L’Internat dans l’éducation

Henri Sainte-Claire Deville, La Revue Scientifique — 2 Septembre 1871
Vendredi 3 mai 2013

[!sommaire] De l’internat et de son influence sur l’éducation et l’instruction de la jeunesse, mémoire lu à l’Académie des sciences morales et politiques dans sa séance du 29 juillet 1871, par M. Henri Sainte-Claire Deville, membre de l’Académie des sciences.

Ce mémoire est assez instructif de l’évolution de notre société en un peu plus de 140 ans.

La question que je désire traiter dans ce mémoire présente deux faces distinctes : le côté physiologique, que j’aurais voulu développer devant l’Académie des sciences ; mais il comporte des détails qu’il vaut mieux réserver pour un recueil de sciences médicales, destiné à un petit nombre de lecteurs compétents et spéciaux, je ne ferai que l’effleurer ici ; le côté moral et philosophique qui, j’espère, sera bien accueilli par mes confrères de l’Académie des sciences morales et politiques pour des raisons faciles à faire accueillir en ce lieu.

Chargé, depuis plus de vingt ans, à l’École normale, de donner l’enseignement classique à des professeurs avec qui je reste en relations pendant leur carrière universitaire, chef d’une famille nombreuse de jeunes hommes tous élevés près de moi jusqu’à l’époque de leur mariage ou de leur établissement je pense avoir acquis quelque expérience dans l’éducation et l’enseignement de la jeunesse. En outre, si je demande à l’Académie de m’écouler pour lui rappeler de grandes vérités trop oubliées, c’est qu’elles ont été proclamées depuis longtemps par M. Cousin, par M. Guizot, dont l’autorité ne peut être contestée dans son sein.

Le moment d’ailleurs ne peut être mieux choisi pour remettre à l’étude les questions relatives à l’enseignement et à l’éducation ; car tout le monde en est préoccupé, et chacun à ce sujet prononce le mot vague de réforme. Certainement cette réforme est désirable ; mais elle a été préparée de longue main par bien des maitres en cette matière, et en particulier par ceux dont je viens de citer les noms glorieux. Je n’ai qu’une crainte, c’est que leurs opinions paraissent trop radicales dans les circonstances actuelles, où le découragement qui envahit bien des cœurs vient en aide à la routine toujours si attrayante et si forte.

M. Guizot écrivait en 1860 : « Naguère, au plus fort des orgies politiques et intellectuelles de 1848, le général Cavaignac, alors chef du gouvernement républicain, demanda à cette Académie (celle devant laquelle j’ai l’honneur de parler) de raffermir dans les esprits, par de petits ouvrages répandus avec profusion, les principes fondamentaux de l’ordre social, le mariage, la famille, la propriété, le respect, le devoir. C’était se faire, dans un bon dessein, une grande illusion sur la nature des travaux d’une telle compagnie et sur la portée de son action. Il n’est pas donné à la science de réprimer l’anarchie dans les âmes, ni de ramener au bon sens et à la vertu les masses égarées ; il faut à de telles œuvres des puissances plus universelles et plus profondes : il y faut Dieu et le malheur [1]. »

Si le malheur suffisait pour notre régénération, si ces grandes pensées exprimées en si beau style pouvaient être prophétiques, il n’y aurait qu’à attendre l’œuvre de Dieu ; car notre malheur est aujourd’hui aussi profond qu’il peut l’être ; mais si la science ne peut ramener au bon sens et à la vertu les masses égarées, elle peut leur montrer quelques-unes des causes de cette anarchie qui règne aujourd’hui dans les âmes. Ces causes se découvrent souvent par la comparaison de nos institutions avec celles des peuples qui nous entourent, comparaison qui doit être faite avec simplicité et sans idée préconçue de nous dénigrer ou de nous exalter nous-mêmes en exaltant ou dénigrant les étrangers, comme on le fait trop souvent aujourd’hui.

