Les propriétés phramacodynamiques et thérapeutiques de la Stovaïne

Dr J. Meurice, Revue générale des sciences pures et appliquées — 15 Juin 1906
Mercredi 19 février 2014 — Dernier ajout lundi 4 mars 2024

L’application de l’anesthésie locale est, comme on le sait, d’une utilité incontestable, au point qu’on ne peut s’en passer pour nombre de pratiques de la Chirurgie courante. Il est notoire, aussi, que l’un des composés les plus largement employés dans ce but est la cocaïne, et vouloir rappeler ici les multiples indications auxquelles répond ce précieux alcaloïde serait évidemment superflu. Médecins, chirurgiens et spécialistes l’utilisent dans les cas les plus variés ; mais, même à doses réduites et malgré toutes les précautions prises, la cocaïne possède une toxicité réelle, bien qu’inconstante, provoquant, chez certains sujets à susceptibilité individuelle impossible à prévoir, une série de troubles, — vomissements, faiblesse, pâleur, dyspnée, convulsions, — exposant parfois le patient à de réels dangers.

De là l’idée de substituer à la cocaïne un composé qui, tout en étant doué de propriétés analgésiques suffisamment profondes et durables, se trouvât en même temps dénué de tous les inconvénients de la cocaïne, du moins pour les doses thérapeutiques actives. Nombreuses furent les recherches orientées dans ce sens, et c’est ainsi que successivement ont été prônées l’holocaïne, l’eucaïne α, l’eucaïne β, la tropacocaïne, la nirvanine, l’anesthésine, tous corps présentant, il est vrai, de sérieuses propriétés analgésiques, mais ne fournissant point encore satisfaction entière aux praticiens. Or, en ces derniers temps, on a beaucoup vanté un nouvel anesthésique local, la stovaïne, et, d’après les essais qui en ont été faits jusqu’à présent, il y aurait lieu de s’y intéresser, car il présenterait comme principal avantage une toxicité beaucoup moindre que celle de la cocaïne.

Nous nous proposons donc d’étudier ici les propriétés pharmacodynamiques et thérapeutiques de la stovaïne, de façon à pouvoir l’apprécier à sa juste valeur.

Découverte en 1903 par M. Fourneau, chimiste français, la stovaïne, produit de synthèse, est une substance cristalline incolore, parfaitement soluble dans l’eau et se présentant sous l’aspect de lamelles douées d’un vif éclat. Ce corps s’obtient par l’action de I’éthylo-bromure de magnésium sur la diméthylaminoacétone. Au point de vue chimique, c’est exactement le chlorhydrate de I’eamino-ê-benzoylpentanol ou chlorhydrate d’amyIéine, répondant à la formule complexe : $$$ CH_3 C(C_3 H_5)(O-CO-C_6 H_5)-CH_2 Az (CH_3)_2 HCl$$$

Les solutions aqueuses de stovaïne résistent très bien à l’action de la chaleur et peuvent, de ce chef, être stérilisées par ébullition, car ce n’est qu’à 120° C. que ce produit se décompose.

L’action physiologique de la stovaïne peut se dédoubler en action locale et en action générale. Nous étudierons donc séparément ces deux actions.

I. - ACTION LOCALE

La solution aqueuse de stovaïne détermine localement, au bout de deux à trois minutes, la paralysie des terminaisons nerveuses sensitives, qu’elle soit injectée sous la peau ou bien déposée à la surface des muqueuses. Mais deux particularités la différencient déjà à cet égard de la cocaïne : D’abord, au lieu d’exercer l’action vaso-constrictive de celle-ci, la stovaïne détermine une vaso-dilatation périphérique, qu’on constate, au bout de quelques instants, à une rougeur plus marquée à l’endroit d’application, tranchant sur la rougeur de la peau voisine ; nous examinerons plus loin quels en sont les avantages et les inconvénients. Ensuite, l’injection hypodermique ou interstitielle de la solution de stovaïne s’accompagne généralement, d’après les expériences de H. Braun, de Leipzig, d’une certaine irritation locale provoquant une douleur passagère, d’autant plus accentuée que la solution est plus concentrée.

Abstraction faite de ces différences, la question qui se pose immédiatement est la suivante, puisqu’il s’agit ici d’un produit que l’on essaie de substituer à la cocaïne : La stovaïne est-elle plus analgésique que la cocaïne, l’est-elle moins, ou bien l’est-elle simplement au même degré ? Pour répondre à cette question, nous nous en rapporterons à l’opinion du Professeur P. Reclus, qui, pendant un long laps de temps, a expérimenté la stovaïne en la comparant à la cocaïne.

