La science au service de la police

Pierre Devaux, Sciences et Voyages N°774 — 28 juin 1934
Samedi 28 avril 2012 — Dernier ajout jeudi 28 mars 2024

Pierre Devaux, Sciences et Voyages N°774 — 28 juin 1934

Plus que jamais les romans policiers, en librairie, et dans la presse, sont aujourd’hui en vogue alors qu’avant la guerre ce genre d’ouvrages nous venait surtout d’Angleterre ; toute une pléiade de jeunes auteurs quelques-uns fort brillants, se sont maintenant révélés sur Ie continent. De leur côté, les lecteurs, à force d’entraînement sont devenus d’une jolie force pour deviner la solution de la petite énigme qu’on leur pose. Il y a là une évolution assez amusante et qui explique pourquoi certains romans policiers d’avant-guerre nous paraissent aujourd’hui singulièrement « faciles ».

Une telle expérience des questions policières reste malheureusement, il faut bien le dire, assez factice : peu de gens connaissent dans sa rude et passionnante vérité, le travail des détectives, des inspecteurs de la police judiciaire et des experts. La science, avec ses méthodes les plus modernes, joue ici un grand rôle ; aussi croyons-nous ne pas sortir du cadre habituel de notre revue en conviant nos lecteurs à une brève incursion dans ce domaine de la technique scientifique policière… que nous avons eu l’occasion d’explorer à la suite d’événements récents.

Un crime a été commis.

Dès qu’un meurtre est découvert la Police Judiciaire, s’il s’agit du département de la Seine, la Sûreté générale, si l’on est en province, se trouve alertée. Des inspecteurs de la brigade criminelle, un médecin légiste et des photographes spécialisés sont envoyés immédiatement à l’endroit du crime, tandis que le procureur de la République, dûment averti, se transporte sur les lieux ou délègue un substitut.

Dans cette équipe, où le rôle de chacun est minutieusement tracé, il n’y a jamais de perte de temps et cela est essentiel. « Au début d’une enquête, dit un spécialiste, le docteur Loccard, le temps qui passe, c’est la vérité qui s’enfuit. »

Trois personnes au plus doivent séjourner simultanément sur le théâtre du crime : un expert qualifié, opérant avec un aide pour la recherche des traces, et un photographe qui prend des vues de la pièce .et du cadavre , dans toutes les directions. Quand il y a foule, une partie des traces sont inévitablement détruites.

Pour avoir, sur la photographie elle-même, une indication irrécusable des distances véritables, on peut utiliser des chambres noires métriques dont les épreuves sont ensuite collées sur des cartons pourvus d’un quadrillage oblique spécial qui donne précisément l’indication des distances. Il y a là une méthode de « restitution graphique » analogue à celles que l’on utilise pour établir des cartes géographiques exactes au moyen des photographies plus ou moins obliques prises par des avions.

Bertillon a indiqué pour opérer ces mesures un moyen très simple qui consiste à poser par terre et à épingler le long des murs de grandes bandes de papier divisées en décimètres qui fournissent, sur la photographie, les dimensions vraies des objets voisins.

Pour la recherche des traces, il est nécessaire de procéder avec méthode, car on pourrait presque dite ici que « l’on ne trouve que ce que l’on cherche ». L’étude de la « poussière » et des soies d’araignées est importante pour déterminer les accès ; une porte depuis longtemps immobile présente souvent un « pont » de poussière sur les gonds, les clenches, les pênes des serrures. Lorsque une corde a servi à une escalade, les brins de chanvre gardent pendant plusieurs heures une position couchée que l’on peut reconnaître au microscope.

La fouille des présumés criminels est également essentielle, il faut saisir tous les vêtements foncés, sur lesquels il peut exister des taches de sang invisibles que l’expertise fera apparaître. Il en est de même du linge qui peut avoir été lavé mais où la photographie en rayons ultra-violets montrera distinctement les taches de sang…

Où les « empreintes digitales » traversent les gants.

Peu de sujets seraient aussi féconds en surprise Pour un policier amateur que celui des empreintes digitales.

C’est ainsi que les « bonnes empreintes » classiques, que tout le monde signale au juge d’instruction et qui sont formées de sang ou de crasse bien visibles, fournissent rarement à l’expert des lignes papillaires distinctes. Les empreintes latentes sur bois poli, verre, porcelaine, papier, sont beaucoup plus révélatrices. Toute une technique spéciale existe pour saisir, sans détruire les empreintes les objets suspects et les emballer pour les transporter au laboratoire. Ainsi, une bouteille doit être prise avec un doigt placé dans le goulot, l’autre main s’engageant dans le fond tronconique ; on l’emballe de même dans une sorte de cage qui la maintient par la base et par l’intérieur du goulot.

La révélation des empreintes se fait au moyen de colorant différant suivant la surface : sur la porcelaine, on utilise la poudre d’aluminium ou le rouge d’Angleterre appliqué au blaireau ; sur le métal foncé, on utilise la céruse ; sur le métal clair, le sulfure de plomb noir ; sur le verre, on peut employer la céruse, l’ocre Jaune, la poudre d’aluminium ou différents oxydes métalliques. Les empreintes peuvent ensuite être fixées à l’aide d’un fixatif, comme les dessins au fusain et photographiées.

On doit toujours relever les empreintes des « aides et témoins », c’est-à-dire des personnes non suspectes qui peuvent avoir touché les objets examinés. On laissera ces empreintes parasites pour se consacrer à l’étude des empreintes suspectes.

L’« âge », c’est-à-dire le degré d’ancienneté d’une empreinte peut être révélé par son aptitude à « prendre » certains révélateurs ; ainsi, les empreintes très fraîches prennent mal les poudres.

