Denis de Sallo, fondateur du Journal des Sçavans, et son œuvre

Jacques Boyer, La Revue Scientifique Numéro 13 - tome LII - 23 septembre 1893
Mardi 24 février 2009 — Dernier ajout dimanche 29 septembre 2019

A propos de l’inauguration récente de la statue de Théophraste Renaudot, de nombreux journaux scientifiques ou littéraires ont célébré à l’envi le père des journalistes français, mais pas un ne s’est souvenu d’un autre initiateur en son genre, du modeste et profond érudit Denis de Sallo, le fondateur du Journal des Sçavans, qui fit pour les lettres et les sciences ce que Renaudot avait si bien réussi pour la politique.

La Revue encyclopédique elle-même, qui a pourtant consacré un numéro entier (n° 63, 15 juillet 1893) à l’histoire de la presse française, s’est occupée exclusivement des journaux politiques, sans songer à ces recueils célèbres du XVIIe et du XVIIIe siècle ( [1]) où les Bayle, les Leclerc et les Basnage, pour ne parler que des plus illustres, ont publié leurs spirituels et savants articles qui resteront longtemps encore des modèles.

Je n’entreprendrai point, dans cette courte notice, de réparer complètement cet oubli, en esquissant l’histoire de la presse scientifique française. Cette histoire demande trop de développements pour être abordée en quelques lignes je désirerais seulement montrer ici combien cette idée qui nous paraît si simple et si naturelle aujourd’hui : la création d’un journal scientifique, était neuve en 1665 ; combien d’entraves ont suscitées à son créateur les auteurs médiocres que ce nouveau tribunal condamnait sans appel ; quelle patience, quelle érudition, quelle somme prodigieuse de travail il a fallu à ses fondateurs pour surmonter tous les obstacles, éviter les écueils qu’ils rencontrèrent chaque jour et donner à leur œuvre une vitalité assez forte pour lui permettre, en renaissant toujours de ses cendres, de se perpétuer jusqu’à nous.

Denis de Sallo, seigneur de la Coudraye, naquit à Paris, en 1626, d’une vieille famille noble du Poitou ( [2]). Les études de sa première jeunesse furent peu brillantes, mais, dès son entrée en rhétorique au collège des Grassins, il remporta tous les prix de sa classe, devint l’année suivante un élève distingué de philosophie, et après la soutenance publique de remarquables thèses grecques et latines, il se livra avec ardeur à l’étude du droit. Ses rapides progrès lui permirent en 1652 de succéder à son père, Jacques de Sallo, dans sa charge de conseiller au Parlement de Paris. Trois ans après, il épousa Élisabeth Menardeau, fille d’un conseiller en la Grand’Chambre, dont il eut un fils et quatre filles. Il mourut, le 14 mai 1669, d’une attaque d’apoplexie. Sa mort, d’après Vigneul-Marville, aurait été causée par la perte de toute sa fortune au jeu en 1665 ; mais outre que cette anecdote est peu vraisemblable, vu le caractère de Sallo, qui fut toute sa vie un laborieux, elle est controuvée par une lettre de Guy-Patin (13 novembre 1665), qui prouve qu’à cette époque de Sallo n’avait nulle envie de mourir, et par le témoignage du P. Honoré de Sainte-Marie, qui s’accorde avec Moréri pour placer sa mort en 1669 et non en 1665 ( [3]).

Maintenant que nous avons esquissé à grands traits les principaux événements de sa vie, d’ailleurs peu agitée, passons à l’étude de son caractère et de son œuvre :

« Il lisait toute sorte de livres, dit Moréri, avec un soin incroyable, et employait continuellement des personnes gagées pour transcrire ses réflexions et les extraits qu’il leur marquait : de sorte que par cette manière d’étude il se mit en état de composer en peu de jours des traités sur toute sorte de matières, comme il le fit voir en plusieurs rencontres ( [4]). »

C’est probablement le nombre considérable de matériaux ainsi réunis au cours de ses lectures qui lui donna l’idée de donner au public ces extraits dont il avait reconnu, par sa propre expérience, toute l’utilité.