Comme le dit P. Reclus lui-même, il est assez difficile d’évaluer, d’une façon exacte, la plus ou moins grande puissance analgésique d’une substance donnée ; on ne dispose pas, en effet, de méthodes permettant de mesurer la douleur, laquelle. d’ailleurs, quoique pouvant être de même intensité, est souvent appréciée différemment par des sujets différents. Toutefois, voici un procédé imaginé par ce clinicien, qui peut renseigner sur la valeur anesthésique comparée de la stovaïne : on choisit une opération où il est nécessaire de pratiquer une longue incision cutanée, par exemple l’extirpation d’un long segment d’une veine variqueuse ; on provoque d’abord, par injection, l’analgésie de la surface sur laquelle portera l’incision, une moitié à la stovaïne, l’autre moitié à la cocaïne, délimitant ainsi en deux parties distinctes le champ d’action de ces substances. Il sera dès lors facile de demander à l’opéré si la section de la peau a réveillé une sensation plus ou moins marquée dans l’une ou l’autre portion. L’éminent chirurgien, qui, à différentes reprises, a institué cette expérience, en arrive à celle conclusion : à part quelques nuances légères, et si fugitives qu’elles se contredisent d’une opération à l’autre, la cocaïne et la stovaïne possèdent absolument la même puissance analgésique, toutes tes deux abolissant au même degré la sensation de la douleur. Donc, pour ce qui regarde l’anesthésie, la stovaïne vaut la cocaïne, fait qui montre la confiance que l’on peut accorder à l’efficacité de ce médicament. Cependant, disons-le dès à présent, pour obtenir, dans les mêmes conditions, le même degré d’analgésie, il faut employer une quantité plus grande de stovaïne que de cocaïne ; là où P. Reclus employait, pour la cure radicale de la hernie, par exemple, 10 à 14 cg de cette dernière, il emploie 16, 18 et même 20 cg de stovaïne ; mais, nous le verrons plus loin, la toxicité plus faible de ce produit justifie parfaitement l’usage de pareilles doses.

Quant à la durée de cette analgésie, elle est sensiblement la même que celle de l’analgésie cocaïnique, peut-être un peu plus courte.

II - ACTION GÉNÉRALE

Examinons à présent cette deuxième action, et par là même abordons un point non moins intéressant, qui est celui de la toxicité du nouveau médicament.

§ 1. - Toxicité.

A vrai dire, l’action toxique de la stovaïne n’a pu encore être bien déterminée chez l’homme, parce que, procédant par comparaison, on s’est entouré pour la manier de toutes les précautions nécessaires, que l’usage de la cocaïne avait fait connaître, bénéficiant ainsi d’un manuel opératoire d’une rigoureuse précision et ne sortant pas des limites des doses inoffensives ; de sorte que l’étude des troubles physiologiques que peut déterminer chez l’homme l’administration d’une dose trop forte de stovaïne n’est point encore élucidée. Par contre, l’expérimentation du laboratoire, constituant toujours en matière de Pharmacodynamie la base de nos connaissances, compense largement le manque des données cliniques. Les expérimentateurs qui se sont surtout occupés de l’étude pharmacodynamique de la stovaïne sont : MM. Launoy et F. Billon, Pouchet et Chevalier ; les résultats de leurs expériences peuvent fournir aux cliniciens des indications nettes et précises relativement au mode d’action de ce médicament sur les différents appareils.

Administrée au cobaye en injection sous-cutanée et intra-péritonéale à la dose de 0,18g à 0,20g par kg d’animal, la stovaïne détermine la mort en six à huit heures. Chez le chien, dont le système nerveux est beaucoup plus impressionnable, elle est mortelle à raison de 0,10g à 0,12g par kg, en injection intra-veineuse ; ce qui revient à dire qu’elle est environ deux fois moins toxique que la cocaïne. Il est intéressant de noter que l’absorption de ce médicament se fait d’une façon fort rapide, et qu’il n’y a pour ainsi dire pas de différence entre la toxicité par voie intra-veineuse, par voie intra-péritonéale et par voie sous-cutanée, du moins en ce qui concerne le chien. Pour exprimer plus nettement son degré de toxicité, si nous représentons par 1 la dose mortelle de chlorhydrate de cocaïne, celle de la stovaïne sera représentée par 2. De même, si nous représentons par 1 la dose minimale de chlorhydrate de cocaïne produisant des symptômes d’intoxication, celle-ci sera représentée par 3 pour la stovaïne. Inversement, la toxicité du chlorhydrate de cocaïne étant 1, la toxicité de la stovaïne sera 1/2 ou 1/3 ; c’est-à-dire qu’il faudra en donner 2 ou 3 fois plus pour atteindre la même toxicité.

