Découverte de la ville sainte des Incas (Machu-Pichu)

Victor Forbin, La Nature N°2236 — 5 Aout 1916
Samedi 11 juin 2011

Le Mexique ne cesse de retenir l’attention : il ne nous appartient pas d’étudier sa situation politique, et, récemment, nous avons exposé ses ressources industrielles. Il présente aussi pour l’archéologie un intérêt puissant, car il fut le siège d’une civilisation curieuse que la conquête espagnole détruisit entièrement et dont le souvenir seul était parvenu jusqu’à nous. La civilisation des Incas restait enveloppée de mystères profonds, et ce n’est que tout récemment qu’une découverte de la plus haute importance a jeté sur elle une clarté nouvelle.

L’auteur en est M. Hiram Bingham, professeur à l’Université de Yale, qui s’était fait connaître déjà par ses voyages scientifiques à travers l’Amérique du Sud. Il possède ce double avantage sur bien des explorateurs qu’il parle admirablement la langue espagnole, et que tout ce que l’on connaît sur les pays qu’il parcourt lui est familier. Et c’est ainsi qu’il put au cours d’une précédente exploration, recueillir de la bouche des indigènes certains indices qui, contrôlés par sa profonde connaissance de l’histoire des Incas, rendirent possible sa mémorable découverte.

Quelques semaines avant lui, une expédition organisée par une autre université s’était arrêtée au pied de cette même montagne, où la jungle tropicale voilait de son épaisse verdure les ruines si ardemment cherchées. Elle passa outre, négligeant d’interroger les Indiens. Ses chefs doivent regretter amèrement de ne point s’être attardés à recueillir les confidences de ces humbles descendants d’une race antique.

En partant pour l’intérieur du Pérou à la tête d’une expédition subventionnée par la National Geographie Society, de Washington, et par l’Université de Yale, M. Hiiram Bingham s’était proposé de résoudre plusieurs problèmes historiques. Il voulait, notamment, retrouver la dernière capitale des Incas, Vitcos, où régnèrent les trois derniers empereurs péruviens, chassés de Cuzco par la conquête espagnole.

Lancée à la recherche de cette ville disparue, l’expédition s’engagea dans la vallée du Rio Urubamba, pittoresque canon à l’entrée duquel les Incas passaient leur villégiature hivernale, et qui se rétrécit bientôt entre des murailles de 700 à 800 m où s’accroche une végétation luxuriante. Des forteresses et des redoutes, bâties de matériaux cyclopéens, surplombent le défilé, et l’on comprend que les Espagnols aient hésité pendant un demi-siècle à s’engager dans ce labyrinthe de précipices, où une poignée d’hommes pouvait anéantir une armée en roulant sur elle des quartiers de roche, du haut de ces travaux inaccessibles.

M. Bingham a la franchise de reconnaître qu’il fut favorisé par une circonstance exceptionnelle : le Gouvernement péruvien venait de terminer la construction du chemin muletier qui permet de remonter assez haut le canon de l’Urubamba. Quarante années auparavant, un voyageur français avait failli le frustrer de sa glorieuse découverte ; des Indiens lui avaient révélé l’existence de ruines mystérieuses près de la source de ce fleuve, mais il n’avait pas réussi à pénétrer plus avant dans le défilé.

Six jours après son départ de Cuzco, l’expédition campait sur une petite plantation, appelée Mandorpampa, dont le maître, un Indien, signalait à M, Bingham qu’il avait jadis visité sur le sommet des monts voisins des ruines qu’il appelait Machu Picchu. Ce nom fit dresser l’oreille au savant : c’était bien celui qu’avait relaté jadis l’explorateur français.

Dès le lendemain matin, sous la conduite de l’Indien, et avec un soldat péruvien pour escorte, M. Bingham entreprenait la rude escalade de la gigantesque muraille. Vers midi, il atteignait une terrasse où trois familles indiennes avaient construit leurs huttes et établi leurs plantations de canne à sucre, de maïs et de patates. De ce nid d’aigle, la vue était splendide ; il dominait un inextricable labyrinthe de canons, perché qu’il était sur une crête dont une boucle du fleuve défendait le pied, de ses eaux tumultueuses qui grondaient à 800 m plus bas.