Mon intention est de montrer l’influence pernicieuse qu’exerce en France sur la famille, son développement et son autorité, le régime de l’internat introduit chez nous dans le système général de l’instruction secondaire. Mais, tout en montrant combien est supérieur au nôtre le système de l’externat exclusivement adopté chez les peuples du nord de l’Europe et de l’Amérique, je ne pense pas que, dans notre pays, le niveau de la moralité soit tombé à ce point de nous valoir les critiques injustes que des moralistes allemands et même quelques écrivains français ne nous ont pas épargnées. J’admets comme représentant d’une manière exacte notre état actuel les lignes que publiait, en 1860, M. Guizot, dans les Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps (tome T IIl, p. 2) : « Les sentiments et les devoirs de famille ont aujourd’hui un grand empire. Je dis les sentiments et les devoirs et non l’esprit de famille, tel qu’il existait dans notre ancienne société. Les liens politiques et légaux de la famille sont affaiblis ; les liens naturels et moraux sont devenus très-forts. Jamais les parents n’ont vécu si affectueusement et si intimement avec leurs enfants ; jamais ils n’ont été si préoccupés de leur éducation et de leur avenir. Bien que très mêlée d’erreur et de mal, la forte secousse que Rousseau et son école ont imprimée en ce sens aux âmes et aux mœurs n’a pas été vaine, et il en reste de salutaires traces. L’égoïsme, la corruption et la frivolité mondaine ne sont certes, pas rares ; les bases mêmes de la famille ont été naguère et sont encore en butte à de folles et perverses attaques ; pourtant, à considérer notre société en général et dans ces millions d’existences qui ne font point de bruit et qui sont la France, les affections et les vertus domestiques y dominent et font plus que jamais de l’éducation des enfants l’objet de la vive et constante sollicitude des parents. »

Le tableau tracé par M. Guizot me paraît très fidèle, surtout pour ces millions d’existences qui ne font point de bruit et qui sont la France. Mais le nombre des familles dont les enfants doivent recevoir l’éducation secondaire est bien loin de fournir des millions d’existences. Ce sont ces familles peu nombreuses par rapport à la masse totale, assez favorisées pour pouvoir donner à leurs enfants l’instruction secondaire très coûteuse, ce sont elles qui se séparent de leurs enfants au moment où ceux-ci atteignent l’âge de sept à huit ans, et qui désormais ne les reçoivent plus qu’à des intervalles éloignés et pendant peu de temps jusqu’à l’âge de vingt-deux ou vingt-cinq ans. On les a envoyés au collège. De là ils passent aux écoles de droit, de médecine, aux facultés, aux écoles polytechnique et militaire. La fille est reléguée dans un couvent [2] ou dans une pension jusqu’à une époque très-voisine de son mariage.

Le père et la mère, en dehors du temps des vacances, ne voient donc plus leurs enfants à l’époque de la vie où ceux-ci peuvent avoir sur leurs parents la plus salutaire influence. Quel respect inspire, en effet, à ceux qui entrent dans une maison la vue de jeunes gens, de jeunes filles, groupés autour de leurs parents, et quel préservatif pour ceux-ci contre l’étranger tenté de porter le trouble dans le ménage ! quel obstacle aussi rencontrent les parents eux-mêmes quand ils sont disposés à enfreindre les lois de la vie conjugale ! Ce point n’a pas besoin d’être développé.

Mais la vie de famille est surtout nécessaire aux enfants. Ici je suis obligé d’entrer dans des considérations que ma qualité de naturaliste me force de développer suivant les habitudes imposées par l’observation et l’expérience à votre confrère de l’Académie des sciences. Et à ce propos, je ferai une remarque générale et, selon moi, capitale. À une époque où les révolutionnaires qui s’appellent matérialistes semblent s’appuyer sur les données de la science expérimentale pour exciter chez les hommes, avec le mépris de la règle et du devoir, la satisfaction prochaine et brutale des mauvais instincts, il est juste que les savants revendiquent ou plutôt reprennent pour eux-mêmes et pour eux seuls le droit de faire parler la science expérimentale, et montrent dans quelles limites il convient de l’appliquer à ce qu’on appelle aujourd’hui en langage barbare la sociologie. Cela dit, j’entre en matière.