§ 2. - Tableau de l’intoxication.

Si nous détaillons le tableau symptomatologique de l’intoxication stovaïnique, nous voyons que, d’après les expériences des auteurs précités, il y a deux formes distinctes : l’une, la forme comateuse, plutôt propre aux herbivores, le cobaye par exemple ; l’autre, la forme convulsive, qui se retrouve surtout chez le chien.

1. Forme comateuse. - Après l’injection d’une dose toxique, mais non mortelle, de stovaïne, l’animal (cobaye) présente d’abord une agitation passagère peu marquée (période d’excitation), il laquelle fait bientôt suite un affaissement presque complet (période de dépression). L’analgésie est totale : l’animal ne répond plus aux excitations ; toutefois, on ne peut dire qu’il est frappé de paralysie ; seuls les mouvements volontaires sont un peu plus lents. En même temps, on voit la température baisser de 4°, 5° et même 6° pendant les quelques heures qui suivent l’injection. Cet état persiste pendant six il huit heures, puis les animaux reviennent progressivement à la normale et se rétablissent. Cette forme d’intoxication est rarement mortelle ; cependant, dans certains cas, les animaux sont tardivement pris de convulsions et meurent au cours d’une crise convulsive.

2. Forme convulsive. - Prenons, pour mieux fixer les idées, l’exemple d’un chien de 15 kg environ, auquel on a injecté 0,20g de stovaïne en solution à 1% soit 20 cm3. Tout d’abord, l’animal présente de la gêne respiratoire, et parfois même un arrêt complet et passager de la respiration. Laissé libre, il titube ; bientôt il est pris de vomissements, puis se couche, car il présente de la faiblesse et même de la paralysie du train postérieur. Quelques minutes après, il est pris d’une secousse généralisée, avec mouvements ambulatoires violents ; surviennent ensuite l’opisthotonos et des convulsions franchement toniques qui marquent la fin de la convulsion proprement dite. L’animal reprend sa respiration, qui devient ample, profonde et précipitée. Il cherche alors à se relever ; le train postérieur est paralysé, l’incoordination motrice est manifeste, et il exécute pendant quelque temps des mouvements désordonnés ; enfin, il parvient à se dresser sur ses pattes et à marcher plus ou moins franchement. Une salivation intense marque la fin de cette période ; l’animal se remet alors progressivement. Si l’on continue les injections intra-veineuses, par doses de 0,20g à intervalles d’un quart d’heure, on voit, à la fin de chaque injection, se reproduire une crise convulsive du même genre que celle qui vient d’être décrite. Cependant, au fur et à mesure des progrès de l’intoxication, ces crises convulsives se différencient suivant que les diverses parties du système nerveux sont plus ou moins touchées. C’est ainsi qu’on voit se produire dans la première partie de l’intoxication des convulsions plutôt cloniques, avec mouvements ambulatoires de galop, de natation, entremêlées de convulsions tonico-cloniques et toniques.

A une période plus avancée, apparaissent de grandes convulsions, à—type nettement épileptiforme. L’animal exécute de grands mouvements giratoires sur lui-même et des mouvements en cercle autour de son train postérieur complètement paralysé. Par intervalles, se manifestent des contractures toniques avec opisthotonos et, plus rarement, pleurosthotonos.

Un peu plus tard, ces phénomènes augmentent d’intensité et les crises deviennent subintrantes. Dans la dernière phase de l’intoxication, l’animal présente nettement des convulsions analogues à celles que provoque la strychnine, avec trismus initial et claquement des mâchoires, des tremblements généralisés, de l’opisthotonos et de la contracture des membres en extension forcée. Ces crises sont séparées par des intervalles de repos de plus en plus courts, pendant lesquels l’animal présente de la polypnée, Il meurt à la suite de convulsions se succédant presque sans interruption, la respiration s’étant définitivement arrêtée pendant la crise convulsive.

