Les Caraïbes du Jardin d’Acclimatation de Paris.

Ernest Martin, la Revue Scientifique — 9 Avril 1892
Samedi 3 décembre 2011 — Dernier ajout vendredi 2 novembre 2012

L’Administration du Jardin zoologique d’Acclimatation du bois de Boulogne, présidée par l’intelligent et sympathique fils et petit-fils de deux hommes qui ont tant illustré la science française, continue la série déjà longue de ses exhibitions ethnographiques : elle y est d’ailleurs encouragée par un succès complet, car ces spectacles reçoivent le meilleur accueil du public, des artistes et des savants : D’un autre côté, la mortalité qu’on pouvait, au début, redouter chez des sauvages venus de climats si divers, s’est montrée fort indulgente, eu égard au chiffre total des individus exhibés et qui atteint environ le chiffre de huit cents, se répartissant et se succédant de la façon suivante : les Nubiens et les Esquimaux en 1877 ; les Gauchos et les Lapons en 1878 ; les Nubiens en 1879 ; les Fuégiens en 1881 ; les Galibis en 1882 ; les Cynghalais et les Araucaniens, les Kalmoucks et les Peaux-Rouges en 1883 ; en 1886 de nouveaux Cynghalais ; en 1887 les Achantis ; en 1888 les Hottentots et les Circassiens ; les Lapons de la Norvège en 1889 ; les Somalis en 1890 ; les Dahoméens et les Égyptiens en 1891, et enfin les Caraïbes hollandais en 1892 ; or la statistique obituaire fournit les chiffres suivants : les Esquimaux, envahis par une épidémie de variole, ont tous succombé ; en 1881, une fillette fuégienne âgée de deux ans, et en 1890 un nouveau-né de cinq jours de la tribu des Somalis, ont eu le même sort ; enfin, la dernière victime est une fille-chef Arrouague, du nom de Pécapé, morte subitement, il y a quelques jours, à la suite d’accidents cardiaques qui ont déterminé la formation d’une embolie cérébrale.

L’exhibition actuelle reproduit en partie celle de 1882, des Galibis qui sont aussi des Caraïbes, car ce nom est une expression générique par laquelle on désigne toutes les tribus indiennes de ce vaste territoire enclavé entre l’Orénoque, le littoral nord-est de l’Amérique méridionale et la frontière nord du Brésil ou, si l’on veut, le fleuve des Amazones, ajoutons que presque toute la zone terrestre se compose de terrains qui sont en contestation depuis le traité d’Utrecht dans lequel la délimitation est énoncée d’une manière indécise.

La plus grande incertitude règne au sujet de l’origine de ces peuplades : procèdent-elles d’une migration d’Atlantes, comme incline à le penser M. Coudreau, qui, au cours de ses explorations, a été frappé par certains traits caractéristiques du type berbère-Ibère ou même indo-européen ?

Cette hypothèse nous paraît hardie et nous lui préférons celle de la plupart des américanistes qui les rattachent aux migrations des Peaux-Rouges. Notre excursion chez les Sioux de l’Utah nous a laissé un souvenir qui s’est ravivé au spectacle des trente-deux types du Jardin : mais nous n’insisterons pas sur une question que la complexité des données ethnographiques et géographiques rend fort obscure.

Parmi les documents modernes relatifs aux tribus des trois Guyane hollandaise, française et anglaise, on doit citer ceux de Maurel, de Crevaux et de Coudreau, dont les descriptions concordent, sauf sur certains points où la divergence témoigne des altérations et des mélanges subis par ces populations dans le cours des siècles.