C’est surtout pour les fonctions qui se rapportent à la reproduction de l’espèce que l’homme se rapproche des animaux, et c’est en comparant ses mœurs avec les mœurs des animaux vivant en troupeaux que le savant et le moraliste s’éclaireront le plus facilement sur les tendances naturelles, que les lois et les habitudes de la civilisation peuvent modifier ou dépraver. On trouvera peut-être étrange d’affirmer que la morale humaine, de même que toutes les sciences ressortissant cl l’Académie à laquelle j’appartiens, peu t être traitée comme une science expérimentale. Mais, si les physiologistes vont étudier les secrets de notre organisation dans les organes des animaux, pourquoi nous serait-il interdit de constater les tendances, les instincts de sociabilité et de famille qui existent chez eux, d’y observer les germes de leurs passions, de faire varier méthodiquement les circonstances au milieu desquelles ils vivent pour apprendre comment naissent et se développent les vices qui sont les grands dissolvants de leur société comme de la nôtre ? La morale expérimentale, qu’on me passe le mot, ne peut pas plus se pratiquer sur l’homme que la physiologie ; mais, quand on opère sur des animaux, quand, tenant un compte suffisant de l’intelligence humaine, on cherche à découvrir les causes physiques des défauts et des vices dans les enfants qui, à certains moments de leur développement, sont si près des animaux, je suis persuadé qu’on peut arriver à des conséquences pratiques d’un haut intérêt.

Au moyen des meutes de chiens on observe et l’on développe chez les individus en outre des vices propres aux carnassiers et malheureusement aux enfants, la coquetterie, fort utile au maintien de la race, l’avarice, représentée par la manie de l’enfouissage, l’instinct du vol, etc. [3]. Au moyen des troupeaux de ruminants, des habitants des haras, des volières, des oiseaux et des insectes domestiques, on fait également un grand nombre d’observations curieuses de morale animale et quelques expériences dont les résultats peuvent être très instructifs pour nous-mêmes. Le général Girod (de l’Ain), mon beau-père, possède dans les montagnes du Jura le beau troupeau de mérinos de Naz ; l’éducation de ces animaux, très petits, mais très vigoureux, très délicats de forme, mais très vifs dans leurs allures, exige des précautions particulières, ce qui fait que l’étude de leurs mœurs est nécessairement faite avec beaucoup d’attention par les bergers soigneux. Voici, entre autres détails curieux, un fait bien constaté que je veux développer ici pour l’étude de mon sujet, l’éducation des enfants.

Les béliers, étant séparés des brebis dans les champs, mais surtout dans les bergeries, contractent les habitudes les plus dangereuses pour les facultés de reproduction, j’allais dire les vices les plus honteux. En général, toutes les fois qu’on rassemble et qu’on fait vivre en domesticité restreinte des animaux d’un même sexe et surtout des animaux du sexe masculin, on remarque d’abord une grande excitation des instincts de reproduction et ensuite une perversion redoutable de ces mêmes instincts. Mettez-vous, au contraire, soit en troupeaux, soit surtout en liberté complète, ces animaux destinés à vivre en société, vous voyez tout de suite dominer les caractères normaux de l’animal. Bientôt les organes de reproduction ne paraissent plus excitables qu’à des intervalles fixes et réguliers ; aux sentiments les plus pervers qui rapprocheraient les mâles, succède très rapidement la jalousie qui suscite entre eux des combats où les plus faibles succombent au profit de l’amélioration de la race par la seule intervention des individus les plus vigoureux. Ceux-ci fondent la famille ou la horde.

Au bout d’un certain temps, et cela est remarquable, les femelles repoussent obstinément les mâles trop ardents, leur imposent la continence. Ainsi, la présence seule des femelles suffit pour guérir radicalement les mâles de tous les vices de la vie séquestrée.

L’Académie comprend que, même en parlant des animaux, il y a certaines délicatesses qu’il faut ménager : ce que je vais dire cependant doit être connu de tous les pères, sinon de toutes les mères de famille ; et ceux qui voudront conclure des animaux aux enfants trouveront dans les lignes que je viens d’écrire bien des allusions très voilées à la stricte et douloureuse vérité ; or, cette vérité ne doit pas échapper à ceux qui s’intéressent à l’éducation de l’enfance dans notre pays.