Quant à la question des variations de température signalées chez le cobaye, les expériences instituées dans ce but démontrent que les intoxications non mortelles ne la font pas varier chez le chien. Ce n’est que dans les intoxications graves et mortelles qu’en raison des violentes convulsions la température arrive à atteindre 41° et même 42°.

Résumant actuellement ce qui se dégage de l’analyse des différentes phases de l’intoxication stovaïnique, nous dirons, avec MM. Pouchet et Chevalier, auteurs auxquels nous avons emprunté la description symptomatologique qui précède, que ce médicament paraît agir comme un poison du système nerveux tout entier ; c’est un poison convulsivant, se rapprochant en cela de la cocaïne. Les vomissements, les troubles respiratoires que l’on constate toujours immédiatement après les injections, indiquent clairement l’action de cette substance sur le bulbe cérébral. Les convulsions cloniques, les hallucinations, les troubles oculaires paraissent évidemment sous la dépendance d’une excitation des hémisphères cérébraux ; l’incoordination motrice et surtout les mouvements giratoires démontrent péremptoirement un trouble du cervelet ; les convulsions toniques, I’opisthotonos, les divers autres phénomènes nerveux observés montrent la part prépondérante de la moelle dans la production des accidents, principalement dans les dernières phases de l’intoxication.

En essayant vis-à-vis de la stovaïne certaines substances anti-convulsivantes, telles que le chloralose, le chloroforme à dose anesthésique, le bromure de potassium, on parvient à modifier le type et l’intensité des convulsions, et, de ces diverses modifications, on est autorisé à tirer certaines conclusions, permettant jusqu’à un certain point de dire dans quel ordre et avec quelle intensité les diverses parties du système nerveux central sont atteintes. Bien que ce problème ne soit point encore entièrement résolu, Pouchet et Chevalier attribuent une part prépondérante, dans la production des phénomènes toxiques, à la moelle épinière et au cervelet ; le bulbe et les hémisphères cérébraux seraient cependant touchés, mais beaucoup moins profondément.

3. Action cardiaque. - En plus de l’action de ce médicament sur l’appareil neuro-musculaire, on a recherché l’action qu’il exerce sur le cœur. Sans entrer dans le détail de ces expériences, disons simplement qu’il résulte de celles-ci que la stovaïne n’est pas, même à doses assez fortes, un poison du cœur ; au contraire, elle peut être considérée comme un tonique de cet organe. En effet, sous l’influence stovaïnique, le nombre des contractions cardiaques diminue, mais l’énergie des systoles et l’amplitude des diastoles augmentent de plus du double, tout en restant toujours régulières. Ce n’est qu’à doses toxiques mortelles qu’après cette période on voit survenir un ralentissement progressif, des intermittences, de la diminution d’énergie, et finalement l’arrêt en systole avec contracture du myocarde.

4. Action hémolytique. - D’autre part, M. L. Launoy a recherché l’action qu’exerce la stovaïne sur le sang. Cet auteur a démontré que, mis en présence de celle-ci in vitro, les globules rouges présentent le phénomène de l’hémolyse, c’est-à dire une dissolution, partant une destruction ; ces expériences ont porté sur du sang de lapin. Mais, in vivo, ce phénomène ne se produit pas ; ce n’est qu’à condition d’injecter, par voie intraveineuse, des doses toxiques et répétées à court intervalle, qu’un certain degré d’hémolyse peut se constater au passage de l’hémoglobine dans le sérum sanguin, et à la légère diminution du nombre des hématies. Donc, pratiquement, vis-à-vis de la masse sanguine, la stovaïne ne détermine pas de lésions.

§ 3. - Pouvoir bactéricide.

Enfin, pour être complet, signalons encore que Pouchet et Chevalier ont découvert à la stovaïne un pouvoir bactéricide réel. Dans des eaux extrêmement chargées de germes de toutes espèces, ceux-ci sont tués déjà au bout de cinq minutes par une solution de stovaïne à 25 ‰ et au bout de vingt-quatre heures par une solution à 1 ‰. En ce qui concerne l’action bactéricide vis-à-vis de cultures pures en bouillon ordinaire, les bacilles typhiques et diphtériques, ainsi que le coli-bacille, sont tués au bout de trente-six heures par une solution variant de 5 à 15‰.

III. - APPLICATIONS CLINIQUES.

Ces propriétés toxicologiques de la stovaïne étant connues, il est intéressant de voir l’usage que l’on peut en faire dans le domaine clinique.

