Les Kalmouks au jardin d’acclimatation

Girard de Rialle, La Nature N°541 - 13 octobre 1883
Dimanche 20 mai 2012

Parmi les peuples divers qui nous ont été présentés au Jardin du Bois de Boulogne, il en est peu qui nient des caractères anthropologiques aussi tranchés, aussi déterminés, aussi nets que ces nomades originaires du centre de l’Asie. Ces Kalmouks ou, comme ils disent eux-mêmes, Il Kalmouks. Il sont des Mongoles dont le type est d’une grande pureté et l’unité ethnique tout à fait complète.

De taille élevée sans être trop au-dessus de la moyenne, les hommes ont une apparence athlétique qui vient sans contredit de la rude existence et de la rigoureuse éducation infantile qui sont propres au climat et aux mœurs de ces Asiatiques. Les femmes, assez petites en général, y sont de même fortement constituées : l’une d’elles, par exemple, arrivée il Paris dans un état de grossesse avancée, n’en galopait pas moins à bride abattue la veille de ses couches qui se sont opérées avec une aisance extraordinaire ; le lendemain de l’événement, la Kalmouke reprenait ses occupations habituelles et l’enfant, une petite fille, se porte aujourd’hui à ravir. Suivant l’usage, la mère ne lui a pas donné le sein avant que quelques jours se fussent écoulés, et durant cette période d’attente, il n’a eu à sucer qu’un gros morceau de graisse qu’on lui a offert aussitôt après sa naissance. Quant aux autres enfants, on leur a mis des chemises rouges de paysans russes, pour sauvegarder notre pudeur occidentale, mais dans leur pays tout ce petit monde se roule tout nu dans la boue et dans la poussière, s’enveloppant seulement l’hiver dans quelque haillon de feutre. Un conçoit facilement que dans des conditions semblables, et sous le ciel inclément des steppes de Russie et de Mongolie, les individus chétifs et mal venus périssent rapidement, et qu’il se produise ainsi une sélection naturelle toute à l’avantage de la vigueur et de la santé de la race.

Les traits du visage sont bien ceux que nous sommes accoutumés à considérer comme mongoliques : pommettes extrêmement accentuées, yeux noirs et bridés, nez court et légèrement épaté, bouche grande, barbe rare n’apparaissant d’ailleurs guère que sous la forme de moustache aux poils rudes et noirs comme la chevelure, enfin teint jaunâtre, plus ou moins hâlé selon le rang que l’individu occupe dans la société. Le crâne est volumineux et remarquablement brachycéphale avec le vertex très peu élevé. Nous ne savons si les rapports religieux que les Monngols entretiennent avec le Tibet ont pu introduire chez eux un élément étranger, mais ce que nous pouvons affirmer c’est que le petit groupe ethnique qui s’est offert à notre examen, présente une homogénéité de l’ace surprenante ct que nous avons tout lieu de les tenir pour des Mongols vrais, aussi vrais que ceux qui erraient aux alentours du lac Baïkal ct à l’est des Monts-Altaï bien avant que Temoudjine ne les eût entrainés à la conquête de plus de la moitié de l’Europe et de l’Asie entière.

La petite caravane kalmouke en ce moment à Paris, se compose de neuf hommes et de huit femmes. Parmi les hommes se trouvent deux prêtres ou Gellongs bien reconnaissables à leur costume aux couleurs éclatantes et à l’autorité qu’ils exercent sur le l’este de la troupe. Ces pasteurs ont amené avec eux dix-huit chameaux velus, de la variété asiatique à deux bosses, quinze juments la plupart suitées de leurs poulains et dix moutons de la race des steppes de l’Asie centrale, c’est-à-dire à la queue énorme et pleine de graisse et à la laine rude et sèche. Les juments ne payent guère de mine, elles sont presque toutes de petite taille, efflanquées et tristes en apparence au repos ; mais les connaisseurs apprécient hautement la finesse de leurs membres admirablement proportionnés, la légèreté de leurs mouvements, l’élégance de leur allure et leur sûreté de pied. Il faut les voir galoper sur la pelouse emportant avec grâce un jeune homme ou une jeune fille montée à califourchon, poursuivant les autres animaux pour les réunir en troupeau ou les faire rentrer à l’écurie.

Les juments fournissent à l’ alimentation des Kalmouks un élément important, nous voulons parler de leur lait qui est prisé grandement par tous les nomades de l’Asie centrale ; ceux-ci le boivent soit pur soit sous la forme de koumis, qui est une sorte d’eau-de-vie produite par la fermentation de ce lait. Le mets national. par excellence est. une bouillie assez claire de farine d’orge ou de froment que les Kalmouks se procurent chez leurs voisins adonnés aux travaux agricoles. On y ajoute aux grands jours des morceaux de viande bouillie dans l’eau sans sel ni autre assaisonnement. Au moment de le manger, on se contente de tremper chaque bouchée dans de l’eau salée. La chair des animaux domestiques figure naturellement dans ces repas de fête, celle de cheval ainsi que celle de bœuf sont les plus goûtées ; le mouton est moins estimé. Quant au gibier, il est réservé aux nobles et aux gens riches qui ont le loisir de le chasser. Les pauvres ne consomment d’ailleurs de viande que lorsque les grands de la tribu font des réjouissances ou donnent des banquets funéraires ou bien lorsqu’un animal est mort de maladie et qu’on n’en veut pas laisser perdre la chair.