Eh bien ! ce qui se passe dans un troupeau se passe également dans une réunion d’enfants mâles quelle qu’elle soit, élevée par qui que ce soit, défendue par les règles de la surveillance la plus étroite, fût-elle de jour et de nuit. L’inconvénient le plus grave de ces vices pour la société, c’est le développement exagéré, entre vingt et trente ans, des facultés génésiques, d’où naissent la débauche et la lubricité. Veut-on connaître la différence qui se manifeste entre les hommes livrés aux passions brutales de la guerre quand les uns ont été élevés dans leurs familles et quand les autres ont vécu de la vie des pensionnats et de la caserne ? Ceux-ci se rendent odieux par des attentats à la pudeur ; les premiers pillent et expédient au loin les produits de leurs rapines pour augmenter le bien-être des leurs et orner les personnes et l’habitation de la famille. C’est dans ces sentiments qu’il faut trouver l’explication des vols de meubles, d’effets d’habillement de femmes et d’enfants, de jouets, d’objets de ménage qui ont, à nos dépens, caractérisé la dernière invasion, comme toutes les invasions des peuples du Nord.

Au lieu d’accumuler, comme nous le faisons aujourd’hui, un grand nombre d’enfants du même sexe dans un même pensionnat, consentons à les élever tous ensemble dans la famille. Le jeune garçon vivra arec ses sœurs, ses cousines, ses amies, dans la simplicité de l’enfance et l’ignorance absolue de tout ce qui s’entend et se voit de dangereux dès le premier âge dans tous les pensionnats. Par suite d’un sentiment instinctif, jamais, à moins d’être exceptionnellement mauvais, le jeune garçon, quand il n’est plus ignorant, ne se permettra devant ses sœurs, ses parents et ses amies, les conversations corruptrices que la plus stricte surveillance n’empêche jamais complètement dans les pensionnats les mieux tenus. Dans un âge plus avancé, l’adolescent, dont la timidité devant la femme est proverbiale et se trahit à chaque instant sur ses traits, apprendra sans efforts à respecter la jeune fille chez qui la pudeur est un sentiment inconscient, un véritable instinct, mais d’une très grande énergie. Ici on ne peut méconnaitre les rapports qu’il y a entre l’homme jeune, inexpérimenté, ignorant de sa nature et vaguement troublé par les tendances de son sexe, subissant enfin sans les connaitre les lois de la reproduction, et l’animal dont les instincts ne sont pas viciés par la domestication. Ainsi, la femelle, presque toujours plus faible que le mâle, exerce sur lui un puissant ascendant qui permet toujours de lui résister, souvent même de le dompter, jusqu’à ce que, la famille étant formée, elle accepte elle-même d’être défendue et protégée par lui.

Ces sentiments, conservateurs de l’espèce sont exaltés par le raisonnement et l’intelligence chez le jeune homme élevé au sein de la famille. Ayant grandi dans le voisinage et le respect de la jeune fille, qui l’a préservé des vices de l’enfance, l’amour honnête et pur qu’elle lui inspirera plus tard le préservera également de la débauche et des passions libidineuses.

C’est dans la vie de famille et au contact des jeunes gens que la jeune fille des nations septentrionales acquiert cette noble et douce fierté qui lui assure le respect [4] et lui permet de jouir en toute sécurité de la plus grande indépendance et de la liberté la plus absolue. Puis, quand elle s’est fiancée elle-même [5], elle a en même temps fixé son sort et assuré la moralité du jeune homme qu’elle a choisi. Sous de telles influences la population s’accroît et les races germaniques envahissent pacifiquement l’Europe et le nord de l’Amérique.

Un jeune homme élevé dans un pensionnat loin de ses sœurs, des jeunes filles, n’a rien reçu de cette éducation instinctive. Les conversations licencieuses de ses camarades l’ont déjà perverti ; et, lorsqu’il arrive dans nos universités, il ne connaît la femme que par les tableaux que lui en ont fait les mauvais livres ou ses condisciples gâtés et par les échantillons honteux qu’il en trouve dans les mains de ses nouveaux amis. De là à la débauche, à la dépravation, aux maladies qu’elles entraînent, il n’y a qu’un degré presque toujours franchi. Dans ce cas, le meilleur conseil que ma longue expérience me permettra de donner à ses parents, c’est de le conduire immédiatement dans les sociétés où il puisse rencontrer des jeunes filles pures et gaies comme il n’en manque heureusement pas dans notre pays, et de lui laisser dans cette compagnie la plus grande liberté. Si son bonheur veut qu’il éprouve alors une affection sérieuse, l’amour honnête, je puis affirmer qu’il est sauvé.

Dans les pays méridionaux et musulmans, où la femme est esclave, où son influence est nulle sur les mœurs, celles-ci sont tellement dépravées que ce qui est chez nous honteux et criminel n’y a pas besoin même d’être caché. On sait bien ce que je veux dire, et je ne l’écrirai pas. Aussi quelle dépopulation rapide dans un pays où la profession d’avortement se pratique ouvertement et, qu’on me passe le mot, honnêtement.