S’engageant sur un sentier accroché au flanc de la falaise, et que continuaient çà et là de fragiles passerelles construites de troncs et de lianes, M. Bingham pénétrait dans une dense forêt, et, dès ses premiers pas, il distinguait dans la pénombre qui régnait en plein midi sous l’épaisseur du feuillage une quantité de murailles construites de blocs de granit. Bientôt, il atteignait une petite clairière bordée de deux côtés par deux édifices splendides, temples ou palais.

Dès ce moment, l’explorateur eut l’impression qu’il venait de découvrir un véritable joyau archéologique. Pénétrant plus avant parmi les arbres et les lianes, il constatait la présence d’innombrables murailles, presque toutes admirablement conservées, et composées de blocs de granit aussi soigneusement taillées et juxtaposées que des pierres de mosaïque. Et l’historien qu’est M. Bingham se posa dès lors cette question : quel était le nom véritable de cette ruine ? quel rôle avait joué dans l’histoire des Incas cette ville mystérieuse, édifiée au sommet des Andes, en une place que la nature et le travail des hommes avaient rendue inexpugnable ?

Quelques semaines plus tard, il confiait à deux de ses collaborateurs, M. l’ingénieur H.-L. Tucker, et M. Paul Baxter Lanius, la mission de déblayer de leur végétation une partie des ruines, et d’en dresser une carte aussi complète que possible. Les résultats de ces travaux préliminaires ne tardaient pas à confirmer les soupçons de M. Bingham : les trois grandes fenêtres symétriques percées dans la façade de l’un des palais, la situation des ruines, dressées dans la partie la plus sauvage des Andes, et sur une cime presque inaccessible, la preuve matérielle qu’elles avaient échappé aux entreprises de chercheurs de trésors et que les Espagnols, et, après eux, les Péruviens, avaient ignoré leur existence, tout l’incitait à croire qu’il venait de découvrir la Ville Sainte des Incas, ce Tampu-Tocco où ils avaient couvé leurs rêves de conquérants avant de fonder Cuzco et de se tailler un vaste empire qui embrasserait la moitié du continent sud-américain.

Fidèles à leur exécrable coutume de noyer dans le sang les civilisations indigènes qu’ils rencontraient au cours de leur chasse à l’or, les conquistadores espagnols ne nous ont légué que de bien rares documents sur l’histoire pré-colombienne du Pérou. Cependant, les chroniqueurs de la conquête purent recueillir de la bouche des indigènes échappés à un massacre systématique, quelques légendes relatives à la fondation de l’Empire des Incas.

Des milliers d’années avant l’arrivée des espagnols, vivait sur les hauts plateaux du Pérou une race qui avait élaboré une civilisation fort avancée. Elle bâtissait des édifices cyclopéens, dont les ruines imposantes font encore l’admiration des architectes : telles, les forteresses de Sacsahuaman et d’Ollantaytambo, dont M. Bryce, le diplomate et historien bien connu, qui les a visitées, a écrit qu’il convenait de les ranger parmi les ruines préhistoriques les plus remarquables dans le monde.

Une invasion de barbares venus du Sud, probablement les ancêtres des farouches tribus du Grand-Chaco, vint battre en brèche cet empire naissant. Finalement, l’avantage resta aux sauvages ; et les bâtisseurs de villes se réfugièrent dans la partie la plus inaccessible des défilés andins. Ils s’y établirent fortement, en complétant les défenses naturelles que présentaient déjà ces cimes ; et ce fut dans cet asile inexpugnable que leurs descendants vécurent, durant plusieurs siècles, à l’abri des barbares. La race reprit confiance en ses destinées, et l’heure vint où la reconstitution de sa puissance militaire ralluma les ambitions ancestrales. Elle étouffait dans ces défilés ! Il lui fallait les plaines, l’espace, la conquête !

Suivant un plan bien arrêté, la nation se donna rendez-vous autour de sa capitale, Tampu-Tocco, et ce fut de cette ville, content les légendes, qu’elle partit à la conquête de la région de Cuzco sous la conduite de trois frères, qui firent leur sortie par trois fenêtres (ou par trois grottes).

La marche en avant se fit méthodiquement ; l’œuvre de conquête procéda par lentes étapes. Quand Pizarre et ses bandes de vandales et de meurtriers débarquèrent sur les rivages du Pacifique, l’Empire des Incas englobait déjà l’emplacement actuel du Chili, de la Bolivie, du Pérou, de l’Ecuador, et une partie de l’Argentine, du Brésil et de la Colombie. Les balles de fusil et l’acier des lames de Tolède vinrent rapidement à bout du puissant empire, dont les armées n’avaient à leur opposer que les cailloux de leurs frondes et les silex de leurs flèches.

