Les îles Samoa

Francis Mury, La Nature N°1356 — 20 mai 1899
Mercredi 14 novembre 2012 — Dernier ajout mardi 13 novembre 2012

Lorsque les hasards d’une croisière m’amenèrent en 1889 aux îles Samoa, je ne me doutais guère que ce petit archipel, à peine peuplé de 36000 habitants, serait presque un jour la cause d’une guerre entre trois grandes nations. A vrai dire les consuls des États-Unis, d’Angleterre et d’Allemagne s’entendaient déjà assez mal et leurs constantes querelles obligèrent cette année-là les puissances qu’ils représentaient à signer le traité de Berlin, d’après lequel celles-ci devaient exercer conjointement leur protectorat sur les Samoa.

Cette solution n’a pas été heureuse, car depuis cette époque les troubles n’ont pas cessé dans l’archipel. Chaque puissance s’est créé un certain nombre de partisans parmi les indigènes, leur a distribué des armes, et de sanglants combats désolent journellement ces îles charmantes où la nature a tout fait cependant pour le bonheur des habitants.

Je suis convaincu que la pacification de l’archipel ne sera pas complète tant que plusieurs puissances prétendront s’occuper des affaires des Samoa. Il serait naturel que le protectorat de ces iles fût exercé par l’Allemagne seule, puisqu’elle a là-bas trois ou quatre cents colons et que les cinq sixièmes des plantations appartiennent à ses nationaux, tandis qu’on ne trouve guère dans tout l’archipel que cent quarante Anglais et Américains.

Cet archipel, auquel on donne quelquefois le nom d’îles des Navigateurs, se trouve, placé sur la ligne anglo-américaine qui va d’Aukland à San-Francisco et qui fait également escale à Honolulu, la capitale des Sandwich. Il comprend dix îles qui s’étendent du nord-ouest au sud-est sur une longueur de 300 kilomètres et dont les principales sont Opoulou où se trouve la capitale Apia, Sevaï, Tutuila, Manono, Manua et Apolima.

Ces îles délicieuses possèdent l’heureux privilège d’exciter l’admiration de tous ceux qui ont le bonheur de les visiter et méritent bien les titres de séjour enchanteur et de Nouvel-Eden qui leur ont été si souvent décernés. « Nous rangeant à l’opinion de La Pérouse, dit Dumont d’Urville, nous n’hésitons pas à proclamer Opoulou comme supérieure en beauté à Tahiti même. » Depuis les rivages, que défend une ceinture de récifs de coraux, sur lesquels les flots bleus du Pacifique se brisent en longues nappes écumantes, jusqu’aux chaînes de montagnes les plus élevées, partout s’étale une végétation incomparable, qui couvre ces îles d’un immense tapis de verdure.

Tout l’archipel jouit d’un climat d’une douceur infinie, délicieusement tempéré par les vents alizés.

L’influence d’un soleil vertical n’y produit jamais une chaleur insupportable même pour les Européens. L’air y est constamment renouvelé par une brise légère qui se fait sentir jour et nuit. Aucune Île océanienne n’offre à un pareil degré le charme pénétrant, la poésie intense, l’énervante douceur, le souffle plein de séduction qui se dégagent de ces îles enchantées. Mieux que Tahiti, elles nous font comprendre ces paroles de Loti : « Le temps s’écoule et tout doucement se tissent autour de vous ces mille petits fils inextricables, faits de tous les charmes de l’Océanie, qui forment à la longue des réseaux dangereux, des voiles sur le passé, la patrie et la famille et finissent par si bien vous envelopper qu’on ne s’échappe plus. »

On se laisse bercer dans le calme et la paix, on éprouve dans tout son être la jouissance inconnue d’une vie nouvelle sur cette terre des Maoris où les fleurs sont toujours fraîches, le soleil toujours brillant, la brise toujours chargée de senteurs embaumées.

Dans ce sol fertile les gardénias, les hibiscus, les pivoines poussent pêle-mêle et sans culture au milieu des citronniers et des orangers. D’immenses champs d’ignames, cultivées comme la pomme de terre, bordent la côte. Certaines de ces racines pèsent jusqu’à 20 kilogrammes et suffisent pendant toute une semaine à la nourriture d’une famille entière. A côté s’élèvent des forêts de bananiers, qui portent des fruits toute l’année, et de gigantesques cocotiers, hauts de 20 à 25 mètres, couronnés d’un magnifique panache de feuilles vertes. Le fruit de cet arbre fournit l’huile de coprah qui est l’objet du commerce le plus important de l’archipel.

L’arbre à pain « maïoré », dont on compte plus de vingt espèces, est aussi grand que nos plus beaux chênes. Le même pied produit jusqu’à quatre récoltes par an et ses fruits, frais ou conservés, donnent une pâte farineuse, qui forme avec l’igname la base de la nourriture des indigènes ; aussi leur imagination féconde a-t-elle entouré de légendes merveilleuses l’origine de cet arbre.