Il s’adjoignit pour exécuter cette œuvre, colossale alors, plusieurs savants ou hommes de lettres : de Bourzeis, théologien distingué, de Gomberville, Chapelain, le fameux auteur de la Pucelle, et l’abbé Gallois, qui semblait « né pour ce travail ( [5]) » mais de Sallo revoyait tous les articles, peu nombreux d’ailleurs, que lui fournissaient ses collaborateurs et en écrivait lui-même le plus grand nombre.

Une fois le privilège obtenu, l’appui de Colbert assuré, le plan arrêté et la périodicité fixée, le Journal des Sçavans ( [6]) parut enfin, le lundi 5 janvier 1665, en une feuille et demie in-4°, sous le pseudonyme d’Hédouville ( [7]), et continua de paraître tous les lundis jusqu’au 30 mars de la même année, époque à laquelle son privilège fut retiré à de Sallo.

Quoique sa critique fût toujours modérée et juste, elle lui avait cependant attiré de nombreux ennemis parmi les gens de lettres et, ce qui était plus dangereux, parmi les jésuites, alors tout-puissants, « qui n’avaient pu voir sans dé plaisir s’élever un tribunal littéraire et philosophique qui ne relevait pas d’eux, qui détestaient, d’ailleurs, Sallo et ses amis, en leur qualité de parlementaires et de gallicans suspects de jansénisme ; ils joignirent leurs plaintes aux cris de l’amour-propre blessé ; ils firent agir le nonce du pape, et celui-ci finit par obtenir qu’il serait fait défense à Sallo de continuer sa publication ( [8]). »

Le prétexte donné était un passage du journal dans lequel de Sallo critiquait un décret des inquisiteurs « dont les oreilles délicates demandent de si grands ménagements ( [9]) ».

Colbert conserva toutefois son amitié à son protégé, le dédommagea de la suppression de son journal par un emploi aux finances, et comprenant tout l’intérêt de l’œuvre de Sallo, chargea l’abbé Gallois de la continuer.

Le journal reparut le4 janvier 1666, et dès cette année il est illustré ( [10]) ; mais l’abbé Gallois. qui garda la direction du journal pendant neuf ans le publia très irrégulièrement ; ainsi l’année 1670 n’a qu’un numéro et l’année 1673 n’en a vu paraître aucun.

En 1675, le journal passe aux mains de l’abbé La Roque, qui apporta dans ses fonctions une ponctualité digne d’éloges, mais qui était loin comme science de valoir son prédécesseur ; ensuite, en 1686, « le chancelier Boucherai, qui s’en était déclaré le protecteur ( [11]) », en confia la direction au président Cousin.

En fin, en 1701, le journal est acquis pour l’État par le chancelier de Pontchartrain, qui confia la composition du recueil non plus à un seul homme, mais à une compagnie de savants : Dupin, Rassicod, Andry, Fontenelle, Vertot et Julien Pouchard comme directeur ( [12]).

Ainsi renouvelé, soutenu par l’abbé Bignon, neveu du chancelier, le Journal des Sçavans reparut le 2 janvier 1702, et son histoire jusqu’en 1792, où les événements politiques l’obligèrent à s’arrêter de nouveau, présente cette seule particularité qu’à partir de 1724 sa périodicité change, et que, d’hebdomadaire, il devient mensuel avec des suppléments semestriels ( [13]).

Sylvestre de Sacy essaya, en 1796, de ressusciter le journal, mais sa tentative échoua après la publication de douze numéros du 16 nivôse au 30 prairial de l’an V ( [14]).

Rétabli en 1816, sur la proposition de de Barbé-Marbois, garde des sceaux, et Dambray, chancelier, sur un rapport de l’historien Guizot, alors secrétaire général au ministère de la Justice, le Journal des Savants reparut, mais cette fois pour ne plus disparaître, le 1er septembre.