Quand ils eurent achevé de piller Cuzco et les autres villes florissantes, les conquérants tournèrent leur attention et leur cupidité vers Tampu-Tocco, la cité sainte où ils comptaient bien découvrir d’inépuisables trésors. Un complot national les lança sur une fausse piste : tous les indigènes qu’ils interrogèrent répondirent que les ruines se trouvaient dans la vallée de l’Apurimac, à une journée de marche au Sud-Ouest de Cuzco, en un point appelé Pacari-Tampu. Les Espagnols y constatèrent effectivement la présence de quelques ruines assez bien conservées, mais de peu d’importance. Et l’affaire fut classée : Pacari-Tampu fut considéré par les chroniqueurs de la conquête comme l’antique Tampu-Tocco qui avait servi de berceau aux Fils du Soleil.

M. Bingham résolut d’éclaircir avant tout un point d’Histoire aussi important, et, tandis qu’il préparait sa nouvelle expédition, un de ses collaborateurs, le Dr Eaton, allait explorer Pacari-Tampu. Son enquête jetait une lumière nette sur la question en établissant que les ruines de la vallée de l’Apurimac étaient rares, et de médiocre importance ; qu’elles ne comportaient pas de fenêtres ; qu’on ne rencontrait pas de grottes dans les environs ; et que l’emplacement de cette ville antique n’était pas défendu par des obstacles naturels. Ainsi, Pacari-Tampu ne répondait pas aux descriptions du mystique Tampu-Tocco, telles que les avait transmises la légende. La preuve était manifeste que les Péruviens avaient sciemment induit en erreur les Espagnols, en leur indiquant ces ruines banales comme les vestiges de leur capitale préhistorique.

Au contraire, la situation stratégique de la ville découverte par M. Bingham, ses formidables défenses naturelles, l’importance et le nombre de ses édifices, la disposition des trois grandes fenêtres symétriques de l’un des palais, tout concordait ici avec la légende. En quichua, Tampu signifie caverne, et, par extension, un lieu de séjour temporaire. Tocco signifie fenêtre. Vaincus par des hordes sauvages, les ancêtres des Incas s’étaient réfugiés au centre de ce labyrinthe de gigantesques précipices pour y reconstituer leur nation, avec l’espoir de reprendre tôt ou tard l’offensive. Le nom était donc justifié : c’était bien une capitale provisoire qu’ils avaient fondée sur les cimes inaccessibles du Machu-Picchu. Mais les instincts de ces bâtisseurs de villes avaient pris le dessus sur leurs prévisions : ils avaient projeté de camper, mais avaient fini par édifier des demeures construites pour l’éternité, d’où s’élanceraient plus tard, à la conquête du monde, trois frères, ou trois chefs de clan.

Cependant, les travaux de déboisement étaient poussés avec rapidité, et les savants archéologues pouvaient désormais étudier la mystérieuse cité en son ensemble comme en ses détails. Nous ferons ici des emprunts directs à la brillante relation publiée par le National Geographic Magazine :

« Il serait prématuré, observe M. Hiram Bingham, de parler de la civilisation qu’avaient évoluée les habitants de Machu-Picchu. Mais on peut remarquer que c’était essentiellement une ville de refuge. Elle est perchée sur une des cimes du coin le plus inaccessible des Andes, et des précipices aux murailles tantôt verticales, tantôt presque perpendiculaires au sol, l’entourent de tous les côtés.

Comme si ces formidables falaises de 500 à 400 m ne suffisaient pas à les mettre à l’abri d’un coup de main, les fondateurs de Machu-Picchu avaient renforcé le rebord des précipices en y construisant de massives murailles sur les points qui pouvaient se prêter à l’escalade. Pour barrer la crête qui unissait leur étroit plateau au massif principal, ils y avaient dressé deux murailles hautes de 5 à 7 m, et les avaient construites de pierres énormes, blocs de granit pesant chacun plusieurs tonnes. Un large fossé aux pentes raides renforçait la muraille extérieure. Enfin, sur le sommet du piton qui surplombait la ville, ils avaient installé un poste d’observation d’où les vigiles pouvaient signaler l’approche des bandes suspectes, dès leur apparition au creux des canons."