La patate douce, le taro, l’ananas poussent partout. On en rencontre des charrettes entières lorsqu’on se promène aux environs d’Apia.

Les blancs ont introduit dans l’archipel le caféier, la canne à sucre, le coton, la vanille, divers arbres à épices, qui tous ont parfaitement réussi. Mais, comme les indigènes ont une horreur invincible de tout travail suivi, il a fallu aller chercher des travailleurs aux Nouvelles-Hébrides, aux Marshall, aux îles Salomon, si bien qu’aujourd’hui, on en compte plus de deux mille dans l’archipel. Les colons allemands, à eux seuls, en emploient plus de 1500.

Toutes ces îles d’origine volcanique sont très montagneuses ; de hautes chaînes, formées de volcans éteints et d’énormes blocs de basalte, occupent l’intérieur. La plus grande élévation, environ 1000 mètres, est au milieu de l’ile Opoulou qui est visible à 50 milles ail large.

Ces hauteurs sont entièrement boisées. Les pandanus d’un vert pâle, les mangliers dont les feuilles ont.des reflets métalliques, les pimentiers couverts de fruits rouges, les buraos gigantesques aux grosses branches noueuses confondent leurs longs rameaux et forment au-dessus des têtes un dôme de feuillage que le soleil ne peut pénétrer.

Ces forêts ont un charme inexprimable. Jeux d’ombre et de lumière, reflets des eaux, ruisseaux qui se précipitent de cascades en cascades, buissons en fleurs, vol pressé d’oiseaux aux ailes de feu, tout se réunit pour faire de ces îles un véritable paradis.

Les Samoans appartiennent à la race maorie, mélange des trois types blanc, jaune et noir, mais où l’élément blanc domine. Ils sont très supérieurs aux nègres sauvages de certaines parties de l’Océanie et surtout aux indigènes australiens qui occupent hi dernier rang. De haute stature, bien proportionnés, ils ont les traits réguliers, les yeux noirs, les cheveux lisses. Leur peau cuivrée, assez foncée chez ceux qui vivent au grand air et sur la côte, est souvent fort claire chez les femmes de famille aristocratique. Il suffit de passer quelques jours dans cet archipel pour remarquer que)a classe élevée se rapproche beaucoup plus du type européen que les gens du peuple. Certains chefs présentent même le type espagnol d’une manière frappante et, en les interrogeant, j’ai pu constater que certaines traditions leur attribuaient une origine différente de celle des autres Samoans.

Des hommes blancs abordèrent, paraît-il, dans l’archipel, à une époque très éloignée, soumirent les indigènes à leur autorité et se partagèrent le pays.

Il est possible que, bien avant l’arrivée de Bougainville dans ces îles, des aventuriers espagnols, partis de la côte d’Amérique, aient abordé aux Samoa et soient devenus les chefs de ce pays grâce à leur supériorité intellectuelle et surtout à leurs armes.

Les femmes sont fort belles. Leurs yeux brillent d’un éclat très doux, leurs traits sont délicats, leurs dents blanches, leurs mains petites et longues. Leur gorge s’arrondit harmonieusement, leur taille est bien prise, leur jambe fine et leur pied microscopique. Malheureusement elles engraissent vite et, dès la vingtième année, elles commencent à perdre de la beauté et de la régularité de leurs formes. Sans cela les Samoannes seraient les femmes les plus séduisantes de l’Océanie.

Hommes et femmes ont pour tout vêtement une ceinture d’herbes marines ou de feuilles retombant en forme de jupe sur les jambes. Des fleurs d’hibiscus rouge et des guirlandes de gardénias, qu’ils se mettent sur la tête et autour du cou, complètent ce costume avec les tatouages dont ils sont couverts. Certains chefs portent ainsi sur leur visage et sur leur poitrine l’histoire de leur vie et de leur famille. Les femmes, elles, ont les mains et la gorge couvertes de dessins en relief assez grossiers, tracés au moyen d’un fer rouge.

Pour se donner un aspect redoutable et inspirer la terreur à leurs ennemis, les Samoans rougissent leur chevelure en l’imprégnant de chaux. Cette épaisse crinière d’un rouge vif, qui surmonte une physionomie d’aspect plutôt pacifique, provoque l’hilarité chez les Européens qui contemplent ce spectacle pour la première fois.

Les ministres protestants, qui ont réussi à convertir les quatre cinquièmes de la population, veulent aujourd’hui forcer ces indigènes à adopter un costume moins rudimentaire. Jusqu’ici leurs efforts n’ont pas eu grand succès. Les Samoans consentent assez facilement à s’habiller, mais à la condition qu’on leur fournisse les vêtements. Je ne crois pas qu’ils se résignent jamais à travailler pour pouvoir se vêtir et j’avoue, au risque de me faire honnir par les missionnaires anglais, que j’aime mieux les voir à peu près nus qu’affublés d’oripeaux, qui ont à mes yeux le tort immense de faire disparaître complètement l’aisance et la grâce de leur démarche.

Francis Mury

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