Ce qui frappe tout d’abord, c’est le chiffre restreint de ces Indiens épars sur un immense territoire, dont la superficie égale quatre ou cinq fois celle de la France. Au XVIIe siècle, ils étaient notablement plus nombreux et jaloux de leur indépendance : aussi le gouverneur de la Guyane, M. de Brétigny, ayant été amené à sévir contre quelques-uns, vit-il éclater une insurrection dans laquelle lui et les siens trouvèrent la mort. Depuis, leur caractère a changé ; ils se sont mélangés avec les nègres bosh (nègres des bois), importés de la côte d’Afrique, comme esclaves, par les Hollandais ; quelques-uns de ces nègres se sont évadés et se sont établis sur les rives du Maroni ; ils sont désignés actuellement sous les noms de Youcas, Poligoudoux, Paramacas et Bonis. Celui qui accompagne les Caraïbes du Jardin appartient à cette dernière tribu ; à en juger par lui, ces nègres sont fort intelligents, s’adonnent au commerce et, depuis la découverte des gisements aurifères, sont pris de la fièvre de l’or ; ils constituent un élément sérieux de prospérité pour ces colonies parce qu’ils paraissent être, avec les Arabes de nos pénitenciers, les seuls capables de lutter contre l’insalubrité du climat de ces contrées. Quel que soit en effet le prestige fascinateur qu’exercent les immenses richesses de cette colonie, il est douteux que les Européens parviennent à s’y acclimater ; c’est cependant le rêve que caresse notre sympathique et savant compatriote M. Coudreau, et il va sans dire que l’on ne peut que souhaiter que ce rêve se réalise un jour ; mais, jusqu’à présent, toutes les tentatives sont restées infructueuses. Sans doute la loi d’émancipation des esclaves en 1794 marque la première date de la décadence, mais les entreprises ultérieures ont montré que l’ennemi le plus implacable est aussi le plus invincible, et cet ennemi, nous le répétons, c’est le climat.

Les Caraïbes du Jardin appartiennent aux deux tribus des Arrouagues et des Aramichaux et viennent de l’intérieur ; à proprement parler, cette désignation ne conviendrait pas, car ces Caraïbes ont presque tous disparu dans les luttes qu’ils ont eu à soutenir contre les Européens, et il n’en resterait guère plus aujourd’hui que deux à trois milliers ; cependant les ethnographes ont définitivement consacré cette désignation. Les Caraïbes sont hospitaliers et pacifiques, ct répondent exactement à la description de Humboldt. M. Laveau, notre compatriote, qui a vécu quatre années au milieu d’eux, n’a pas eu à surmonter de grandes difficultés pour les engager à entreprendre cet exil de quelques jours, et il n’a pas eu surtout à débattre la question d’intérêts : « Je vous conduirai, leur a-t-il dit, dans le pays des blancs, et je vous ferai voir leur grand chef. » Et ils sont venus, n’ayant pour unique protection que la parole loyale de leur conducteur et les stipulations d’un contrat passé entre le nègre William, M. Laveau et le consul hollandais vis-à-vis duquel notre compatriote est responsable, car tous ces Caraïbes sont considérés par le gouvernement hollandais comme mineurs ; ils sont d’ailleurs et seront traités jusqu’à leur retour avec tous les soins et tous les égards dus aux’ individus sous tutelle.

Le logement que le Jardin zoologique du bois de Boulogne leur donne se compose d’une immense véranda plantée de superbes bananiers et cocotiers, faible imitation des géants de leurs merveilleuses forêts, mais qui leur rappellent pourtant leur patrie ; c’est là qu’ils exécutent leurs exercices, leur tir à l’arc, leurs poteries, leurs nattes, etc., etc.

De ce hall, ils pénètrent dans leur habitation collective, composée de deux pièces : la première, le dortoir, est faite de deux rangées de lits de camp sur lesquels se balancent les hamacs ; de là ils vont dans une grande salle servant de cuisine, réfectoire et ouvroir.

Une température suffisante est constamment entretenue dans toutes les parties de cette habitation et leur permet de conserver leur rudimentaire vêtement : les hommes portent une pièce d’étoffe attachée à la ceinture et flottante en avant et en arrière du bassin ; chez les femmes, celui-ci est entièrement couvert par une étoffe semblable, le calimbé, qui, au lieu de flotter, passe entre les cuisses et reste fixe.

Au-dessous des genoux et au-dessus des malléoles sont des bracelets fortement serrés ; ce n’est pas un ornement, mais un procédé destiné à prévenir l’affection éléphantiasique, très commune dans ces contrées.

Quelques individus du Jardin ont des pendants d’oreilles d’importation exotique, mais ceux visités par Crevaux se percent le lobule d’un trou par lequel ils passent un morceau de bois.

Une mutilation singulière, et qu’on observe chez les femmes seulement, consiste en ceci : elles percent leur lèvre inférieure et maintiennent dans le trajet une où deux épingles dont la tête apparaît dans la gouttière gingivale ; par un rapide mouvement de succion, cette épingle, ou, avant que ce produit importé ne fût connu d’eux, la fine arête de poisson dont ils se servaient, tombe dans la bouche : alors la femme la saisit et s’en sert pour extraire la chique ou puce pénétrante qui l’assaille si fréquemment et s’enfonce bien vite dans la chair.