Les Kalmouks font un usage quotidien et abondant de thé. Mais, la feuille chinoise n’est point pour eux apprêtée de la façon aimée des habitants du Céleste-Empire et des Européens : le thé leur est fourni en masses épaisses, comprimées, solides, en briques, comme on dit, où feuilles et tiges sont grossièrement mêlées. On coupe un morceau de ces briques, on le jette dans la marmite pleine d’eau, et on fait bouillir le tout avec une mixture de sel, de lait et de beurre, ce qui donne une boisson désagréable pour nos palais plus délicats. Aussi bien, le thé comme toute la cuisine kalmouke est-il préparé d’une manière dégoûtante : jamais les chaudrons, les jattes et les autres ustensiles de ménage ne sont lavés ni nettoyés ; de temps à autre, quand un plat a contenu une préparation particulièrement succulente il est soigneusement léché par les convives : à cela se bornent les soins domestiques pour la vaisselle, et, comme la viande n’est pas apprêtée avec plus de propreté, il n’est pas rare de trouver dans le thé ou dans le potage des poils, des herbes à demi digérées et autres saletés de même origine.

La même négligence dans les soins domestiques se remarque à l’intérieur des habitations où règne un désordre qui n’est pas assurément ni beau ni un effet de l’art. Le Kalmouk nomade, — nous faisons une exception pour certains nobles, — aussitôt sa yourte dressée y place au hasard son mobilier ; tant qu’il demeure an même lieu il range et dérange suivant sa fantaisie ou ses besoins les objets qui sont là sous sa main ; et on se figure aisément quel tohu-bohu existe dans ces habitations : les ustensiles de cuisine et la vaisselle se mêle aux selles et aux brides, les coffres entassés dans un coin contiennent un pèle-mêle capricieux d’objets de toute espèce, les tapis et les couvertures de feutre sont roulés ou étendus sans symétrie aucune, enfin au centre, dans un trou bordé de pierres, brûle un feu dont le combustible fait d’excréments d’animaux empeste et enfume la tente où s’entassent la nuit tous les membres d’une famille y compris souvent les jeunes animaux que l’on veut soustraire aux températures excessives de l’hiver des steppes. Il est aisé de s’imaginer la puanteur qui se dégage de cette hétéroclite agglomération, où pullule une vermine que la ferveur bouddhique des Kalmouks ne leur permet point d’exterminer.

Les habitations qui portent le nom de yourtes sont des tentes de feutre gris-blanc de forme circulaire et dont la couverture est en forme de dôme surbaissé. La façon ingénieuse dont elles sont construites permet de les déplacer très aisément. Les parois consistent en châssis de lattes de bois formant un treillage maintenu par des lanières de cuir ; ces châssis qui peuvent s’étendre et se refermer comme des ciseaux sont très faciles à transporter et quand on veut dresser la tente on les dispose en cercle, ou vert cependant sur un point pour former la porte ; au-dessus des châssis, on dispose de longues perches légèrement recourbées qui constituent la toiture soutenue pal’ un pilier central ; enfin on revêt le tout il l’extérieur de couvertures de feutre rattachées entre elles et à la carcasse de bois, par des liens en laine de chameau. Ces habitations ont de 4 à 7 mètres de diamètre et plus de 5 mètres de hauteur au milieu. Au sommet du toit on laisse une ouverture pour servir d’issue à la fumée et la porte n’est fermée que par une lourde tenture de feutre.

Le costume des Kalmouks installés au Jardin d’Acclimatation, a subi quelque peu l’influence des Russes. C’est ainsi qu’ils portent de longues tuniques serrées à la taille et d’une coupe militaire assez différente de celle de l’espèce de blouse qui est propre aux Kalmouks orientaux. Les pantalons appelés chalbour sont communs à tous ces peuples ainsi que l’ample robe de chambre ou labchik dont les riches s’enveloppent et qui est souvent en velours, en satin ou en taffetas. La coiffure consiste en un bonnet carré garni de fourrures, orné parfois d’un gland énorme, ou bien en une toque hémisphérique légèrement pointue et faite d’étoffe bariolée ou de morceaux de diverses couleurs. En hiver, chacun porte une lourde pelisse de peau de mouton, et en guise de waterproof, on met soit une houppelande de feutre soit un manteau de peau de cheval auquel on a laissé la crinière qui forme ainsi un étrange ornement sur le dos du propriétaire de ce vêtement barbare. Les Kalmouks chaussent de fortes bottes aux talons élevés, en cuir de cheval ou de bœufs pour les gens du commun, en maroquin ou en chagrin pour les riches et les personnages de distinction. A la ceinture garnie de têtes de clou d’acier ou d’argent, pendent par des chaînettes de métal un couteau dans sa gaine et les pièces d’un briquet.

