaucoup d’esprits éclairés avaient accueilli avec enthousiasme le projet de fondation d’une Société scientifique où l’on pourrait « discuter librement et sans parti pris d’école. »

Pendant deux ans, on n’admit que les intimes, mais, devant le nombre toujours croissant des demandes, Renaudot dut rendre publiques ces premières assises de la science qui seule devait être en cause dans la discussion. « La médisance n’en était pas seulement bannie, mais, de peur d’irriter les esprits aisez à échauffer sur le fait de la religion, on renvoye en Sorbonne tout ce qui les concerne. Les mystères des affaires d’Estat tenans aussi de le nature des choses divines desquelles ceux-ci parlent le mieux qui parIent le moins, nous en faisons le renvoy au Conseil d’où elles procèdent. Tout le reste se présente icy à vous pour servir d’une spacieuse carrière à vos esprits. » On y proposait les questions les plus diverses que chacun était tenu d’étudier et de résoudre suivant ses aptitudes, La Compagnie commettait spécialement plusieurs de ses membres pour étudier « … le moyen de faire le vernis de la Chine noir et jaune doré ; le moyen de donner quelque avis en six heures à cent lieuës d’icy sans y employer les cloches ni le canon ou tel autre moyen, etc … » Tous se piquèrent d’émulation : les cinq gros volumes des Comptes rendus sont là pour attester la somme des efforts dépensés et nous offrir un très bon résumé de l’état de la science au dix-septième siècle.

Cependant, une chose manquait : il fallait un laboratoire ou l’on pùt se livrer aux recherches et aux expériences. De plus, Renaudot, depuis bien longtemps, caressait l’idée d’ouvrir dans sa maison de la rue de la Calandre une grande salle de Consultations gratuites ; et, donner la consultation sans délivrer les médicaments lui paraissait dérisoire, d’autant plus qu’il était un partisan convaincu des remèdes chimiques que l’École de Paris repoussait en bloc et défendait aux apothicaires de préparer. Mais, il n’était pas facile d’établir au dix-septième siècle un Iaboratoire où devaient se manipuler des substances toxiques. Avant l’autorisation royale, il fallait obtenir celle de la Cour des monnaies qui avait sous sa surveillance tout ce qui touchait à la distillerie dans le commerce, l’industrie et l’art. Or, cette Cour accordait très difficilement les autorisations de ce genre et il était bon d’avoir des amis dans la place.

Une excellente occasion ne tarda pas à se présenter. Jean le Noble, conseiller à ladite Cour, vint à mourir ; Renaudot acheta pour l’un de ses fils la charge vacante avec l’agrément du roi donné par lettres du 1er mai 1658. La position était désormais conquise, et, le 2 septembre 1640, Louis XIlI, par, lettres patentes, l’autorisait « à se livrer il toutes les pratiques qu’il jugerait nécessaires pour le bien et le soulagement des pauvres et particulièrement des malades. » Les considérants que renferment ces lettres sont fort intéressants. Après avoir parlé des recherches qui se pratiquaient au Bureau d’adresse, le roi ajoute : « Et d’autant plus qu’une partie des expériences qui s’y font sont des remèdes tirés des plantes, animaux et minéraux, pour la préparation desquels il est obligé de tenir toutes sortes de fourneaux, alambics, matrats, récipients et autres vaisseaux de chymie et spargyrie pour extraire par les opérations dudit art toutes sortes d’eaux ; huiles, sels, magisterées, extraits, quintessences, chaux, teintures, régules, précipités et tous les autres effets dudit art de chymie, lesquels se trouvent fort utiles à la guérison des malades lorsqu’ils sont méthodiquement administrés… pour cet effet avons permis audit Renaudot de tenir chez lui lesdits fourneaux et y faire toutes sortes d’opérations chymiques." Les mêmes lettres autorisaient rétablissement définitif des Consultations charitables. Tous les jours, dans la grande salle du Bureau d’adresse devenu l’un des endroits les plus fréquentés de Paris, se réunissaient des médecins, qui, gratuitement, donnaient des consultations aux malheureux, des chirurgiens qui les pansaient, des apothicaires qui leur délivraient les médicaments prescrits. Il y avait là la base de tout un enseignement, d’autant qu’à la Faculté il n’existait même pas l’ombre d’un cours de clinique, que les élèves ne voyaient jamais de malades, et qu’ils passaient leur temps d’études à syllogiser.

Aussi, les élèves guidés par le bon sens avaient-ils déserté en masse les balles de l’École pour venir suivre la clinique de Renaudot.

C’est alors que la Faculté, furieuse de se voir ainsi supplanter et incapable de tenter un effort, même pour admettre la circulation du sang, intente procès sur procès au malheureux gazetier qui n’était coupable que d’avoir trop aimé soulager la misère publique. Richelieu fit tous ses efforts, essaya de tous les moyens de conciliation pour arrêter les hostilités ; mais, soutenue parle Parlement qui lui-même était l’ennemi du cardinal, la Faculté ne voulut rien entendre.

Voyant que le temps des concessions était passé, Renaudot demanda et obtint l’autorisation du roi de fonder un hôtel des consultations charitables, vaste établissement pourvu d’un hôpital, et qui aurait été le siège de la future École, de la Faculté libre dont il possédait désormais tous les éléments d’organisation. C’en était fait de la Faculté et de ses théories surannées ; mais Renaudot avait compté sans la mort. Le 4 décembre 1642, mourait Richelieu, son protecteur, son ami, et le 14 mai 1643, disparaissait Louis XIII, son dernier soutien. Mazarin et Anne d’Autriche ne voulaient à aucun prix s’aliéner I’Université tout entière et le Parlement qui avaient pris fait et cause pour la Faculté de médecine. Le 1er mars 1644, le Parlement rendait un arrêt qui ruinait de fond en comble l’œuvre de Renaudot et interdisait même à son fondateur d’exercer la médecine à Paris. Épuisée par cet effort, la Faculté se rendormait à nouveau, pour ne se réveiller que deux siècles plus tard.

ALBERT LONDE.

[1Nous ne saurions trop à ce sujet recommander la lecture du livre de Gilles de la Tourelle : Théophraste Renaudot ; d’après des documents inédits In-8. - Plon, 1884.

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