Sur la peau cuivrée et exempte de ces tatouages qu’on rencontre seulement chez les nègres, on voit des dessins de formes variées faits surtout au visage au moyen de la graine de roucou mêlée à l’huile de carapha pour la fixer ; c’est un ornement et en même temps un préservatif contre les moustiques que l’odeur fait fuir.

La tête est couronnée d’un bandeau d’écorce de palmier, orné de plumes d’oiseau coloriées diversement.

Les hommes ont au cou des colliers faits avec les dents des animaux tués à la chasse ; ceux des femmes se composent de perles dont les rangées sont en raison de la richesse de l’époux, et cette richesse se mesure au nombre des épouses qu’il peut nourrir. L’adresse à la chasse et à la pêche est donc la clef de la fortune et permet à celui qui la possède d’avoir trois femmes : l’une destinée à la cuisine, la deuxième aux soins des enfants, la troisième à accompagner l’époux et à porter le casse-tête, l’arc des flèches, les harpons, etc., etc.

Dans le hall du Jardin, on peut voir une hutte qui est la représentation réduite mais exacte du carbet, ordinairement situé le long des cours d’eau, mais sur un point élevé pour qu’il soit mieux à l’abri des crues subites. Le carbet se compose d’un carré long de 7 à 8 mètres, large de 4, haut de 2, construit avec 4 montants de bois soutenant une toiture en branchages ; le mobilier est constitué par quelques bancs, des hamacs, des engins de pêche et de chasse et enfin de la couleuvre ; c’est un ustensile fait de fines lanières de palmier qui est destiné à la préparation du manioc : on peut en voir un spécimen parmi les objets exposes au Jardin.

La taille des Caraïbes est généralement peu élevée ; Crevaux les considère comme abâtardis par la misère et la difficulté de se procurer des vivres. Notre regretté compatriote a particulièrement décrit les Roucouyennes, mais ceux du Jardin nous paraissent s’en éloigner ; leur stature est moyenne, leur torse est fortement charpenté et musclé, la partie inférieure du corps est comparativement grêle, leurs pieds sont parallèles et plats, et cependant ces indigènes sont d’excellents marcheurs, capables d’accomplir des trajets de 200 kilomètres par étapes de 30, chargés pour dix jours de vivres et se tenant en file indienne.

L’anthropologie les range parmi les dolicocéphales, présentant toutefois des variations qui prouvent les croisements qu’ils ont subis.

La chevelure est longue, belle, d’un noir intense, légèrement ondulée, ce qui est dû aux tresses qu’ils se font, contrairement aux Galibis chez lesquels cette coutume ne se rencontre pas.

Au Jardin, les hommes se coupent courts leurs cheveux.

Les cils sont longs et fournis ; ils ne se les arrachent donc pas comme les Roucouyennes observées par Crevaux.

L’œil bridé en dehors paraît petit, l’iris est noir ; les lèvres .sont fines, les dents larges, verticales, malgré un léger prognathisme ; le nez est gros, épaté, avec ouvertures dilatées ; les pommettes sont saillantes, mais moins que chez les Sioux de l’Utah. L’oreille est bien ourlée et un peu plus détachée que dans la race blanche.

Les attaches des membres sont fines. Les ongles des mains et des pieds sont carrés à la base ; les doigts sont plus courts que chez l’Européen.

La pureté de mœurs des Caraïbes a été observée par tous ceux qui ont vécu parmi eux ; ils ont vu, par exemple, que les villages de la colonie pénitentiaire de Cayenne, bien que peuplés par un grand nombre de condamnés européens qui ont avec eux de faciles relations de voisinage, n’ont cependant jamais de rapports avec les femmes.

Le Caraïbe ne peut se soumettre à aucun labeur assidu : vivant au jour le jour, il n’a nul besoin d’amasser. Il ne possède et ne connaît aucune monnaie ni rien qui la représente : tout se fait par voie d’échange ; on peut s’en convaincre en voyant l’indifférence que montrent ceux du Jardin quand on leur offre une pièce d’argent ; mais le plaisir que leur procurent un morceau de sucre ou de chocolat, des perles, etc., etc., ne tarde pas à remplacer cette indifférence.