A partir de cette époque, la présidence du Comité de rédaction appartint au garde des sceaux jusqu’au décret impérial du 24 mai 1857, par lequel elle fut transférée au ministre de l’Instruction publique, sous les auspices duquel le journal se publie encore actuellement ( [15]).

Telle fut la vie si mouvementée du premier journal scientifique, vie qui prouve, mieux que tous les éloges, que l’œuvre de Sallo possédait les qualités qui rendent féconds et durables les travaux intellectuels : le mérite et l’utilité.

Lire également : JACQUES BOYER, Création du premier journal scientifique, La Nature N°3140 - 1er Aout 1947

[1Nouvelles de la république des lettresin-12, Amsterdam, 1684-1718.—Bibliothèque universelle et historique in-12, 1686-1693. — Histoire des ouvrages des savants ; in-12, 1687-1709, etc.

[2Moréri,Grand Dictionnaire historique, édit. Drouet, in-folio, 1759, t. IX, p. 96 de la lettre S. La plupart des renseignements biographiques qui suivent sont, empruntés à cet article.

[3Camusat, Histoire des journaux imprimés en France ; in-12, 1721, p. 37 et suiv. — Mémoire historique sur le Journal des Sçavans, t. X, p. 607 de la Table du Journal des Sçavans, par l’abbé Claustre ; in-4 0 Paris, 1764.

[4Voir au sujet de ces « rencontres » : Moréri, loc. cit.

[5Fontenelle, Éloge de l’abbé Gallois. O. de Fontenelle, t. VI, p. 204, in-8°, 1790.

[6Voir, pour l’histoire détaillée du Journal des Savants : Hatin, Histoire politique et littéraire de la presse en France, 1859, t. Il, p. 151 et suiv., et Mémoire historique sur le Journal des Sçavans, dans la Table du Journal, par l’abbé de Claustre, 1764, in-4°, t. X, p. 595 et suiv.

[7C’était le nom d’un de ses domestiques.

[8Hatin, Bibliographie historique et critique de la presse périodique française, p. 29, col. 2 ; gr. in-8°, Paris, 1866.

[9Camusat, loc. cit., p. 18.

[10Voir, entre autres, la superbe planche gravée représentant un pou vu au microscope ; elle ne mesure pas moins de 40 à 50 centimètres (année 1666, 292 de la réimpression de 1729). Cette réimpression est une reproduction à peu près textuelle de l’édition originale, fort rare. A ce propos, je crois utile de faire une remarque bibliographique : le Journal des Savants, comme tous les journaux analogues du XVII e et du XVIIIe siècle qui avaient du succès, était réimprimé au fur et à mesure de l’épuisement des numéros ; ainsi, dans l’exemplaire que j’ai consulté à la bibliothèque de l’Arsenal, l’année 1665 est de 1733, l’année 1666 de 1729, tandis que l’année 1676 a été réimprimée en 1717 .. Aussi est-il pour ainsi dire presque impossible de trouver deux collections de ces recueils qui se ressemblent exactement. Si on ajoute à cela que, dans les réimpressions, l’éditeur a intercalé quelquefois des notes sans indiquer qu’elles ne figuraient pas à l’édition originale, que quelques-uns de ces recueils ont été contrefaits en Hollande, on aura une idée de la difficulté des recherches et l’explication de la divergence si regrettable des citations.

[11Hatin, Bibliographie historique et critique de la presse périodique française, p. 99, col. 2.

[12Mémoire historique sur le Journal des Sçavans,p. 630.

[13Il y avait eu aussi un volume supplémentaire pour chacune des années 1707, 1708 et 1709, et l’année 1773 -a que les cinq numéros des premiers mois.

[14Hatin, Bibliographie historique et critique de la presse périodique française. p. 30, col. 2.

[15Hatin, ibid.

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