Comme nous le disions plus haut, c’est principalement ses propriétés anesthésiques qui sont mises à profit dans la thérapeutique chirurgicale, dans tous les cas où la cocaïne a été employée. Pour l’anesthésie locale, on utilise généralement la stovaïne en solution à 0,5 et 1%, cette solution se faisant ordinairement dans l’eau distillée contenant 8 ‰ de chlorure de sodium ; on peut ainsi injecter plusieurs centimètres cubes et aller sans inconvénients jusqu’à 14, 18 et même 20 cg, selon les opérations à pratiquer. L’injection sous-cutanée détermine une anesthésie suffisamment durable, permettant d’effectuer, le mieux cinq minutes après l’injection, les opérations les plus variées. Nous rapporterons ici les plus importantes, signalées par P. Reclus, telles que : l’extirpation de tumeurs circonscrites cutanées et sous-cutanées, les lupus, les fibromes, les cancroïdes, les amputations de phalanges d’orteils, de doigts, puis les gastrostomies, les anus artificiels, les hernies ombilicales, inguinales et crurales, étranglées ou non, les hémorroïdes, les dilatations anales, les varicocèles, les laparotomies pour kystes ovariques non adhérents, les empyèmes avec ou sans résections costales. Cette série assez longue montre suffisamment la diversité des interventions possibles pour que nous ne nous y arrêtions pas plus longtemps ; mais il est, nous semble-t-il, plus important d’insister sur l’innocuité de la méthode. Au cours de sa pratique déjà longue, P. Reclus n’a eu à déplorer aucun accident mortel ; parfois, il a noté de petits troubles physiologiques, se traduisant par une légère pâleur de la race, un peu d’anxiété précordiale, mais cela bien plus exceptionnellement encore qu’avec la cocaïne.

Nous signalions plus haut, comme propriété -de ce nouvel anesthésique, une certaine action vasodilatatrice ; il résulte de ce chef des avantages et des inconvénients. L’inconvénient, c’est qu’au cours de l’opération, les vaisseaux — surtout ceux de petit calibre, qui ne se distinguent pas et qu’an ne peut lier — versent sur le champ opératoire une nappe sanguine qui le voile ; de là la .nécessité de tamponner fréquemment et de se préoccuper plus souvent de l’hémostase. Mais, d’un autre côté, la vaso-dilatation des vaisseaux cérébraux constitue un réel avantage. Tandis que l’action vaso-constrictive de la cocaïne réclame chez le patient le décubitus horizontal, à cause des menaces de syncope, la stovaïne, en congestionnant le bulbe, supprime la syncope et permet aux malades d’être opérés assis et de se lever aussitôt après l’opération ; ceci s’applique surtout aux opérations portant sur la bouche et sur la tête.

Mais la stovaïne peut être employée en chirurgie pour des opérations beaucoup plus étendues que celles dont nous avons parlé, grâce à l’anesthésie de la moitié inférieure du corps qu’elle détermine par injection sous-arachnoïdienne au niveau des vertèbres lombaires. Ce genre d’anesthésie, réalisé d’abord à l’aide de la cocaïne par Bier et Tuffier, il y a six ans, fut assez employé pour qu’actuellement on en connaisse exactement les conséquences ; mais les graves accidents, symptômes d’intoxication cocaïnique, qui marquèrent ces tentatives, de même que des cas de mort, jetèrent un discrédit complet sur la rachicocaïnisation, laquelle est à présent à peu près abandonnée. L’idée de remplacer, ici également, la cocaïne par la stovaïne était tout indiquée. Les premiers essais, institués dans cette voie par MM. Chaput, L. Kendirdjy et Berthaux, montrèrent, en effet, le bien fondé de cette substitution. Cette anesthésie par voie rachidienne, ou rachistovaïnisation, est pratiquée il l’aide d’une solution à 10 % de stovaïne et de chlorure de sodium ; la dose moyenne à injecter est de 4 cg, correspondant à peu près à un demi-centimètre cube de cette solution. Mais, comme celle-ci est trop concentrée, et que, d’autre part, il a été prouvé par M. Guinard que l’eau servant de véhicule provoque de l’irritation des méninges, cette dose de 4 cg est diluée à son tour, mais cette fois dans le liquide céphalorachidien lui-même ; voici comment on procède : après avoir aspiré la dose indiquée de stovaïne dans une seringue, l’aiguille est détachée de celle-ci ét plantée dans le deuxième espace lombaire du patient ; quand l’aiguille a pénétré dans l’espace sous-arachnoïdien, on voit aussitôt le liquide céphalo-rachidien s’écouler ; on adapte alors à l’aiguille la seringue chargée e : le liquide céphalorachidien pénètre, par sa propre pression, dans la seringue en refoulant le piston. Lorsque le mélange du liquide rachidien et de stovaïne — mélange qui devient aussitôt opalescent — a atteint 1 cm3, on l’injecte dans le sac médullaire et l’on retire brusquement aiguille et seringue. On a ainsi injecté 1 cm3 d’une solution non plus à 10 % mais à 4 %, de stovaïne et de chlorure de sodium, qui ne saurait irriter la pie-mère.