On ne rencontre chez eux aucune religion, aucune idole, aucun culte : ainsi donc leur état politique, social et religieux se trouve dans des conditions telles qu’aucune cause d’excitation ne se produit, et conséquemment aucun de ces ébranlements cérébraux qui sont les plus puissants facteurs de la folie chez les nations civilisées.

Leur visage est empreint d’une expression de bonté qui est le fond de leur caractère ; en voici un témoignage qui nous a été fourni par M. Laveau, Jamais, nous a-t-il dit, pendant les années qu’il a passées au milieu d’eux, il n’a pu voir un père ou une mère frapper son enfant ; la seule correction qu’ils leur infligent consiste dans quelques gouttes d’eau qu’ils lui projettent au visage. Il est inutile d’ajouter que l’infanticide est absolument sans exemple chez eux !

Selon la juste appréciation de M. Maurel, c’est bien l’homme sorti des mains de la nature, mais gâté malheureusement par l’alcool que la civilisation introduit fatalement parmi les sauvages, et ceci nous conduit à parler du régime alimentaire.

Les produits de la chasse et de la pêche en sont la base. De ses flèches habilement dirigées, le Caraïbe attaque les animaux qui abondent dans les forêts : le tapir, le paca, l’agouti, le cabiaï, diverses espèces de singes ; un grand nombre d’oiseaux, tels que la maraille, la perdrix, la poule, l’agami, qui a la taille du faisan ; plusieurs sauriens, tels que le caïman, l’iguane, etc.

La chair de ces animaux est bouillie, fortement pimentée et salée, non avec le sel marin qui est inconnu, mais avec les résidus potassiques et sodiques des cendres de certains palmiers, mises dans l’eau et évaporées.

Le Caraïbe est gros mangeur, contrastant ainsi avec la sobriété habituelle des habitants des climats chauds. Sa boisson ordinaire est l’eau, mais il confectionne aussi un breuvage fermenté appelé cashiri, fait avec la racine de manioc de la manière suivante : la femme mâche cette racine cuite, puis la rejette sur une platine d’argile où elle reste trois jours ; une fois séchée, cette racine est pressée et le jus qui distille est mélangé à une certaine quantité d’eau : on a ainsi une liqueur alcoolisée par le ferment diastasique de la salive.

C’est aux jours de fête et principalement au moment des inhumations qu’on boit le cashiri ; on le sert encore quand on va à la chasse ou à la pêche, afin de s’exciter et d’attaquer avec plus d’ardeur les bêtes sauvages.

Il est aisé de comprendre que l’ivresse du cashiri n’est jamais bien sérieuse ; aussi, quand le Caraïbe a goûté une fois le vin, il ne laisse pas de s’en montrer très friand.

L’Administration du Jardin en fait en ce moment la triste expérience, car, malgré la ration quotidienne et raisonnable qu’elle sert à ses pensionnaires, elle ne parvient pas à les satisfaire. C’est là le point sombre et un sujet bien fait pour inspirer les plus amères réflexions sur l’avenir des races sauvages que la civilisation pénètre aujourd’hui de tous les côtés.

Dans un de ses ouvrages, Homme fossile et homme sauvage, M. de Quatrefages s’exprime ainsi à propos des Tasmaniens : « Dans l’espace de soixante-treize ans, de 1804 à 1877, cette race a été complètement anéantie et n’est plus représentée actuellement que par quelques métis épars ; elle a été atteinte par ce mal étrange que les Européens inoculent par leur seule présence aux peuplades océaniques : ce mal est la phtisie pulmonaire communiquée inconsciemment aux races inférieures ; mais les funestes effets de ce fléau sont surtout hâtés par les rapides progrès de l’ivresse due aux liqueurs fortes que les marchands répandent chez elles. Ils ne méritaient pas cependant ce sort, ces pauvres insulaires qui, victimes d’atrocités inouïes, finirent par se révolter ! Mais que pouvaient-ils contre leurs oppresseurs ? »

Jusqu’à présent les Caraïbes des Guyanes ne semblent pas être victimes du fléau qui a commencé la destruction des Néo-Calédoniens ; mais il n’est pas douteux que l’alcoolisme soit destiné à faire chez eux les mêmes ravages qui ont achevé cet anéantissement, et c’est ainsi que la civilisation, dont les funestes effets sont inséparables des bienfaits qu’elle se donne pour mission de répandre au sein des peuples sauvages, en arrivera un jour à les faire disparaître du reste de l’humanité.

Ernest Martin

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