Nous ne pouvons entrer ici dans le détail complexe de l’étude des dessins papillaires des empreintes « révélées » qui, seule, peut conduire à l’identification des criminels. Indiquons néanmoins que les empreintes ne sont jamais assez complètes pour qu’on puisse retrouver automatiquement le criminel parmi les six millions de « fiches Bertilllon » qui dorment aux sommiers de la Police Judiciaire, à Paris.

Par contre, elles fournissent un moyen de vérification pour identifier le criminel, soit avec un individu déterminé, qui possède sa fiche à la Police Judiciaire, soit avec une personne quelconque suspectée par le juge d’instruction.

Ajoutons quo les malfaiteurs laissent toujours des empreintes et que l’on cite même des cas très nombreux où ces empreintes se sont formées à travers des gants.

Chèques truqués, lettres anonymes.

Nous voici maintenant au laboratoire avec le paquet de nos « pièces à conviction ». Ici le travail de l’expert va dépendre essentiellement de la tournure de l’enquête ; les problèmes à résoudre (identification, détermination d’origine) lui sont indiqués par des bulletins du juge d’instruction nommés « réquisitions », l’expert restant Iibre de choisir les méthodes scientifiques les plus propres à le conduire au résultat.

Une question que l’on pose souvent aux experts est celle de l’authenticité d’une écriture. Des méthodes extrêmement précises ont été établies dans ce but. En gros, on peut dire qu’elles permettent de reconstituer les mouvements élémentaires dont est animée la main qui écrit.

On conçoit que ces mouvements seront infiniment moins naturels et moins « liés » chez un faussaire, malgré toute son application, que chez un « scripteur » authentique.

Voici, par exemple, un faux obtenu par décalque, à l’aide d’une vitre inclinée éclairée par dessous. Le faussaire a calqué dans un spécimen d’écriture authentique, des lettres, voire des mots entiers qui formeront par leur juxtaposition le texte criminel. Ici, le trait, examiné avec une forte lampe, révèle des reprises fréquentes, le faussaire ayant soulevé sa plume pour examiner son travail ainsi que des retouches des traits tracés dans un sens anormal, notamment la lettre o en deux moitiés), enfin un tremblement que justifient amplement la gravité du crime et la crainte du châtiment.

Des procédés analogues permettent de déceler le faux à main guidée, qui exige l’aide d’un complice, le faux servile ou par imitation simple, et les faux par déguisement, caractéristiques des lettres anonymes, dont le plus curieux est le faux sinistrographe ou écrit de la main gauche.

Ajoutons que les lettres anonymes dactylographiées peuvent parfaitement dénoncer leurs auteurs ou du moins la machine sur laquelle elles ont été « tapées ». On se base principalement pour ceci sur les très légères différences de hauteurs du point de frappe de chaque lettre. Si ces différences concordent sur deux documents fournis à l’expert, c’est que tous deux ont incontestablement, été tapés sur la même machine. Ainsi, ce n’est pas une vérification que l’on possède, mais 26, et même, en comptant les chiffres et signes, une quarantaine de vérifications indépendantes, en sorte que la certitude fournie est absolue.

Quant aux faux par altération d’un document : grattage, gommage, lavage à l’eau de Javel, surcharge, on les décèle par des procédés photographiques (photographies contrastes) et par des éclairages spéciaux : éclairage en couleurs changeantes, à l’aide de projecteurs, ou éclairages par rayons ultra-violets obtenus à l’aide d’une lampe à vapeur de mercure.

Ce dernier procédé permet, clans certains cas, ce véritable miracle scientifique de faire reparaître le texte détruit.

Comment on analyse les sangs suspects.

Nous ne reviendrons pas ici sur les innombrables analyses qui sont du ressort de la chimie générale, ni sur les autopsies qui sont des analyses chimico-biologiques de viscères, pour les crimes récents, et de tissus pour les crimes déjà anciens. Ce dernier type d’analyse a du reste été décrit dans nos colonnes par M. Louis Pelletier à propos de l’enquête sur la mort du conseiller Prince.

Une étude très importante est celle des sangs ; il s’agit de déterminer si certaines taches suspectes proviennent de sang d’animaux ou de sang humain. L’examen microscopique est en général inopérant, excepté avec les sangs très frais où les globules sont encore entiers.

On utilise une réaction biologique très curieuse dite des sérums anti. Un lapin est « préparé » par des injections de sérum humain (sang débarrassé de ses globules) jusqu’à ce que son propre sérum acquière la propriété de donner un trouble blanc caractéristique en présence du sang humain. On dispose ainsi d’un véritable réactif extrêmement sensible qu’il suffit de verser dans une solution d’eau distillée où l’on a mis à macérer les taches suspectes. On peut ainsi déceler la valeur d’une demi-goutte de sang humain, diluée dans un litre d’eau.

Dans toutes les opérations du laboratoire d’expertise criminelle, nous retrouverons ce caractère que l’opération porte sur des quantités infinitésimales. De là l’emploi constant des rayons ultra-violets, de l’éclairage en lumières changeantes et de la merveilleuse analyse spectrale qui permet de déceler des fractions de millièmes de milligramme,

Dans la lutte contre le crime, le progrès scientifique est incontestablement en faveur de l’expert et contre le criminel. C’est là une constatation rassurante. Mais la décision repose en définitive sur le juge d’instruction seul placé pour mener à bonne fin l’enquête et pour utiliser à la manifestation de la vérité le patient et méthodique travail des experts.

Pierre Devaux, Ancien élève de l’École Polytechnique.

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