Décrivant la ville elle-même, M. Bingham note non sans surprise que la plupart des maisons, qui comprennent deux étages, ou un étage et un grenier, sont à pignon. Sur la façade supérieure du pignon, on remarque des blocs cylindriques, disposés symétriquement, et projetés à la façon des gargouilles ; sur la face intérieure, des blocs taillés en forme de bagues retenaient les charpentes du toit.

Une autre caractéristique de Machu-Picchu est le grand nombre de ses escaliers à ciel ouvert, formant rues ou passages ; M. Bingham en a compté une centaine, dont plusieurs ont plus de 150 marches, constituées généralement par des blocs de granit larges de 1 m environ ; quelques escaliers de 6 à 10 marches sont taillés d’une seule pièce dans un bloc de granit. Dans plusieurs cas, les escaliers, construits pour relier une maison à son jardin en terrasse, ou pour assurer les communications entre deux groupes de maison, sont resserrés si étroitement entre deux murailles de rochers qu’un homme de forte corpulence ne pourrait pas les gravir.

Cette race ingénieuse, qui ne disposait pas d’outils en fer ou en acier pour tailler le granit, pour le travailler et le polir, savait cependant, à force de patience et d’adresse, façonner à ses besoins une pierre aussi résistante. Certaines murailles sont de pures merveilles d’architecture ; les blocs s’adaptent les uns contre les autres avec l’exactitude méticuleuse qu’exige une mosaïque. Dans plusieurs maisons, les murailles comportent des niches admirablement aménagées, et qui servaient probablement d’armoires ; dans d’autres, des blocs massifs, habilement creusés, emmagasinaient l’eau amenée d’une source lointaine à l’aide de rigoles souterraines. également creusées dans le granit.

Que ne demandaient-ils pas à cette roche ignée, les fondateurs de la cité mystérieuse ! Ils en façonnaient jusqu’à des serrures ! Les portes de la ville et celles des différents quartiers présentaient, au-dessus de leur linteau, une énorme bague de granit à laquelle les habitants attachaient une poutre dont l’extrémité inférieure s’enfonçait dans le sol. Dans chacun des montants, un bloc partiellement évidé retenait un cylindre, également de granit, auquel on attachait une poutre horizontale. Les deux poutres en croix assujettissaient des madriers qui faisaient office de porte. Grâce à cette ingénieuse disposition, un ennemi ne pouvait pas, du dehors, trancher les cordes qui maintenaient en place poutres et madriers.

Dans les maisons les plus spacieuses, des plates-formes de pierre, qui servaient probablement de lits ou de divans, occupent les coins des chamhres. M. Bingham signale, en outre, des mortiers formant corps avec les pierres du sol, dans des pièces qui servaient vraisemblablement de cuisines.

Nous noterons un détail dont l’importance est capitale quant à l’étude de la religion de cette race mystérieuse. En explorant une tour semi-circulaire qui se dresse au rebord d’un précipice, M. Bingbam a découvert, à la base d’une des fenêtres, les orifices de plusieurs petits passages, à peine plus gros que le pouce, qui aboutissaient à une cavité ménagée dans l’intérieur d’un bloc. Il pense que cette tour était un temple, et que les prêtres possédaient des serpents apprivoisés qui nichaient dans ces cavités. Selon le trou qu’employaient les reptiles pour sortir à l’air libre, sur le signal du prêtre, celui-ci rendait ses oracles. Il est certain que le serpent jouait un rôle important dans la religion de ce peuple ; plusieurs des pierres sacrées qui se dressent sur la place de chaque quartier montrent des reptiles gravés sur l’une de leurs faces.

Regrettant d’abréger cette description, nous conclurons avec M. Hiram Bingham qu’elle répond bien à celle que la légende nous a léguée sur Tampu-Tocco, cette ville aux murailles cyclopéennes d’où les Incas comptaient s’élancer à la conquête du monde, après une trêve de plusieurs siècles qu’ils avaient employée à la reconstitution de leur puissance militaire. Sa découverte marque donc une date de la plus haute importance dans l’étude de l’histoire antique du Nouveau Monde.

Et nous attendrons avec impatience l’apparition de l’œuvre définitive que le savant archéologue promet de publier incessamment sur un sujet aussi passionnant.

Victor Forbin

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