Placés géographiquement entre les peuples septentrionaux qui envahissent et les peuples méridionaux qui seront envahis fatalement, notre sort dépendra de la manière dont nous constituerons la famille et dont, par elle, nous rendrons constamment et rapidement croissante la population dans notre pays.

Je crois avoir prouvé que l’éducation avec le voisinage des deux sexes est dans l’ordre de la nature. Elle donne à la femme la juste et grande influence qu’elle mérite, et cette influence devant commencer dès le plus jeune âge, le régime des internats la rend impossible en France, où le rôle de la jeune fille est complètement annulé.Heureusement il n’en est pas ainsi du rôle de la femme, de la mère. Si quelqu’un pouvait croire qu’il n’est pas considérable parmi nous, je le renverrais aux ménages d’ouvriers, aux ménages pauvres. Partout où la femme est respectée, partout où elle est la trésorière de la famille, l’ordre existe avec l’économie et la moralité. Quand, à la fin de chaque semaine, l’ouvrier apporte dans sa famille le prix de son travail et le remet à la mère de ses enfants, il ne peut être débauché, il ne peut être ivrogne ; la femme, en effet, étant la plus intéressée à l’ordre intérieur et à l’économie, protège son mari contre la démoralisation et la ruine qu’occasionnent nécessairement le cabaret et les mauvais lieux.

Malheureusement, dans les pays catholiques, le mariage et la vie de famille ne sont pas assez encouragés. Quoiqu’on y respecte et sanctifie le mariage, le célibat est trop souvent considéré et exalté comme accompagnant nécessairement la plus haute perfection religieuse. C’est ainsi que Saint-Simon disait de Pelletier, conseiller d’état : « C’était un homme de beaucoup d’esprit et de savoir qui tourna de fort bonne heure à la retraite et à une grande dévotion qui l’éloigna du mariage. » Le prêtre qui obtient et mérite en France le respect et l’estime des honnêtes gens, est, dans la discipline actuelle de l’Église, voué au célibat par des règles qui semblent à tous aussi immuables et aussi sacrées que les dogmes mêmes de la religion. De plus, la facilité dangereuse avec laquelle les congrégations admettent dans leur sein des jeunes filles élevées d’après notre système, loin des jeunes hommes, à un âge où elles ignorent les joies de la famille et redoutent les devoirs de la femme, est encore une cause de diminution des mariages. Enfin, nos jeunes soldats, jusqu’à l’âge de vingt-sept ans, sont nécessairement célibataires et les officiers ont besoin, pour se marier, d’une autorisation qu’ils n’obtiennent pas avant d’avoir satisfait à certaines conditions de fortune ou subi des formalités longues et pénibles. Notre code civil, pour empêcher par des mesures préventives les unions mal assorties ou imprudentes, pour laisser à l’autorité paternelle une action plus étendue, accumule les autorisations, les formalités, les délais, qui ne sont pas sans influence sur la diminution du nombre des mariages au moins parmi les très jeunes gens. Il est permis de voir dans toutes ces causes la raison pour laquelle la population cesse de croître en France, surtout en observant que les mariages les plus féconds sont presque toujours contractés à un âge peu avancé. La plupart de ces inconvénients, qui s’attachent aujourd’hui à des institutions respectables, s’annuleraient si nous fermions les internats, si nous supprimions les casernes, sans compter que l’internat et le casernement engendrent chez nous non seulement les vices que j’ai signalés, mais encore l’indiscipline et la révolte contre la loi, dont nous connaissons trop les terribles effets.

La révolte est permanente dans l’esprit des enfants soumis au régime de l’internat. C’est le plus souvent dans les lycées, collèges ou pensions qu’on la voit se manifester sous des formes violentes et agressives contre l’administration et les maitres chargés du maintien de la discipline. Le fait est que nulle part on ne peut gouverner un certain nombre d’enfants parqués comme un troupeau dans un pensionnat, sans déployer l’appareil des punitions et sans user contre les instincts naturels de ces enfants d’un dangereux système de compression : ces mesures déterminant toujours de sourdes résistances et souvent des explosions violentes, permettent d’expliquer le caractère incoercible qu’apportent les jeunes gens au moment où ils entrent dans la vie politique de notre pays.