Bottées et culottées comme les hommes, les femmes portent au moins une chemise, ce qui est rare chez leurs époux. Par-dessus le tout, elles endossent de longs peignoirs boutonnés du haut en bas, qui sont en soie ou en velours pour les dames riches, en cotonnades ou en lainages de couleurs vives pour les femmes du peuple. Leurs noirs cheveux sont tressés soit en deux grosses nattes entrelacées de rubans, soit en une foule de petites ornées de grains de corail et de verroteries. Le bonnet est carré dans sa partie supérieure et retroussé d’un côté dans sa partie inférieure.

La Kalmouke, plus heureuse que beaucoup d’autres femmes asiatiques, jouit d’une grande liberté : elle n’est pas contrainte de se voiler le visage, elle vaque en toute indépendance aux soins du ménage et de la laiterie, tandis que l’homme s’est réservé la garde et la direction des troupeaux, besogne agréable et facile pendant l’été, mais extrêmement pénible et dangereuse même, au cœur des hivers terribles de la Mongolie ou des bords de la Caspienne. La polygamie existe chez ces peuples, mais elle est pratiquement peu répandue et réservée en quelque sorte aux princes et aux nobles. En fait d’ailleurs, les Kalmouks du Volga, voisins des Russes, n’ont généralement qu’une femme.

Quelques mots à présent sur leur condition intellectuelle et morale. Comme tous les Mongols, les Kalmouks sont bouddhistes et sectateurs du Dalaï-lama de Lhassa au Tibet. Toutefois, leur conversion aux doctrines de Sakyamouni est relativement assez récente, car elle ne remonte guère qu’à la deuxième moitié de notre seizième siècle. Auparavant ils se contentaient de l’adoration du Ciel, Tengri, et des divers esprits qui dirigent les phénomènes de la nature, ils étaient donc tout simplement chamanistes et avaient la plus grande foi dans les talismans et dans les pratiques de la sorcellerie. Au fond, ils n’ont guère changé et malgré l’influence considérable du bouddhisme, qui en si peu de temps a profondément adouci leurs mœurs au point de faire cesser à plusieurs reprises des guerres sanglantes et acharnées, les Kalmouks continuent à croire aux sorts et à la magie et s’adressent à ce point de vue avec une confiance parfaite à leurs prêtres bouddhistes.

Deux de ceux-ci accompagnent la petite caravane et semblent en être les chefs et les maîtres, tant on leur marque de respect et de soumission. Rien ne se fait du reste sans leur consentement, en dehors de leur intervention sacrée. Revêtus de longues robes de soie jaune chez l’un d’eux, le supérieur, rouge chez l’autre, qui est une sorte de diacre ; coiffés de tiares en forme de casque et également jaunes, conformément au rite tibétain, car le jaune est la couleur du lamaïsme réformé au quinzième siècle et qui a triomphé sur l’ancien lamaïsme rouge dans toute l’Asie centrale, ces deux prêtres ne sont pas une des moindres attractions de l’exhibition ethnographique actuelle.

Rien n’est plus remarquable en effet que la dignité et la distinction réelle avec lesquelles ces deux personnages se meuvent à côté de leurs compagnons actifs et remuants. Il faut les voir égrener noblement leurs rosaires, tourner avec une simplicité calme et hautaine leur petit moulin à prière : car, ils ont apporté avec eux cet instrument typique nu bouddhisme tibétain. Qu’on s’imagine une sorte de boite dorée en forme de cône tronqué, ornée de caractères tibétains ; dans l’intérieur, autour d’une tige dont l’extrémité sort du couvercle de la boîte, sont enroulées des feuilles de papier sur lesquelles les prières les pins saintes ont été écrites, et chaque fois que ces prières ont été déroulées et enroulées, on a acquis autant de mérite que si on les avait prononcées.

Sur eux soigneusement enveloppés dans de la soie, les deux Gellongs portent des reliquaires contenant chacun l’image d’un des grands saints du bouddhisme. Dans leur tente, reposent diverses statuettes également sacrées en compagnie de livres pieux en tibétain et en mongol. A leur ceinture est suspendue une petite bouteille de bronze ciselée, de fabrication tibétaine, où est conservée l’eau bénite dont les bouddhistes usent aussi bien que les chrétiens. Enfin, ce qui donne un caractère aussi étrange que fantastique aux scènes de la vie nomade que nous représentent les Kalmouks sur la pelouse du

Jardin d’Acclimatation, c’est la cérémonie en quelque sorte sacrée qui les termine. Les deux prêtres se placent debout et face à face ; on leur remet respectueusement deux gros coquillages, venus par une singulière destinée des bords de l’Océan Indien au Tibet, et du Tibet sur les bords de la Volga et dont on a fait des trompettes dans lesquelles les deux Gellongs soufflent une mélopée dont la monotonie ne laisse pas d’avoir un caractère bizarre et mélancolique ; puis enflant le son avec une intensité étonnante, ils cessent tout à coup et donnent ainsi le signal de la retraite et du repos.

Girard de Rialle

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