Dans ces conditions, l’anesthésie se manifeste de trois à quinze minutes après l’injection, et dure en moyenne quarante minutes, laps de temps suffisant pour accomplir la majorité des opérations, du moins celles qui portent sur les membres inférieurs, les organes génitaux, le périnée et l’abdomen, car la rachianesthésie stovaïnique s’étend seulement à la moitié inférieure du corps, sa limite supérieure étant représentée par un plan transversal passant par l’ombilic. D’après L. Kendirdjy et Berthaux, qui ont pratiqué de la sorte soixante-quatre opérations, l’analgésie serait constante ; cependant, entre les mains d’autres médecins qui en ont fait l’usage, Sonnenburg, de Berlin, par exemple, il y aurait quelques cas où celle-ci a fait complètement défaut. Néanmoins, tous s’accordent à reconnaître qu’il n’y a, à la suite de la rachistovaïnisation, ni accidents immédiats, ni accidents consécutifs. Pas de pâleur, pas de sueurs, pas de tremblement" exagéré des membres, aucune modification du pouls et de la respiration, ainsi que cela se manifeste si souvent pour la cocaïne ; les malades restent calmes et ne présentent ni vomissements ni nausées.

De ce qui précède, il résulte donc que cette méthode d’analgésie lombaire stovaïnique doit être considérée comme réellement supérieure à la rachicocaïnisation, non pas tant pour l’anesthésie en elle-même que pour son innocuité, fait qui, à lui seul, présente déjà une importance capitale, puisqu’il écarte les accidents mettant la vie en danger

En dehors du domaine de la Chirurgie générale, la stovaïne peut rendre, ainsi qu’on est en droit de s’y attendre, de réels services. Dans la thérapeutique oculaire, par exemple, où l’essai en a été fait, notamment par M. de Lapersonne, on peut l’utiliser : en instillations et en injections sous-conjonctivales. Pour les instillations, on se sert généralement du collyre au vingt-cinquième ; quatre à cinq gouttes de celui-ci, déposées à la surface de l’œil, suffisent pour produire une anesthésie profonde, permettant d’opérer des cataractes et des iridectomies. D’autres fois, on peut recourir aux injections sous-conjonctivales, qui sont pratiquées alors avec la solution au centième, après instillation préalable, et opérer ainsi les strabismes, l’anesthésie étant complète et l’opération pouvant être commencée une minute après.

Enfin, en Médecine générale, dans toutes les affections où la cocaïne est employée, la stovaïne : trouve son application. Par voie stomacale, elle réussit dans les affections douloureuses de l’estomac, où elle peul être prescrite sous forme de sirop et ingérée à raison de 2,5 cg par dose ; de même, dans les cas de vomissements, elle peut être administrée seule ou en association avec la morphine. Signalons encore son emploi local dans les cas de névralgie, dans le traitement des plaies douloureuses, des ulcères, des crevasses, des hémorroïdes, les extractions dentaires, etc.

En résumé, la stovaïne est appelée à être employée dans de nombreux cas ; si l’on fait la part de ses avantages et de ses inconvénients, on peut dire que ces derniers sont en réalité assez minimes. Mais, à notre sens, un point surtout doit dominer la question : c’est la faible toxicité de ce médicament, démontrée d’une part par les expériences de laboratoire, d’autre part par les faits cliniques ; et, bien qu’il y ait certaines imperfections, inhérentes à son emploi, — quel est du reste le médicament qui n’en présente pas ? — cet avantage suffirait déjà à démontrer que la stovaïne a réalisé en Thérapeutique un progrès immense.

Dr J. Meurice, Assistant à l’Institut de Pharmacodynamie de l’Université de Gand.

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