Il arrive souvent, il est vrai, que dans les maisons ecclésiastiques, où la discipline est plus douce, l’air paraît plus calme ; mais je ne me fie pas beaucoup à ce calme, que la mansuétude et le dévouement du prêtre, la crainte d’une surveillance très active et quelquefois de la délation, produisent plus facilement dans les établissements religieux que la règle inflexible appliquée par les laïques dans les collèges de l’Université. La plupart du temps, cette douceur est dangereuse pour les mœurs, et la rigueur aujourd’hui oubliée des anciens systèmes de correction avait son bon coté, le système de l’internat étant admis. Quand cette rigueur n’inspirait à la jeunesse que le désir légitime de recouvrer la liberté et l’indépendance loin du maître et de sa férule, il n’y avait pas lieu de se plaindre. Malheureusement, dans nos temps constamment agités, c’est bien plutôt l’esprit de révolte qui naît dans le pensionnat et qui se développe plus tard dans la société française.

C’est qu’en effet le collégien n’a plus de mère qui puisse constamment solliciter de lui la sagesse, sans crainte d’être faible, si le père sait être fort ; il n’a pas, pour lui servir d’exemple, la soumission douce et instinctive de ses sœurs. Quand même l’autorité du père serait despotique et brutale, elle ne saurait jamais se dépouiller entièrement de l’affection que la nature lui inspire pour son enfant et que celui-ci reconnaît toujours à quelque signe ineffaçable. Enfin, l’enfant peut sortir de la famille libre, mais docile et soumis à lu loi.

Quant à la force des études dans les pensionnats, je ne puis en mieux parler que M. Cousin, et je ne puis mieux finir qu’en le citant (De l’instruction publique en Allemagne, 3° édition, tome I, page 138. 1840.).

Après avoir décrit le collège à pensionnat de Schulpforta, presque unique en Allemagne, où les gymnases sont toujours des établissements d’externes, il ajoute dans ses conclusions :

Songez à toutes les difficultés religieuses sans cesse renaissantes que le pensionnat provoque.

Et tout cela pourquoi ? Pour avoir souvent un résultat inférieur à celui que donnent les collèges d’externes. Et en effet, dans le concours des collèges de Paris, voit-on le collège d’externes de Charlemagne le céder à ces grands collèges à pensionnats, où l’administration est si dispendieuse et la discipline si incertaine ? Ici, comme en beaucoup d’autres points, on se donne beaucoup de peine pour très peu faire ou pour faire mal. C’est par les résultats qu’il faut juger toutes les choses, Que l’on prouve d’une manière solide et incontestable que les collèges à pensionnats produisent des élèves supérieurs à ceux des autres collèges d’externes ; sinon il faut avouer que les collèges d’externes sont préférables. Mais l’éducation, dira-t-on, c’est là le vrai résultat des collèges à pensionnaires. Je réponds que, si cette éducation est si bonne, on devrait en voir les fruits ; qu’il est impossible que ces jeunes gens mieux élevés, c’est-à-dire apparemment moins dissipés, plus sages et plus laborieux, ne l’emportent pas dans leurs études sur leurs camarades qui n’ont pas la même éducation. Or, ici le résultat définitif est presque toujours contre les collèges à pensionnat.

Voilà bien des considérations et des autorités à faire valoir en faveur de la suppression de l’internat et au profit de l’éducation en famille et de l’instruction en externats de la jeunesse. Cette suppression intéresse l’enseignement au même degré ; et j’espère montrer dans une prochaine communication que l’avenir et l’honneur du professorat et de la science dans notre pays en dépendent essentiellement.

Henri Sainte-Claire Deville, Professeur à la Sorbonne et à l’École normale supérieure.

[1Histoire de mon temps, tome III, page 148.

[2Voyez sur ce sujet le beau livre de M. Le Play Sur la réforme sociale, etc., passim, surtout dans le chapitre concernant l’éducation.

[3Jamais je n’ai observé ni pu développer chez les chiens la faculté pour les plus forts de se faire servir ou aider par les plus faibles. Je ne connais dans les mœurs des mammifères aucun trait pouvant faire penser que la servilité soit possible parmi eux, et par conséquent rien de semblable à l’esclavage que l’homme a introduit dans sa société. 0n trouvera peut-être étrange que je considère cette institution si abhorrée comme une des causes du développement de la race humaine. Cependant il est bien clair que de tout temps les hommes qui ont occupé une position élevée par la science, l’administration et le commandement, ont dû se débarrasser des occupations ou travaux serviles, réservés à une classe disgraciée de la fortune ou à des vaincus, pour se consacrer aux travaux de l’esprit et de la direction des peuples. De là on conclut qu’il y a des rapports nécessaires entre l’esclavage ou la domesticité et les progrès de la civilisation.

[4Je n’ai pas besoin, à ce propos, de décrire les mœurs libérales des races du Nord. J’ai vu pratiquer cette indépendance accordée aux jeunes filles en Allemagne, en Angleterre, et même à Genève, dans cette société aristocratique et savante si appréciée de l’Europe entière. Je ne puis résister au désir d’en raconter quelques traits qui m’ont frappé dans mes voyages.

Il y a bien longtemps, me trouvant à Hanovre dans la restauration de la gare, je vis à une même table une jeune fille et un jeune homme à l’air chaste et honnête se tenant par les mains et absorbés par une conversation qui manifestement les séparait du monde entier. Cette intimité, que personne ne se permettrait publiquement en France, était respectée des nombreux voyageurs qui en étaient les impassibles témoins. En arrivant à Göttingen, mon hôtesse, la femme d’un des plus grands savants de l’Allemagne, mère d’une nombreuse famille, m’apprit que le spectacle dont je viens de parler m’avait été donné par un promis et une promise voyageant ensemble avant leur mariage. Et, remarquant sur mes lèvres un sourire un peu trop français ; « Oh ! monsieur, me dit-elle, il n’y a pas d’exemple qu’ils se soient jamais trompés. »

J’appris quelques jours après que deux jeunes et charmantes filles appartenant à un professeur ordinaire de Göttingen partaient toutes seules avec leurs fiancés, étudiants et élèves de leur père, pour aller se marier à New-York. Ce père, très haut placé par sa science et sa fortune, et tout le monde autour de lui, trouvait tout simple que ces enfants allassent se marier dans la ville qu’elles devaient habiter et devant ceux qui allaient être désormais leurs parents et leurs amis de tous les jours. Quelle différence entre de pareilles mœurs et les nôtres !

[5À Londres, en 1862, j’ai eu le bonheur d’être admis dans une famille de la haute bourgeoisie anglaise, à mœurs pures et même rigides, où toutes les convenances d’une haute existence sont parfaitement respectées. Elle possédait alors une jeune fille de dix-huit ans, la plus gracieuse et la plus belle qu’on pût voir, et qui ne se gênait nullement pour aller toute seule à Oxford, où son frère était étudiant, et rester plusieurs jours en sa compagnie. En effet, une jeune fille de sa condition est toujours assurée du respect de tous, soit dans un wagon, soit dans une ville universitaire peuplée de jeunes gens. Un jour je lus devant elle une lettre de ma famille où l’on m’apprenait un projet de mariage français. Il y était question d’un jeune homme destiné à l’une de mes nièces, et dont on s’occupait fort sans que celle-ci en fût encore avertie. On avait pris sur le jeune homme des renseignements nombreux qui se trouvaient détaillés dans cette lettre avec la délicatesse et la convenance la plus parfaites. La jeune miss rougissait pendant cette lecture : je l’avais manifestement choquée. Avec la liberté très grande que le bon ton permet toujours en Angleterre, je lui demandai en quoi je lui avais déplu. « Comment, me dit-elle, vous vous permettez de vous occuper ainsi de marier votre nièce. En Angleterre, nous serions humiliées de pareils soins : nous nous fiançons nous-mêmes et nous désirons faire notre choix toutes seules. » Le père, qui avait longtemps vécu en France, lui en raconta les usages, et lui fit observer qu’elle-même ne se marierait pas sans l’assentiment paternel. « Mais , mon père, reprit la jeune fille, je sais bien que vous n’introduirez jamais dans votre maison un jeune homme indigne de m’épouser. » On comprend ainsi la difficulté avec laquelle, en Angleterre, on entre dans la maison où règne une telle liberté, et l’on s’explique que ce soit pour un Anglais, et surtout pour un étranger, une très grande marque d’estime d’y être admis.

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